L'auberge espagnole

petisaintleu

J'avais quitté Le Puy le 14 février. Au-delà de la symbolique— Je sortais d'une déception amoureuse — j'avais privilégié cette date pour être certain que j'aurai peu de malchance de rencontrer des cohortes de pèlerins qui n'arpentaient au mieux le chemin que quelques heures, juste pour les selfies, comme ils le feraient sur la Grande Muraille ou lors d'un safari-photo à mitrailler un pangolin. Je supposais qu'en cette fin d'hiver seuls les plus motivés, les plus habités, ceux qui avaient attrapé le virus de la foi, étaient assez fous pour affronter le Gévaudan, l'Aubrac et le Quercy avant de s'attaquer aux Pyrénées.

Je ne m'attarderai pas sur le trajet hexagonal. Je ne suis pas un guide touristique. Je serais d'ailleurs bien incapable d'en écrire la moindre ligne, tant les paysages se sont mêlés à mes sensations olfactives : une caresse furtive à une brebis pleine, les senteurs d'un sous-bois annonciatrices du printemps où le chant d'un merle moqueur qui réveilla l'espace d'un instant ma susceptibilité. Un mois sans le brouhaha de la ville, sans les nouvelles anxiogènes qui ne faisaient qu'alimenter le peu d'espérance qu'il me restait envers l'humanité.

C'est au matin du 17 mars que je quittai le gîte communal de Saint-Jean-Pied-de-Port. Même si je ne m'en formalisai pas, je trouvai tout de même un peu étrange que lors de la semaine écoulée, les refuges étaient d'une quiétude monastique. Je ne pourrai pas vous dire si cela était lié à l'approche du lieu sacré, comme si les voyageurs s'étaient déchargés de la parole au fil des kilomètres. Dès que j'arrivais à une étape, je me claquemurais dans ma chambre après être passé à la supérette du village pour y faire le plein de provisions de la soirée et du déjeuner du lendemain. Je constatai que dans ces contrées reculées, l'approvisionnement n'était pas une évidence. Il n'était pas rare que les pâtes et le papier-toilette viennent à manquer dans les rayons. Jour après jour, je me cloîtrai dans ma coquille.

Une brèche vint mettre un terme à ma pérégrination silencieuse quand j'arrivai à Roncevaux. Ce n'est pas l'olifant de Roland qui me traversa les tympans mais les beuglements d'une matrone basque quand je frappai à la porte de l'auberge qui devait m'accueillir pour ma première nuitée hispanique. Je parle la langue de Cervantès à peu près comme une vache et je ne compris pas ce que me dit cette harpie bizarrement affublée d'un masque chirurgical, de gants de moto et d'un tablier de boucher. Le drame de l'Auberge rouge me traversa l'esprit, mais peut-être n'était-ce que l'accoutrement pour célébrer la fin de l'hiver. Le seul mot que je compris, corona, vint confirmer cette première impression. Je supposai que le gel hydroalcoolique que l'on me proposa, pardon, que l'on me força à asperger sur mes mains, n'était ni plus ni moins qu'une forme de rituel pour me laver de mes péchés et me redonner une virginité avant d'attaquer la partie ibérique du Chemin de Compostelle.

Quand je pénétrai dans le réfectoire, je croisai le regard halluciné des cinq hôtes à peu près pareillement déguisés que la señorita. Décidément, ils me parurent tous un peu olé-olé, à croire qu'ils avaient bouffé de la vache folle espagnole. Il me restait un morceau de baguette et un demi-camembert. Je m'éclipsai pour gagner ma piaule. À peine y étais-je rentré que j'entendis le bruit de la serrure que l'on fermât à clé.

Aujourd'hui, nous sommes le 10 avril. Enfin, je crois. On n'ouvre que pour me déposer un bien maigre repas. Pour tuer le temps, je regarde par la fenêtre d'où je ne peux m'échapper car elle possède des barreaux. Je me réconforte un peu en admirant l'environnement extérieur. Comme c'est beau et comme c'est calme. Aucune action humaine ne semble venir le déranger. Même le ciel est vide du sillage d'un avion.

Sinon, je n'ai que la Bible pour compagne. Vu que j'ai tout le loisir pour lire et que la sérénité des lieux est propice à la concentration et à la réflexion, j'ai décidé de me plonger dans l'Apocalypse de saint Jean que j'avais jusqu'alors évitée. Je ne suis pas certain d'avoir tout saisi mais franchement, ça me fait un peu flipper. J'en ai même fait des cauchemars. Avec tout ce qui se passe en ce bas monde, se pourrait-il que les révélations de l'apôtre se réalisent ?

Dès que l'on m'aura sorti de ce confinement, je reprendrai la route. Mais je n'ai plus envie d'aller quérir mon certificat au Bureau des pèlerinages. J'opterai  pour la province chinoise du Tibet et ses lamaseries. Ça me parait être plus prudent.

  • Excellent, de quelle planète sors tu :) bien jolie façon de relativiser ...

    · Il y a plus de 4 ans ·
    W

    marielesmots

  • Je suis pas bonne en géo, mais le Tibet ayant été annexé par la Chine, je vous conseille un arrêt à Wuhan, il paraît que c'est calme ce printemps, ça ne devrait pas trop vous rallonger....

    · Il y a plus de 4 ans ·
    20180820 215246

    caza

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