L'art de la conversation peut-il ...

poulpita

L'art de la conversation peut-il se passer de contrainte ? Vous avez deux heures me fusille un ami. Ayant quitté les bancs de la fac depuis quelques automnes déjà, le défi intellectuel de la composition de français est un exercice lointain, je sors mon arme la plus familière. La négo de délai. "On peut décaler ? J'ai un truc là". Il prit sans doute cette réponse pour une esquive, mais le sujet me plaisait.

L'art de la conversation, la contrainte.  Inséparables ingrédients ?

[TL;DR : Yes. No. Parfois]

Déclarons d'entrée hors-jeu la conversation-dictature. La conversation insidieusement transmutée en monologue, sous le joug d'une autorité. Autrement appelée, abus conversationnel. Oui, parent fatigué et sourd, professeur sous pression et agressif, agent de la force publique autoritaire, c'est à toi que je parle. Et je te déclare hors sujet.

Nous disions donc.

Oui, la conversation peut se passer de contrainte. Ainsi imagine-t-on les discours infinis des grecs dans la Cité,  dissertant intelligemment, poursuivant un fil rouge original, agrémenté de coqs et d'ânes. Un peu comme ces soirées au coin du feu, avec vos amis, où vous abordez vos vacances dans le Lot, en vous attardant sur chaque détail ayant participé à votre bonheur dans le pré. Tout dire, tout partager, les bûches flambent, vous avez toute la nuit. Un débat libre. Sans contrainte. Hey ? Quoi ? Là, sous vos yeux, vos amis baillent, s'endorment. Leur dernière pensée est pour vous. Ils vous soupçonnent de vouloir les faire mourir d'ennui.

Non, la conversation ne peut se passer de contrainte. La contrainte, la vraie, vient dans la conversation redonner un élan, l'enrichir d'une intention. Vous en doutez ? Comment apprécier une conversation de fin de soirée entre célibataires alcoolisés ayant perdu la notion du temps (et dont la seule contrainte est de rester digne en ne répandant pas le premier son hamburger-frite-mayo sur les chaussures de Jean Yann). Comment donc préférer cela, à la conversation de deux amoureux pressés par le temps. Peut-on décemment ignorer l'intensité des paroles échangées lorsque l'on sait qu'il s'agit de la dernière fois que l'on est là, que l'on se voit ? Quel bonheur peut rivaliser avec ces déjeuners entre amies (#iLoveMesCopines) programmées des mois à l'avance (#parcequenosviessontfolles), où le rire et les pleurs s'enchainent. Que penser de l'émotion d'une dernière petite conversation sur le quai de la gare. Les confidences sur la plage, à la nuit tombée (après il faudra rentrer). L'excellent mot public, en 140 caractères, hilarant, qui fait son petit effet. La réplique cinglante sous la colère ou l'injustice (oui, je mets de côté les fois où nous bafouillons et postillonnons avec force, c'est humiliant).

Non. La conversation ne peut se passer de contrainte pour être inoubliable. La contrainte de temps, de cadre, de forme, nous oblige à mettre de la vie dans nos mots, à ajouter du souffle, à affuter nos pointes, acides ou de soie.

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