L'arbre qui cache la forêt

philobogaert

L'arbre qui cache la forêt



Ce matin, mon réveil a sonné à 7h30. j'ai ouvert l'oeil et j'ai souri. Seule dans mon grand lit, j'entendais les oiseaux s'époumonner en plein Paris. J'ai ouvert la fenêtre sur la verdure naissante. J'ai respiré ce parfum bien connu, trop rare, doux et subtil, frais et ensoleillé, très légèrement fleuri. Une fragrance inachevée, comme une promesse, un espoir dans l'air… Le printemps! 

Je me suis sentie bien, délicieusement. je me suis sentie libre. Je commençai un nouveau travail, une nouvelle vie. J'ai envoyé un  petit message à Léonie: 

“Devine quoi? Je suis heureuse!!! Bisou”



 Deux mois plus tôt, tout allait bien ou presque.  Je m'anésthesiais seule toute la journée, devant mon ordinateur à la recherche d'un 9ème hypothétique emploi en moins de 4 ans. J'en profitais pour rattraper mon retard sur les derniers épisodes  de Girls don't cry en me persuadant du caractère pédagogique de la dite série diffusée en version originale. A défaut d'autre chose, je suis quasiment bilingue. J'attendais vaguement Charles, mon compagnon, en me demandant ce que j'allais faire à manger, tout en ne faisant rien.

Et puis ce mail est arrivé, tout petit message, truffé de points d'exclamation, chargé d'optimisme et de positivisme, à la façon “jeune cadre dynamique plein d'avenir”. Il me disait que mon profil l'intéressait, qu'il avait une proposition à me soumettre, et qu'il me souhaitait plein de bonne choses, en gros. Il me donnait rendez-vous le lendemain dans un café place Vendôme. Il y a pire comme lieu pour une rencontre professionnelle…

 Charles est rentré, je ne lui ai rien dit de ce rendez-vous. Mieux vaut ne pas lui donner de faux espoirs. Mieux vaut ne pas lui donner d'occasion de me questionner. je déteste mes échecs  mais je déteste par dessus tout le voir se composer une mine affligée, déconcertée, un rien méprisante lorsque je lui rapporte ce qu'il en est.

 Charles est quelqu'un de bien, il m'aime, il est calme, posé, plutôt beau garçon, à ce qu'on dit.

(Il est pantouflard, passe ses soirées et ses week-ends devant son ordinateur, n'a jamais d'argent pour rien, et n'est pas très grand…)


Je suis allée au rendez-vous sans vraiment savoir ce qui m'attendait,  surprise avouons-le de l'intérêt de ce monsieur pour mon parcours certes riche, mais franchement atypique. J'ai pour principe de toujours attraper la main qui se tend, de sauter dans le wagon qui passe, si je le vois, …

Peut-être allait-on m'offrir un poste à ma mesure, intéressant, valorisant, bien payé???

Je me suis rendue  dans ce luxueux café, un peu intimidée, j'y ai rencontré Dimitri Bazin.

Il m'a souri.

 J'ai rougi. je n'ai pas pâli. J'ai eu chaud, des frissons, eu très chaud. Mon rougissement s'est fait plus intense pour ne pas dire écarlate. 

Nous nous sommes assis, j'ai perdu mes moyens, oublié jusqu'à mon prénom, pensé à ma couleur de cheveux passée, à ma veste trop colorée, inappropriée, à mon visage en feu. je me suis tâchée avec du café.

 j'ai évité son regard en essayant de retrouver une respiration normale.( Que diable, je ne suis pas une godiche, j'ai un bac +5!!!) 

Je me suis concentrée sur mon abdomen, ma prof de yoga dans son caleçon violet,  j'ai pensé à la vieille Nicole qui pète à chaque changement de posture et qui trouve toujours le moyen de se placer à côté de moi. J'ai tenté d'échapper au fou rire qui me gagnait, à son regard qui me disséquait, à mon sens trop développé du ridicule. 

Le dessin cubiste sur ma tasse, le sachet de sucre percé qui se déverse dans la soucoupe, le piercing sous l'oeil gauche du serveur, le parapluie de la grosse dame qui commande un mille feuilles.

Je l'ai imaginé tout nu. Erreur fatale.

J'ai fantasmé sur son foulard viril, son parfum viril, son casque de moto viril, son air doux et gentil, sa ressemblance frappante avec  le héros de mon enfance. S'il conduit un solex, je meurs. Le grain de beauté sur la lèvre supérieure, les mignonnes petites oreilles, le regard attentif, l'embarras poli. Sûr de lui et  discret. Entrepreneur, à peine entreprenant, délicat. 

J'ai détesté mon manque d'à-propos, mon air d'enfant perdu, mon reflet dans le grand miroir à dorures, tellement solennel.

 Je ne sais pas me tenir.  Mon nez brille, mon menton me gratte, je suis à peu près sûre qu'une pustule est en train de faire son apparition dans cette histoire de manière totalement inadaptée. 

Où est passée mon éducation bourgeoise? Où est mon sens de l'étiquette, de la bienséance? J'ai perdu mon pedigree, mon envie de rire, pitié, pipi. 

La classe internationale. 

Mon coeur veut  traverser ma peau, cogne, toc toc poum, j'ai la nausée.

- Vous allez bien? Vous êtes sûre? 

- oui, j'ai… Chaud.

- Mon projet vous intéresse?

- Je ne sais pas, je dois réfléchir (je me sens totalement incompétente, factice, mystificatrice, usurpatrice,  moche-iss- ime).

 j'ai disparu dans la bouche de métro, sans me retourner. Ne plus rien dévoiler,  préserver ce qu'il me reste de dignité (fille perdue) maîtriser ce que je peux encore maîtriser: ma démarche haut-perchée, claquer des talons, regarder droit devant moi, en esperant qu'il me regarde, lui, derrière moi, qu'il ne me lâche pas. Il a mon numéro, peut reluquer mes fesses, peut m'appeler, aussi.

J'ai essayé de l'oublier. Charles est si bien… Charles fait partie de ma vie, ici, là-bas,  chez moi, chez nous.  Il me suit c'est agaçant, partout. Au travail, chez le médecin, au monoprix, à Bangkok, à Bourg en Bresse, à Sarajevo, à l'extérieur, à l'intérieur, au secours.

Je n'ai pas dormi,  me suis tournée et retournée entre mes draps auprès de Charles. J'ai  transpiré, j'ai eu soif, j'ai souri, le coeur battant. J'ai imaginé Dimitri à la place de Charles, les bras de Dimitri, le corps de Dimitri,  chaud et solide, et grand…  J'ai presque crié.

 Charles est petit, tout petit… Je me suis levée, ai changé de pièce, ouvert la fenêtre. Un vent froid s'est engouffré. j'ai trébuché sur les chaussures de Charles. J'ai pleurniché.

j'ai régardé trois épisodes d'Hannibal, je l'ai trouvé sexy avec ses tablettes de chocolat bien placées, son appétence pour la chair humaine, son sang froid et son charisme cruel. J'ai mangé trois ferrero rocher. J'ai essayé de me rendormir. Le lit était froid, Charles ronflait. Charles, ce petit homme qui n'a rien à faire là, à moins que ce ne soit moi. Je suis épuisée.


Le lendemain,  mon amie Léonie  m'a ouvert la porte dans un nouveau survêtement rose bonbon à bords strassés. Elle avait la bouche pleine de chocolats, comme à son habitude et m'a invitée à entrer dans son palace. Son appartement est deux fois grand comme le mien. Je me suis jetée sur son canapé moitié pleurant, moitié gémissant, implorante. Elle a froncé les sourcils, est allée chercher une bouteille de champagne (son père est propriétaire d'une cave à Reims), l'a débouchée, m' a servi dans un verre en plastique rose tout en continuant de s'empiffrer.

- Alors lady Di, quel nouveau drame t'amène aujourd'hui? Crunch, crunch, miam...

- Je quitte Charles.

- Tu fais bien, crunch miam, c'est un crétin, crunch.

- Je vais surtout lui faire très mal.

- il s'en remettra.

- Je ne sais pas, il va être anéanti.

- Ben reste avec lui alors, crunch, miam.

- Léo, c'est sérieux. J'ai rencontré quelqu'un.

- Ah ouais?Qui c'est?

- Dimitri.

Léonie glousse.

- Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle, pense aux Frères Karamazov.

- je pense surtout que tes références littéraires te perdent, crunch

- je peux utiliser ton rameur? J'ai besoin d'entendre le bruit de la mer…

- je t'en prie, il faut bien que quelqu'un l'utilise, il est à toi, crunch miam.


On a fini la bouteille, débouché une deuxième. Léo s'est dandinée sur fond de Rihanna et j'ai ramé. Elle m'a fait l'inventaire des nouvelles donations de sa mère qui se spécialise dans le matériel de fitness acheté par correspondance et livré à domicile. 

Désespérée par sa “grosse fille, appelons un chat un chat”, cette folle furieuse   s'est donné la mission de montrer “la voie de la guérison” à sa fille. 

C'est ainsi que Léonie accumule un petit pécule depuis quelques années, en revendant régulièrement sur ebay des leggings et baskets minceur, des livres de diététique papoue, des vidéos de pilates, des tapis de course, de marche et autres appareils coûteux jamais déballés.  

J'ai sauvé le rameur  de ce gigantesque trafic à des fins purement personnelles. Léonie aurait souhaité que je l'en débarrasse et le déplace chez moi, mais Charles, qui fait des tableaux excel pendant six mois avant d'envisager d'installer ou de changer un meuble de place, s'y est opposé sans appel.

Vous l'aurez compris, Léonie est réfractaire à toute forme de sport ou autre exercice entrainant l'effort. Elle préfère manger (se goinfrer) pendant que sa névropathe de mère tient des discours post-chamaniques dans sa  galerie d'art tendance misandre, en forme d'utérus, réservée aux artistes féminins et transgenres. 

Léonie se moque éperdument des lubies de sa mère et adopte un style volontairement vulgaire, dans le meilleur sens du terme s'il existe. Ses accoutrements criards et pailletés mettent en valeur ses formes généreuses. Et si son élégance peut paraitre illusoire aux yeux d'une certaine partie de la population, elle peut se targuer de ressembler à Kim Kardashian, de loin.

On s'est mises à rêver d'ailleurs, loin, sur une plage, les pieds dans l'eau salée, bercée par le roulis des vagues, ce bruit apaisant, immuable, éternel.

 je sentais la brise et l'air marin sur mes joues rosées, respirais l'iode à plein nez, courais dans le sable mouillé du sel dans mes cheveux, du sable entre mes doigts.  L'odeur des crevettes commençait à envahir mes narines, j'assistais à la promenade matinale de cavaliers amateurs venus du haras voisins.

Et pendant que je lisais et relisais Le blé en herbe, bien calée sur ma serviette en oubliant que le monde est un puits sans fond, Léonie se mettait en quête de la meilleure friterie de la région. (Elle doit se croire à Knokke le Zoute.)


- Léo, je peux m'installer chez toi, en attendant?

- Tu veux dire que tu le quittes vraiment?

- Absolument.

-Il est courant? Crunch, crunch.


Je n'ai pas pu lui en dire plus, Valérie sa génitrice comme elle aime à la qualifier 99% du temps, l'a appelée. Etant un peu paranoïaque, cette dernière change de numéro de portable plusieurs fois par mois, ce qui empêche Léonie de reconnaître son numéro et de le bloquer une bonne fois pour toutes. 

Voyant cette dernière commencer à dévorer ses chocolats par lot de trois et  son visage virer couleur betterave, son agacement n'ayant d'égal que ma volonté soudaine de changer de vie, j'ai déguerpi.

Etant donnée la promiscuité de nos appartements, je n'ai eu qu'à monter un étage en essayant de me composer une expression neutre, luttant contre ma légère ébriété. 

J'ai ouvert la porte et, sur ma lancée, ai crié au tout venant un “je te quitte!” peu convaincant. Charles sortait des toilettes. Le bruit de la chasse d'eau a recouvert ma voix. 

Pas de chance. Il m'a jeté un regard ahuri, a reniflé un peu trop fort  en passant devant moi (“tu pues l'alcool”) a déclaré qu'il était nauséeux et avait sans doute contracté la gastro annuelle du bureau. 

Moi, j'avais juste envie de décontracter tous mes muscles ainsi que l'atmosphère.

Je me suis dit en moi-même que cela ne me facilitait pas la tâche: je ne pouvais décemment pas tirer sur une ambulance et l'achever dans cette situation de faiblesse exrême. Alors que je tournais  et retournais ces raisonnements sans tête ni queue  dans ma frêle cervelle, je songeais que le mieux était encore de m'asseoir et d'attendre d'y voir plus clair.

- Tu voulais me parler?

- Oui

- Je técoute. Au fait, ta mère a appelé.

- Ah?

- Et ta soeur Sophie

- Oh non, pas sainte Sophie, pitié! Qu'est-ce qu'elles voulaient?

- Prendre de nos nouvelles 

Cet homme me manipule, c'est évident, avec son utilisation abusive et totalement décontextualisée  du pronom possessif “nos”,  comme si nous n'étions qu'une seule et même personne, indissoluble.


- Ah bon?

- Je ne vois pas en quoi cela t'étonne. j'aime beaucoup ta soeur, elle est toujours positive, organisée...

- c'est vrai qu'être organisée c'est important.

- Je veux dire qu'elle n'oublie jamais personne, qu'elle s'intéresse aux autres.

- D'un peu trop près….

- Je ne comprends pas vos histoires mais tu devrais rappeler ta mère.


Cet homme est méchant, il m'accule à la dernière extrémité. Il sait que ma famille va me crucifier avec ses questions sur mon emploi fictif, leur harcèlement moral…


- Tu veux un verre?

- Non merci et toi, tu ne crois pas que tu as assez bu?


C'en est trop, il est comblé par son assurance, il se repait de mes faiblesses. Charles me dévore. C'est du  cannibalisme.


- Tu devrais aller t'allonger, tu as vraiment mauvaise mine. J'espère que ne t'ai pas déjà refilé ma gastro.

Sur ces belles paroles, j'ai dormi 13 heures et me suis réveillée d'humeur à escalader l'Everest et le Machu Pichu. 


On n'échappe pas à un coup de foudre. On a beau lutter, ce Dimitri  est au-dessus de mes forces. Il est là, en moi, à chaque minute, à chaque seconde, que je dorme, lise, mange, boive, m'abrutisse devant la télévison, téléphone à ma mère. 

Je le vois devant moi en plein  footing à Boulogne alors qu'il habite Vincennes. Je l'entends derrière moi, j'arrange mes cheveux, travaille ma foulée, prends l'air détaché. Je suis son ombre  au monoprix, je respire son parfum dans les couloirs du métro, fantasme sur la veste d'un autre homme si semblable à la sienne. Je m'enfouirais bien dans les bras de cet homme, frotterais bien ma joue sur son pull chaud et doux. 

Et parfois, il est là, dans cette voiture j'en suis sûre, c'est lui, et je cours comme une folle, du haut de mes trente deux ans, en caleçon de nuit, pas maquillée, ma baguette sous le bras à 8h du matin, parce que je suis convaincue que c'est lui au volant. Et lorsque cette voiture disparait au carrefour là-haut, me laissant haletante, ridicule, humiliée, j'ai envie de crier et de me rouler par terre, de rage, de frustration, en colère. 

Hauts les coeurs!


Après avoir rompu avec Charles, je vais appeler et revoir Dimitri, en toute simplicité, faire mes cartons, m'installer chez Léonie en attendant de trouver un appartement, commencer une nouvelle vie. Je vais expliquer à toute la trinité, papa, maman et Sophie que Charles n'est pas pour moi, quoiqu'ils en pensent, quoiqu'ils en disent. Je vais leur faire comprendre avec beaucoup de dignité et de maturité  que son amour dont ils me rebattent les oreilles en m'expliquant par X + Y que j'ai la chance d'être aimée par un homme bien, beau, bon…  Que son amour, donc, me tue. 

Et plus je pense à Dimitri, plus je me sens pousser des ailes et plus je débarrasse le plancher de Charles, plus je respire.


Léo les bons tuyaux a bien tenté de me raisonner, de sous-entendre qu'il était possible que Dimitri soit une sorte d'arbre qui cache la forêt.

je dois avouer que l'image de l'arbre m'a laissée rêveuse. Je n'y ai vu que solidité, sève, puissance, force et vigueur. Qu'on ne vienne pas me dire que je ne sais pas voir le côté positif des choses. C'est vrai, quoi de plus séduisant qu'un arbre?

Elle m'a installé un lit,  et a déclaré que puisque je le prenais de la sorte, elle ne dirait plus rien. Elle s'est donc tue, perdue dans la contemplation de ses chaussettes roses à pompons en fourrure blanche, jusqu'à ce qu'une envie subite de magnum l'envahisse et qu'elle entreprenne de lutter avec l'iceberg encombrant son congélateur. 

Je l'entendais râler, maugréer, pester et comme je n'avais aucune envie d'aller lui preter main forte dans son aventure polaire, je restais sagement sur mon petit lit.Quand elle est revenue les doigts violets, frissonnante, un magnum dans la bouche, un autre dans la main droite, j'ai osé un timide:

- Je peux en avoir un ? 

Ce à quoi elle a rétorqué assez vivement:

- Toi, tu fermes ta bouche et tu dors, la nuit porte conseil, y a plus de glace. (Il m'en reste deux)

Faut pas jouer avec ses faiblesses, ma Léonie.


Dimitri m'a envoyé quelques sms polis, ouverts. J'ai répondu indifféremment, sans précipitation. Léonie grognait en me voyant excitée comme un petit animal affamé, et puis en a vite eu assez de nos conversations nocturnes nuisibles à son repos. 


Je l'ai  revu un soir, dans un bar du marais. J'avais l'estomac noué et toute la panoplie indispensable au premier rendez-vous: Le coeur dans les escarpins, la trachée je ne sais où.

Il était 19h. Nous avions rendez-vous à 19h. il est arrivé en retard, un quart d'heure plus tard. Il m'a fait la bise et annoncé qu'il devait s'acheter un petit goûter avant toute chose. C'est mignon. Nous nous sommes dirigés vers la boulangerie la plus proche. Normalement,  je ne comprends pas qu'on goûte si tard. il n'aura plus faim pour dîner. On était bien censés diner ensemble, non? Tous les deux? Il est vrai qu'il est très grand...

Il m'a indiqué le bar d'à côté  où je suis allée l'attendre. Il est revenu avec une part de flan et deux pains au chocolat. J'avais envie de champagne et de cacahuètes. Même si j'adore le flan. Je lui ai souri et il m'a souri. Il était un peu différent. On a bu quelques verres de vin au comptoir de ce bar trop branché, où il semblait connaître toutes les serveuses. Il a fait son numéro de vieil habitué, m'a à peine regardée, et puis scrutée comme s'il ne m'avait jamais vue avant. 

Face au creux de notre conversation, je me sentais défaillir. J'ai commandé un hamburger, ai mis beaucoup de ketchup à côté de mes frites. Il a mangé la moitié de mes frites. Les trois quarts. je me suis demandée si j'allais raconter cette soirée à Léonie. Dans le détail. Je lui ai parlé de son travail, lui ai rappelé son projet me concernant. Il a répondu que c'était une idée à développer, est resté très évasif. Il m'avait pourtant paru très sûr de son fait lors de notre première rencontre. Je n'ai pas osé lui demandé ce qui avait changé.  

Je refusais catégoriquement ce qui était en train de ne pas se passer. 

je n'avais pas inventé ces trois dernières  semaines durant lesquelles j'avais pensé à lui, eu envie de lui toutes les satanées minutes de mon existence consciente et inconsciente!  Et j'étais assise là, espèce de godiche, à le regarder et le trouver caricatural, faux, limite vicieux. 

Il a une toute petite bouche, des lèvres fines, des dents minuscules. Et un grand nez, et des yeux trop rapprochés. 

Il doit en avoir autant à mon service: il regarde sa montre, sa grosse montre. Comment ai-je pu me tromper à ce point là? Qu'avais-je donc ce jour là? Et lui, qu'avait-il en plus, en moins?

J'étais un peu ivre et m'acharnais à retrouver l'homme qui m'avait séduite. je pédalais dans le pathétique. je m'accrochais au vide, et lui, attendait un signal que je ne lui donnais pas.

Ok. Mettre un terme à ce cauchemar. vite. Appeler Léonie.

 Je parle difficilement, j'ai la bouche pâteuse, le dernier gin. Etait en trop.


- Allo Léo? Tu sais, l'histoire de l'arbre qui danse dans la forêt, tu avais raison.

- Qui CACHE la forêt, Lady Di.

J'ai vomi dans le taxi. Sur mon nouveau sac en cuir. 



- Dis donc Ladi Di, ton Charles s'est pointé hier soir, pendant que tu guinchais avec l'aîné des Karamazov, le débauché… crunch, crunch

( Parfois, je suis jalouse de son sens de l'à-propos)

- Quoi?

- Il m'a demandé de te dire que “ Apparemment, tu te fous bien de sa gueule, et que tu lui manques vraiment de respect”. Crunch

- Ah ouais?

- Textuellement. Crunch … 

Pffffffffoououou, hi, hi, hi, hi hi, ha, ah, ha HA, HA, HA

Je me suis mise à gondoler, à pouffer de rire. Ce  message complètement décalé, complètement Charles : donner des leçons qu'il n'applique pas lui-même, c'était grotesque. C'était hilarant.  

Et Léonie, visiblement ravie de son effet, ne tarda pas à me rejoindre dans ma joie, la bouche ouverte, débordante de purée chocolatée. Nous étions deux hystériques hurlant de rire.

On riait de se voir rire, je riais de soulagement, je riais d'être célibataire, en vie, fière de mon amie, fière de moi. Je ne dépends plus de personne, je suis mon propre maître, je suis… 

Blablabla… Crunch.


J'ai déménagé quelques jours plus tard dans un charmant studio très lumineux, boisé, intime. J'ai trouvé du travail!

J'ai rencontré Ivan, un soir, dans un bar.

Sans blague.

ça va… Je ne m'emballe pas.

Zen.








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