Lard de plaire (concours Festin Cru)
antoine-lefranc
« Alors Raphael, cette absence d’œuvre, ça vous inspire ? »
Moulée dans sa robe rouge, Annabelle Rita a un décolleté bien plus inspirant que sa question.
« C’est très Guylien comme concept. » je déclare à la journaliste d’art en affichant un air sérieux.
« Ah oui, je me disais exactement la même chose figurez-vous » me répond-elle en souriant, pour dévoiler à la fois son intellect et ses dents blanches.
Ça me paraît peu probable qu’elle ait également songé au concept Guylien pour décrire l’exposition d’Eliot Fryn. Pour cause, je viens à l’instant d’inventer ce concept. La pauvre Annabelle fait partie de ces journalistes qui ont réussi à se faire une place grâce à leurs fesses, et qui tentent de persuader les autres du contraire en truffant leurs articles de mots alambiqués.
Au grand désespoir des galeristes de Paris, l’artiste Eliot Fryn avait décidé d’exposer ses nouvelles œuvres dans un ancien complexe désaffecté, qu’il avait lui-même acheté et réhabilité pour l’occasion. Eliot Fryn est un artiste de son temps : il passe plus de temps à élaborer sa politique de communication et à soigner ses relations publiques qu’à travailler dans son atelier. Toutes ses œuvres tournent autour d’une obsession : révéler notre bestialité enfouie sous le vernis civilisationnel.
J’avais salué son talent et son audace lors du dévoilement de sa première œuvre Lutte, une peinture qui représentait deux traders se battant à coups de stylos ensanglantés dans une salle de marché. Officiellement, en tant que critique d’art, je sers d’intermédiaire entre l’artiste et le public. En réalité, je sers juste d’intermédiaire entre l’artiste et le marché. Si j’écris que je m’enthousiasme, cela signifie que selon moi l’œuvre va « coter », comme on dit dans notre milieu pédant.
Le seul point qui soulève mon enthousiasme pour cette non-expo, c’est le somptueux buffet dressé au fond. Je m’approche ; on se croirait au paradis des pique-assiette. Foie gras, jambons affinés, fromages truffés… 3 000 ans de savoir-faire gastronomique s’étalent sous nos yeux et aboutissent dans notre bouche. Visiblement Eliot Fryn n’a que faire de l’accord mets-vins : seuls des jus de fruit à base de concentré sont à disposition.
Suffoqués par la chaleur qui règne dans cet entrepôt, les convives sont bien obligés de leur faire honneur. Il doit y avoir un problème avec la climatisation. J’irais bien lui en toucher un mot, mais d’après les dires des invités, il ne répond à personne. L’artiste, vêtu d’un costume sobre, trône fièrement à l’opposé du buffet, séparé de nous par un mur de plexiglas. Il reste sourd aux questions qu’on lui pose à travers la vitre, et se contente de sourire. Qu’est-ce que cet excentrique mijote encore ? Quand nos bouches ne sont pas pleines, cette question est sur toutes les lèvres.
Je demande à l’attachée de presse si elle sait ce que l’artiste prépare. Emilie Juni me répond sèchement qu’il ne lui a rien dévoilé. Elle s’est contentée d’envoyer les invitations à la quarantaine d’invités que « maître Fryn » a lui-même sélectionnés. L’hostilité d’Emilie à mon égard ne me surprend guère : j’ai été l’un des seuls à décrier la façon dont Eliot Fryn l’avait recrutée.
C’était il y a un an, lors d’une exposition dans une galerie huppée. Il était apparu travesti en mariée, un bouquet à la main. Eliot Fryn avait déclaré qu’il était la déesse de la Discorde, et que celle qui ramènerait son bouquet deviendrait son attachée de presse. Il avait lancé son bouquet et j’avais alors été témoin d’une scène de sauvagerie indescriptible : une dizaine de filles s’étripèrent pendant cinq bonnes minutes sous nos regards médusés. Elles s’arrachaient les cheveux, se griffaient le visage et déchaussaient leur talons aiguilles pour s’en servir comme arme de poing.
Cette scène fut intégralement filmée par l’artiste, qui avait pris soin d’installer des caméras pour filmer ce pugilat d’amazones. Le visage en sang mais le regard triomphant, la redoutable Emilie lui avait fièrement remis ce qu’il restait du bouquet. Les enregistrements de cette œuvre intitulée C’est l’bouquet ! avaient été vendus plus de trois millions d’euros.
A part moi, tout le milieu s’était enthousiasmé pour ce happening. J’avais signé un article assassin sur mon blog, condamnant le cynisme de l’artiste. La rédaction de mon journal avait menacé de me licencier si je n’écrivais pas une lettre ouverte d’excuses dans le prochain numéro. J’aime ma liberté d’expression, mais je préfère avoir un emploi ; je me suis incliné. Si les critiques d’art disent souvent d’un artiste qu’il est irrévérencieux, c’est parce qu’eux-mêmes aimeraient avoir le droit de l’être. Apparemment Eliot Fryn n’était pas rancunier ; la seule invitation pour cette exposition envoyée au journal était à mon nom.
Je décompte les caméras installées au plafond. Dix. Pas de doute, Eliot Fryn nous prépare un nouveau happening. Je m’en étais douté dès que l’unique vigile présent à l’entrée du bâtiment avait demandé aux invités de laisser leurs téléphones à l’entrée, afin de ne pas être tentés de filmer. Un type d’apparence « vieux beau » déguste une huitre non loin de moi. Je le reconnais, il a eu droit à sa photo et à un court article dans mon magazine. Il y a deux semaines, Eliot Fryn avait mis aux enchères une invitation sur son site officiel. Les enchères avaient vite grimpé, et finalement c’est ce type qui remporta la mise. Il est dans les nouvelles technologies, je crois. A le voir, il semble ravi d’avoir contribué à grossir les revenus de Eliot Fryn de 15 000 €. Ou peut-être est-ce sa conversation avec le critique d’art Jean Aufoy, aussi faux-cul que malingre, qui l’enchante.
Jean m’adresse un signe de tête cordial, mais je suis trop focalisé sur sa veine jugulaire pour lui rendre son salut. C’est étrange, d’habitude quand je le croise je me retiens de lui envoyer un coup de poing pour faire taire son rictus, mais là je ne réfrène qu’une envie : celle de lui arracher sa jugulaire avec mes dents. Je dois être surmené.