L'aube d'Hélycès

Christophe Paris

 

L'aube, un début pour une fin, celle de sa nuit. Cinq du mat', Hélycès et Paris capitale sortent de la torpeur. Une lueur clémentine pèle doucement les dernières heures du noir comme l'aquarelle s'étend sur sa toile. Un soleil qui prend ses quartiers d'orange comme on prend un café, accoudé au zinc des toits parisiens aussi gris que leurs locataires.
Hélycès se met à rire sans trop savoir pourquoi, sans doute sa nuit d'amour mixée aux mojitos.
L'appartement surplombe les autres bâtiments offrant un large panorama sur le Roi-Soleil et son lever. Une vue en Cinémascope projetée par une gigantesque baie vitrée. Une carte postale de toits en ombres chinoises sur fond bleu pétrole.
Moins brillant que l'astre qui pique les yeux quand on le regarde, Hélycès, émerge à la vitesse d'une tortue sous sédatif. L'endroit, encore dans la pénombre, lui semble plus petit qu'à son arrivée. La faute à ses lentilles, restées chastes, cachées dans leur boîte quelque part dans l'appart'. Les yeux qui collent, les cheveux qui grattent et l'haleine rebelle, prolongent sa flemme de réveil et son flou optique.
Totalement fracassé par sa nuit d'étalon de l'amour, il peine à bouger, s'en abstient et laisse son regard fixer le plafond. Lui reviennent alors les souvenirs de ces heures tard-nuit à faire rougir plus d'une saint-valentin. Akisha, locataire du nid d'amour et récente conquête d'Hélycès a disparu sans doute sous la douche ou avec un peu de chance partie chercher le p'tit dèj'. Sa matière grise encore imbibée d'alcool blanc peine à retrouver une image complète de sa dulcinée. Ne lui viennent que des touches de moments, comme celles d'un pinceau sur une œuvre inachevée.
Son épaule gauche lui apparait avec son trapèze si gracile, passerelle d'amour pour baisers en équilibre. Finesse de courbes pour finesse de peau. Une mémoire d'épiderme qui réveille troubles et sensations à des mains qui en frémissent d'émois. Un bout de robe lui caresse le souvenir, plus exactement son plissé. De petites vagues qui s'échouaient sur les dunes caramel du corps d'Akisha. Hélycès pense à Rodin, aux sculpteurs grecs et leurs drapés de pierre aussi légers qu'une brise. C'est maintenant son parfum qui atomise ses neurones. Une fragrance douce et poudrée, enivrante et addictive. Il se revoit respirer sa peau au creux de ce cou si frêle, apparente fragilité féminine qui berce sa pensée de douceur.
Douceur.
Comme sa chevelure, soie de femme au noir spectral, dont il revoit le lever.
Une mèche.
Une mèche gracieusement replacée derrière l'oreille. Une mise en lumière de son regard émeraude, deux amandes scintillantes à en faire défaillir la place Vendôme.
Ses cils.
Ailes de papillons qui battaient sans cesse, et sa petite patte d'oie au coin de l'œil.
Un « aaaah » de plénitude s'échappe d'Hélycès qui s'interrompt soudainement. Figé, il réalise la lumière se faisant, qu'il n'est pas du tout chez Akisha mais dans une étrange pièce, immense, avec une table moche, une chaise encore plus moche, et puis c'est tout. Panique on board. Totalement effrayé par l'étrangeté de la situation, hélycès cherche à s'enfuir. L'épeuré tente de bondir de son matelas, sans succès. Il est aussi inerte qu'un loukoum, les membres en grève générale. Une agitation intérieure le gagne pourtant, simplifiant d'autant son champ lexical.
- Mais putain où je suis bordel ? Mais putain pourquoi je peux plus bouger bordel ? Mais putain c'est quoi ce bordel ? 
Une minute passe sans qu'un poil ne tremble, même pubien, à l'affût du moindre son, prêt à appeler au secours.
L'aube n'est plus, comme la nuit d'hélycès, totalement gommée par la situation. Un nouveau jour qui s'éclaire maintenant en une multitude de néons aveuglants, accompagnée de voix murmurantes se rapprochant vivement.
Terrifié, son cœur frappait sa nuque comme un boxeur cherchant le K.O. La peur primale bétonnait ses membres tandis que des rivières de sueur froides noyaient un front buriné à l'angoisse. Hélycès ne pouvait plus rien faire excepté se concentrer.
Se concentrer.
Sur une seule chose.
Crier.
À l'aide.
De toutes ses forces, de toute sa vie.
Atomisé de trouille il fissionne sur un « au secours » à en réveiller la chine entière.
- Calmez-vous, calmez-vous, tout va bien, répond posément un type à barbe marxienne, lunettes de trotskistes et blouse blanche accompagné de plein de monde autour.
- Mais où je suis là ? Vous êtes qui, vous ? Pourquoi j'peux plus bouger ? Pourquoi tout ce monde ? Pourquoi chui paralysé putaiiiiiin… ?  Éructe hélycès.
- Nooooon pas paralysé, juste ensuqué, vous dirait un marseillais répond le médecin avec un léger ton rigolard.
Ça va passer, vous êtes dans le hall des parents en attente de naissance.
- À  l'hosto ? Parents ? Mais kesskissépassé ?
- Hé bien disons que vous avez été victime d'un accident…
C'est avec une voix d'ado en pleine mue, passant des aigües aux graves en totale anarchie, qu'Hélycès interroge le chef des urgences.
- Un accident ?!! J'ai été renversé ? C'est pour ça que je peux plus bouger ? Hein ? C'est ça ? J'ai pas accouché quand même hein ? Chui un mec là les gars,  j'peux pas accoucher hein dites ? Dites ? J'peux pas accoucher quand même ? kesske je fous en natalité ?
- Bon, les p'tits suisses (surnom donné aux élèves dont les pieds dépassent à peine de leurs longues blouses blanches) nous sommes ici  face à un syndrome postapocalypsien. Un concentré d'angoisse pour personne lambda. En d'autres termes, un jus de trouille.
- Jus de couilles ?
- Non, de trouille, Monsieur le patient. Et puis évitez de me couper, je fais cours là... DONC ! Je reprends… Voici comment procéder au mieux à une annonce problématique au patient.
- Problématique ??!! S'angoisse l'ensuqué du corps et du bulbe
-  Bon … Vous avez fini de répéter mes fins de phrases oui ? C't'agaçaaaant. Vous n'avez été ni renversé ni accouché ! Disons simplement victime d'un accident d'ordre cardiaque et on manque de place, d'où cet endroit… Conclut le doc sur un ton exédé.
- Un infractus, j'ai fait un infractus ?
- Un infarKtuss,  phonétiquement parlant… Nous l'avons pensé dans un premier temps, mais en fait, pas exactement, rétorque le professeur avec un léger sourire.
- Comment ça pas exactement ??? Enchaîne un hélycès déconcerté version philarmonique.
- Hé bien… comment vous dire cela… répond l'homme de savoir sur un ton gêné. C'est votre bain.
- Comment ça mon bain ? Enchaîne le patient dubi et tatif.
- Hé bien… comment vous dire cela… vous vous êtes évanoui à l'intérieur du dedans.
- Du dedans de kouâ ?
- hé ben du bain !
- Etbindubin ?
- Oui, enfin dans la baignoire… S'adressant ensuite aux élèves, bon là les p'tits Gervais on voit l'effet d'un dosage mal maîtrisé avec une variante de delirium standard, donc attention à ne pas confondre millilitres et décilitres sinon c'est la cata…
- Évanoui ?
-Noui… euh oui, répond évasivement le médecin  qui avait totalement oublié son patient, les yeux happés par un décolleté à grande conversation d'une des stagiaires…
- Mais à cause de quoi un AVC ?
- Non non, du tout …
- MAIS C'EST QUOI ALORS !!!!? demande Hélycès dans un volume de ténor au pied écrasé par un pachyderme.
- Bon là vous vous calmez s'il vous plaît ou j'vous remets une bonne dose de sédatif pour chimpanzés vu qu'on a plus que ça en stock. Donc !!!!!! D'après votre amie Akisha, fort joli prénom au demeurant, vous étiez dans votre bain et êtes soudainement tombé dans les pommes assez longuement.
- Mais comment ça ? Pour rien ? J'suis tombé dans les pommes comme ça ! Pour rien ?
Le médecin oscille entre gêne et envie de sourire.
- Hé bien ... euh … comment vous dire cela, oui en effet comment vous dire cela…
- Bon allez accouchez !!
- Hé bien vous vous êtes évanoui à cause de … enfin à cause de… de la fellation de votre amie !
Fellation.
Un mot prononcé avec les deux « L » bien appuyés comme ceux des académiciens en plein discours. Un mot qui propulse l'assemblée en orbite du rire dans une poilade totale.
L'assemblée moins un.
Hélycès est vert extra-terrestre et rouge de honte, ne sachant plus où se foutre, se mettre… enfin bref…
Ectoplasme.
Il aimerait devenir ectoplasme à cet instant et disparaître de la vue de tous. L'expert médical constatant le désarroi de son patient, rappelle tout le monde à l'ordre via Hippocrate et son serment, serment vite remplacé par le terminal de carte bleue une fois le diplôme obtenu.
Le médecin explique que c'est au milieu de son orgasme qu'hélycès avait perdu connaissance et faillit se noyer dans la baignoire en se coinçant un canard en plastique dans la bouche, jouet vintage d'Akisha pour la déco. Hélycès apprend alors qu'elle avait contacté les secours totalement paniquée et en pleine crise d'hystérie croyant l'avoir tué avec son sexe. Qu'elle patientait depuis lors dans la pièce à côté, soulagée d'apprendre qu'hélycès était sain et sauf.
- Bon… Hé bien… Nous allons vous laisser et informer madame qu'elle peut vous rejoindre, conclut le médecin avec un sourire pour personne de grande taille et  un « ti' coquin va ! » juste avant de fermer la porte, et d'exploser de rire avec ses élèves, jusqu'au fond du couloir des urgences.
La honte le retour, mais tout seul pendant de longues minutes, pour un Hélycès qui perçoit la moquerie au travers de la porte.
La porte justement, elle s'ouvre.
C'est Akisha. Il s'angoisse de la confrontation avec sa chérie. Pétri de honte et enfariné des hémisphères, il aurait tué père et ma mère pour ne jamais vivre ce moment. La voici qui s'approche. Sa silhouette, son parfum, le bruit de ses pas, tétanisent hélycès. Une fois près de lui, il commence à vouloir déblatérer mille excuses, mais elle l'arrête, et passe doucement la main dans ses cheveux. Elle le rassure sans mots mais en gestes, lui caressant la tempe, le cou. Hélycès s'enquiert alors de son aimée.
- Oh lalalala comment tu vas ? Akisha j'suis désolé, je suis non seulement ridicule, mais en plus, nullissime de t'avoir mis dans un état pareil…
- Et moi donc !! Répond Akisha, qui part dans un fou rire ultime, hélycès lui emboîtant le pas.
Soulagée et détendue Akisha enchaîne,
- Haaaa, enfin tout ça est fini mon loulou ! Et puis rassures-toi les urgences, les pompiers, l'attente, tout ça, c'est rien du tout je t'assure, t'es là et j'suis trop contente! Non tu vois le seul truc pénible, c'est que le prof, il a passé sa nuit à me draguer. Avec la tête de décavée que j'avais j' me demande bien pourquoi…

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