L’Autoroute et la voie romaine

marie-roustan

L’Autoroute et la voie romaine

Marie Roustan

L’autoroute et la voie romaine

Articulation

1) Une famille fait une pause-déjeuner dans une aire de l’autoroute A666. La grand-mère s’abandonne à la sieste. Le père et les trois enfants se lancent dans une promenade. La mère oublie son téléphone au bar avant d’aller visiter les fouilles archéologiques, obligeant les siens à partir à sa recherche.

2) Sur le chantier archéologique qui vient d’être pillé pendant la pause de midi, la mère, journaliste, retrouve dans le directeur de la fouille un ami, perdu de vue depuis plusieurs années. Toute à son émotion, elle s’engage spontanément dans l’enquête avec lui, laissant sa famille sans nouvelles.

3) Le serveur du bar offre l’hospitalité à la grand-mère, à son fils et aux enfants, dans sa demeure historique, transformée en maison d’hôte. La grand-mère, musicienne cultivée, y rencontre des personnalités locales, hautes en couleur, et fait la connaissance d’un vieux monsieur atteint d’exakosioihexekontahexaphobie.

4) Les enfants et le père visitent le chantier archéologique. Les fouilleurs leur présentent à tour de rôle le site où l’on a mis au jour un temple à Mercure, dieu des voyageurs, en bordure d’une voie romaine. Une fouilleuse remarque l’étrange ressemblance entre l’un des enfants et le directeur de la fouille.

5) Après sa déposition à la gendarmerie, le directeur de la fouille entraîne la journaliste, archéologue de formation qui a sacrifié sa passion pour élever ses enfants, à la recherche de la piste des pilleurs. Cette randonnée les mène dans l’abbaye voisine et dans des fermes isolées, où ils rencontrent de curieux informateurs.

6) En attendant la mère, les autres membres de la famille participent à la vie des hôtes de la maison qui les accueille. L’inquiétude du père grandit tandis que les enfants profitent de l’imprévu des vacances, en écoutant une légende locale mettant en scène moines et saints, diable et tremblements de terre.

7) L’enquête du directeur de la fouille et de la journaliste avance. Le moine de l’abbaye donne une version réaliste de la légende, dont un aspect fait référence aux activités de la Résistance. L’archéologue et la journaliste retrouvent leur passé commun et cherchent comment en assumer les conséquences.

8) Dans le village, les nouvelles vont vite ; le directeur de la fouille doit s’entretenir avec le maire du village, informé du pillage du site par la rumeur publique. La journaliste qui a rejoint sa famille, est prise sous le feu des questions des enfants, mais ne dévoile pas son ancienne liaison avec l’archéologue.

9) Pendant la nuit, grâce à l’entremise d’un moine de l’abbaye, les pilleurs rendent les objets archéologiques au directeur de la fouille, qui constate que le maire et les gendarmes ont fait pression sur les voleurs. Une cache d’armes datant de la dernière guerre mondiale est mise au jour sur le chantier.

10) Le lendemain matin, la famille réunie reprend la route. Une des archéologues dénoue le mystère du pillage : un groupuscule a cherché à retrouver la trace d’un épisode des activités de Résistance locale. Le directeur de la fouille attend de pouvoir faire la connaissance de sa fille.

Premier épisode

C’est l’été et les vacances sont déjà entamées depuis deux semaines. Pas trop tôt qu’on ait enfin quitté l’immeuble où nous vivons tous les cinq, Papa et moi, Aurore et Émilie, et puis Quentin. Nous sommes partis avec grand-maman. Je l’aime bien, grand-maman Noémie, et puis c’est dans sa maison de naissance que nous allons, un petit village perché de la Côte d’Azur, tout près de la mer. J’oubliai de dire que Papa a quand même emmené son ordinateur, dans une drôle de petite sacoche en cuir gravée de tortillons avec des fleurs bizarres. Je l’aime beaucoup cette sacoche puisque c’est ma maman à moi qui l’a faite, il y a longtemps, longtemps, bien avant qu’elle parte si loin…

– Oh ! Vous avez vu ce truc ?

Louis sortit de sa rêverie pour suivre des yeux une remorque décorée de couleurs vives, tractée par un puissant engin qui roulait un peu trop vite sur la file de gauche.

Grand-maman Noémie n’avait ni vu, ni entendu. Les yeux mi-clos, les écouteurs sur les oreilles, elle laissait filer ses doigts sur un clavier électronique.

Elle jouait du Chopin, constata Émilie, quittant des yeux le texto reçu à l’instant de sa meilleure amie. L’adolescente était une grande admiratrice de la virtuosité de la grand-mère de ses deux frères.

Quentin se déplia comme un chat et grogna :

– J’ai faim !

Noémie venait de plaquer un dernier accord. Elle se tourna vers Aurore avec une voix douce :

– Ne croyez-vous pas ma mie, qu’il serait temps de nourrir cet enfant ?

Aurore lui rendit son sourire et tapota l’épaule du conducteur :

– Georges, la prochaine station propose des dégustations de produits régionaux et des activités de détente. Qu’en penses-tu ?

Quelques minutes plus tard, Georges coupait le moteur du camping-car qu’il venait de garer, juste sous l’ombre maigre d’un des frêles micocouliers plantés sur une esplanade fraichement aménagée. Aurore se glissa hors du véhicule et tendit les bras pour recevoir Quentin, tout heureux d’être libéré de son siège.

– C’est encore loin, la maison de Grand-maman ? »

– Ma foi, tu sais, c’est la première fois que nous prenons cette autoroute pour y aller. Nous verrons quand nous y serons. Et puis regarde, nous allons manger ici de très bonnes choses, je le sens. Et je crois qu’il y a aussi de quoi s’amuser.

Quentin avait déjà bondi sur un des dinosaures de belle grandeur, disposés en troupe sur un sol sécurisé de graviers molletonnés et teintés dans la masse. Il riait aux éclats, agrippé aux prises ergonomiques de ses écailles vert-fluo, presque désarçonné par la remuante créature de plastique. Louis semblait désemparé par la présence de ces bêtes immondes, mais il songeait simplement à « son » cheval, laissé au centre équestre de la banlieue lyonnaise où il passait tout son temps libre. Émilie courait pour rejoindre les adultes en appelant les garçons d’une voix aiguë.

Un peu plus tard, Aurore, pour qui la composition des menus quotidiens était un véritable pensum, souriait devant les têtes des enfants et de son compagnon, penchées sur l’immenses cartes plastifiées qu’une serveuse à l’accent chantant leur avait généreusement distribuées.

– Je me demande bien quel goût ça peut avoir le filet de rouget et sa confiture de figues assaisonnée d’un sorbet à la lavande ?

– Tu exagères Louis, ces choses ne se servent pas sur la même assiette !

Georges énonça brièvement :

– Pour moi, moules-frites !

Noémie éclata de rire :

– M’enfin, Georges !

Mais celui-ci avait filé aux toilettes, aussitôt suivi par ses fils. Les deux femmes échangèrent quelques mots complices sur le manque d’intérêt de Georges pour les saveurs nouvelles et se décidèrent, l’une pour un tian d’aubergines au basilic, l’autre pour une assiette de chèvre chaud au mesclun de la garrigue. Émilie voulut essayer les beignets de fleurs de courgettes.

Au retour des deux garçons, Aurore leur demanda leur choix :

– Des côtelettes d’agneau et du gratin de pommes de terre ! répondirent-ils en choeur.

C’était leur plat préféré à la maison ; elle sourit intérieurement mais resta impassible en se levant à son tour pour aller se laver les mains.

Ils furent vite servis, mais attendirent un peu les desserts. Louis et Émilie étaient allés consulter le panneau d’affichage qui couvrait un angle du hall d’entrée. On y présentait un parcours en sous-bois de trois-quart d’heure pour découvrir un beau panorama depuis le sommet de la colline, bien nommée, Notre-Dame de Bellevue. Un jeu de piste était même disponible à l’accueil du restaurant.

– On peut y aller ?

À leur grande joie, Georges proposa d’accompagner les enfants. Noémie annonça qu’elle allait profiter des fauteuils moelleux du salon climatisé pour faire un peu de lecture, peut-être une petite sieste. Un instant prise au dépourvu, Aurore se dirigea à pas lents vers les boutiques avec la ferme intention d’y traîner tranquillement.

Une grande partie de l’aire de repos était encore en chantier. À leur arrivée, à la pause de midi, tout était calme, mais les moteurs s’étaient remis en route et le vacarme des engins qui s’était amplifié lui parvenait distinctement malgré l’ambiance étouffée de l’espace de vente. Les productions artisanales proposées ici devaient être toutes fabriquées aux alentours, d’après la charte de qualité affichée à l’entrée. En fait, on y trouvait de tout ou presque, du miel de lavande, des gelées de pétales de roses ou de violettes et des chocolats fins, des légumes assaisonnés en bocaux de verre, des sirops, des fromages de chèvre et de brebis, des pâtes fraîches et des magrets de canard confits et même du vin romain qu’elle avait déjà dégusté ailleurs… Par réflexe, elle pensa au menu du soir, puis se souvint que la famille était attendue chez les cousins de Grand-maman.

Le rayon d’à-coté présentait des vêtements, mais par cette chaleur, elle n’avait guère envie d’enfiler une robe de laine ou d’angora tissé main. Elle laissa sa main un instant sur un ample manteau de feutre puis se décida à l’endosser. Étonnante matière sans couture, parfaitement adaptée à sa stature. Le prix l’effara. La vendeuse, devinant sa pensée, l’avait rejointe :

– Vous savez, chaque pièce est unique, mais ce manteau long vous va à ravir.

Aurore aussi était unique, mais personne ne lui avait encore attribué un prix de vente… La vendeuse l’aida à se dégager des manches et lui présenta en plaisantant des chemises de soie peinte :

– Pour la saison, elles sont plus agréables à porter !

Rien ne l’enthousiasmait vraiment dans ces créations trop décalées, mais elle choisit tout de même une étole moelleuse pour Noémie, pouvant tout à fait s’assortir avec certaines des tenues habituelles de la vieille dame. Ces couleurs, un camaïeu de tons orangés, seraient surtout en harmonie avec ses superbes cheveux, autrefois auburn : même devenus blancs, elle les imprégnait toujours de henné naturel, ce qui les rendait roux flamboyant. De toutes façons, Noémie apprécierait le cadeau et sa gentillesse naturelle ne lui laisserait jamais paraître que le choix aurait pu être meilleur…

Un peu plus loin, elle aperçut à travers la vitrine, quelques colonnes reposant en désordre sur une portion de dallage. Aurore s’en approcha avec intérêt : il s’agissait des résultats des fouilles qui avaient eu lieu, quelques années auparavant, sous l’emprise de l’autoroute A666.

Pendant ce temps, Georges et les enfants, munis du carnet décrivant les étapes du jeu de piste, s’étaient engagés sur le sentier balisé qui conduisait à la chapelle de Notre-Dame de Bellevue. La chaleur était tout à fait supportable sous les ombrages des chênes qui poussaient sur le côté nord de la colline. La première étape, repérer la pierre dressée marquée d’un blason à gauche du chemin, était plus que facile : on ne pouvait vraiment pas la rater ! Mais ensuite, il fallait répondre aux questions. De quoi s’agit-il ? un menhir, une borne du Moyen Âge, une météorite ?

Les enfants s’exclamaient à qui mieux mieux :

– Une météorite, quelle idée !

– Un menhir, n’importe quoi !

– C’est une borne, y a pas photo !

Effectivement, au dessus du mot borne, le livret livrait un flashcode et le smartphone d’ Émilie débitait déjà son discours :

– J’ai été plantée en l’an 1496, pour délimiter le territoire des communautés de Montchauvet et de Saint-Euphrème qui se disputaient les droits de bûcheronnage dans la forêt de Combebelle. J’avais une douzaine de petites soeurs, mais il leur est arrivé malheur et elles ont toutes disparues. Ce que vous avez devant vous, c’est ma copie en résine. Moi, pierre taillée et gravée aux armoiries du seigneur de Montchauvet et de l’abbé de Saint-Euphrème, je suis conservée à la mairie de Montchauvet.

Quentin avait filé vers la prochaine étape. Il fallait retrouver la carrière qui avait servi à construire la chapelle Notre-Dame de Bellevue. Il y accéda aisément après avoir pris le sentier qui aboutissait à des marches taillées dans le rocher.

– Ouh, Ouh !

Les autres enfants arrivaient, Georges, derrière, tout essoufflé.

– Tu as trouvé les graffitis ?

Protégés par un surplomb laissé par les carriers, une série de noms tracés au charbon de bois se devinaient encore sur le plafond de roche lisse : Michel Fabre, Vincent Maréchal, Pierre Giraud, Thomas Vi… avec une date, Noël 1881. À côté, un panneau présentait une photo des carriers qui avaient effectivement travaillé là, jusqu’à la fin de l’année 1881. L’extraction se faisait alors à la main, à l’escoude, une sorte de pioche à lame étroite. La descente des blocs sur des traineaux freinés par des attelages placés en arrière devait être spectaculaire. Les autres carrières de la région avaient été mécanisées, ce qui leur avait permis d’entretenir leur activité jusqu’à la mobilisation de la première guerre mondiale, alors que le béton remplaçait peu à peu ces matériaux traditionnels. Les enfants étaient impressionnés par la taille des blocs, laissés en place, et par les parois de roche taillées à la verticale qui émergeaient d’une végétation déjà envahissante.

Les étapes suivantes du jeu de piste consistaient à reconnaître quelques variétés de lichens colorés, accrochés aux pierres, et différentes essences d’arbres, remarquables par leur taille. Georges fit le guide pour l’observation des écorces et des feuilles, ainsi que des photos en gros plan des fleurs ou des fruits, imprimées sur le livret. Autour de la chapelle, un parcours de ponts de singes, de poutres et d’échelles, fut escaladé à toute vitesse par les enfants, au contraire de Georges qui gravissait posément la volée d’escalier menant au portail d’entrée. De là, effectivement le panorama était splendide.

On dominait bien évidemment l’autoroute et l’aire de repos qu’ils avaient quittés une demi-heure auparavant. Mais au-delà, s’étendait un paysage fait de multiples taches de couleurs variées, céréales, vignes, lavandes, qui se mêlaient dans un désordre organisé. Quelques grosses fermes, presque des hameaux, parsemaient ces terres fertiles. À l’est, les vieilles maisons du village de Montchauvet s’enroulaient autour d’une colline trapue, couronnée par les ruines d’un château qui avait du être imposant. Tout autour, des lotissements avaient poussé récemment, on en devinait le rythme d’accroissement le long des deux principales voies d’accès. Certaines maisons étaient à peine finies, peut-être pas encore occupées, vu l’état chaotique de leurs abords, et d’autres étaient encore en construction. Vers le couchant, au delà de l’autoroute, l’ancienne abbaye de Saint-Euphrême groupait un autre village, plus modeste, mais à l’urbanisme régulier, les habitations formant un anneau presque parfait autour du cimetière et des bâtiments attenant à l’église. Curieusement, aucune construction neuve n’y était visible.

Les enfants étaient revenus autour de Georges et commentaient la table d’orientation à laquelle ils s’appuyaient. Là-bas, les tours de refroidissement de la centrale électrique, là-haut la ferme éolienne, et puis un train de péniches sur le canal, si loin !

Georges se mit tout à coup à rêver d’une bière bien fraîche.

– On redescend, les enfants ?

Aurore venait de lire avec avidité les textes explicatifs résumant les résultats des fouilles préventives, réalisées lors de la construction de l’autoroute A666. Cet itinéraire moderne reprenait le tracé d’un ancien axe de communication préhistorique qui suivait la vallée de l’Auzence. Dès l’époque romaine, une petite agglomération rurale s’était formée dans la plaine, auprès d’une voie romaine, elle-même réaménagée à plusieurs reprises durant l’Empire. La plus forte densité de vestiges se trouvait sous l’emprise de l’aire de repos : chacune des parcelles où s’élevaient aujourd’hui les bâtiments qu’Aurore venait de traverser avait été fouillée et on avait maintenant une bonne idée de l’ampleur de l’établissement antique, de ses origines à son abandon. Aurore était ravie. Bien sûr, elle avait eu connaissance de l’existence de ces fouilles, puisque ses collègues, journalistes à la revue Phil-Arkéo qui l’employait depuis plusieurs années, en avaient déjà signalé les principaux résultats. Prise alors par d’autres dossiers, elle n’avait pas réalisé que leur itinéraire de vacances l’amènerait aussi près de ce site majeur. Elle découvrait maintenant que de nouvelles investigations archéologiques étaient en cours, sur les zones devant recevoir un futur complexe hôtelier. Pour ne pas perdre de temps à prendre des notes, elle avait photographié les textes des panneaux et n’avait maintenant plus qu’une envie, trouver le moyen de visiter ce chantier de fouilles.

Elle avait tiqué sur le nom de l’entreprise à qui avait été confiée la responsabilité de ces nouvelles recherches : encore une nouvelle boite privée sur le marché ! Cette multiplicité des intervenants la dérangeait. D’autres entreprises archéologiques étaient intervenus précédemment sur ce site. Comment arriver à coordonner toutes ces informations pour publier rapidement des résultats aussi intéressants ? Que la science soit ainsi soumise aux lois de la concurrence la révulsait. Il faudrait qu’elle fasse un papier là-dessus, mais le rédacteur en chef l’accepterait-il ?

– Ce genre de considérations n’intéresse pas notre public. Trouvez-nous un beau trésor ! lui avait-il déjà dit, il y a quelques mois, lorsqu’elle avait voulu faire passer un article sur la nécessité de respecter la loi, après le nivellement stupide d’un site archéologique, juste avant l’intervention des archéologues.

Là, elle tenait un papier intéressant : on avait mis au jour ici un temple à Mercure, dieu des voyageurs, en bordure de la voie romaine, avec des offrandes de métal précieux, et de nombreuses annexes. Comme aujourd’hui, les voyageurs de l’Antiquité y trouvaient de quoi changer leurs chevaux d’attelage, se restaurer, passer la nuit et même faire réparer leurs véhicules. Photos et dessins évoquaient des objets retrouvés dans l’une des boutiques : un incendie y avait carbonisé un récipient en vannerie protégeant toute une collection de flacons de verre.

Aurore se dit qu’il lui fallait avant tout un café. Elle se dirigea vers une petite cafétéria où quelques jeunes gens en tenue d’ouvrier discutaient avec animation. Elle reconnut le logo de l’entreprise archéologique sur le T-shirt d’une fille qui parlait avec un fort accent britannique. Son excitation grandit, elle commanda un double café avec un grand verre d’eau au serveur. Avec son sac de papier kraft où s’étalait en grand « Produits du terroir », sa sacoche photo, son short et ses lunettes noires retenant ses cheveux, elle avait l’air d’une touriste ordinaire. Après tout, elle était en vacances. Elle but rapidement le café brûlant, posa la monnaie sur le comptoir et s’approcha du petit groupe de fouilleurs. Les archéologues n’avaient visiblement pas envie d’être dérangés, mais elle les interpella.

– Vous travaillez bien pour Archéodroma ? Je crois que c’est ici votre plus important chantier. J’aimerai rencontrer votre responsable d’opération. Je suis journaliste à la revue Phil-Arkéo et je cherchais comment me rendre sur votre chantier.

Elle sut qu’elle avait gagné la première manche quand la fille à l’accent britannique se leva avec un sourire en lui répondant :

– Hé bien, dans ce cas venez avec nous. C’est l’heure de la reprise. Le chantier n’est pas loin.

Aurore leur emboîta le pas, oubliant le sac contenant l’étole destinée à Noémie sous son siège.

Le chemin du retour fut parcouru à toute vitesse par Georges et les enfants, pressés de rejoindre Noémie et Aurore. Ils se trompèrent d’entrée et eurent quelques difficultés à retrouver le salon où la grand-mère venait de se réveiller.

Les réponses à ses questions fusaient :

– Oui, c’était génial, on a appris plein de choses !

– Mais où est Maman ? demanda soudain Émilie.

C’est vrai, on ne l’avait pas croisée dans la galerie et Noémie ne l’avait pas revue.

Georges hésita à peine et ouvrit son téléphone. Ses yeux s’arrondirent, lorsqu’il entendit une voix d’homme répondre. C’était le serveur du bar qui avait décroché, surpris par la sonnerie provenant du sac oublié par Aurore :

– Oui, une grande dame brune est passée au bar, il y a un quart d’heure.

– J’arrive !

Georges, plantant là les membres de la famille interloqués, partit à grandes enjambées, les sourcils froncés. Noémie retint impérativement Quentin, prêt à le suivre :

– Attend ! Laisse ton père faire ce qu’il doit faire !

Georges arriva au bar, plutôt inquiet. Le serveur lui tendit le sac et son contenu.

– Voilà, la dame a oublié ça tout à l’heure.

Il expliqua ensuite qu’il avait vu Aurore discuter avec les fouilleurs, habitués du bar, et qu’elle était partie avec eux.

Georges n’était aucunement rassuré et ne cachait guère sa contrariété. Sa femme était donc allé visiter un chantier de fouilles. Même en vacances, elle restait obsédée par l’archéologie. Mais quand allait-elle revenir, bon sang ?

Voyant l’expression de Georges, le serveur se mit à expliquer comment les travaux de l’autoroute avaient changé la vie du secteur, autrefois si tranquille. Maintenant, de nouveaux arrivants perturbaient la vie locale, faisant des procès aux habitants à tout propos :

– Les coqs ne peuvent plus chanter pour annoncer le jour, ça les réveille, ces pôvres, pareil pour les cloches de l’église ! Et puis quelle idée d’avoir donné ce numéro satanique à l’autoroute. A666, je vous demande un peu. Il y en a qui croient que ça porte malheur et ils sont en train de faire signer une pétition pour qu’on la débaptise…

Georges, agacé, lui demanda s’il était satisfait d’avoir trouvé du travail grâce à l’autoroute. Le serveur se présenta alors :

– Je m’appelle Marc. Mes ancêtres ont toujours vécu ici. Pour construire l’autoroute, il a fallu exproprier les gens de leurs meilleures terres, celle de la plaine. Certains sont partis, j’en connais même un qui s’est suicidé. Ma mère et moi, il nous a bien fallu nous reconvertir. Moi, je ne travaille qu’à mi-temps ici.

Il s’interrompit en voyant arriver une toute jeune femme, élégante et court vêtue, mais sagement, en noir.

– Ah c’est l’heure de la relève ! Bonjour Julie ! Et il lui planta trois bises sonores sur les joues.

Marc proposa alors à Georges de l’emmener visiter le chantier où devait s’être rendue Aurore, si ses déductions étaient justes.

– Oui, mais nous sommes nombreux. J’ai laissé ma mère et les enfants de l’autre côté.

– Hé bien, prenez-moi avec vous et je vous y conduit. J’ai une clé pour sortir directement d’ici.

Marc disparut à l’arrière du bar, posa son tablier et revint vers Georges :

– Je suis à vous.

Marc était vraiment volubile. Il expliquait maintenant que les fouilleurs de l’actuel chantier de fouilles étaient un peu bizarres. Presque tous des étrangers. Et lorsqu’ils venaient casser la croûte, il était compliqué de les servir.

– Végétaliens, s’exclamait-il, même pas végétariens ! Pas de viande, à la limite, avec cette sensiblerie qui caractérise notre société, je pourrai presque l’admettre, et puis le cholestérol, tout ça, tout ça… Mais il ne veulent même pas de fromage ! Pourtant nous avons les meilleurs picodons du monde. Alors, je vous dis pas, pour faire de bonnes sauces sans crème fraiche et sans oeufs, faut se lever matin !

Georges ne l’écoutait guère, trop contrarié par la disparition soudaine de sa compagne, qu’il considérait comme une fugue.

Arrivé auprès de Noémie et des enfants, Georges annonça, avec un calme affecté, qu’ils allaient visiter le chantier de fouilles avec Marc, pour y rejoindre Aurore. Les enfants bondirent de joie, Émilie et Quentin tout heureux à l’idée de retrouver bientôt leur mère et Louis de ne pas reprendre la voiture tout de suite. Cette insouciance augmenta l’irritation de Georges.

Noémie, de son côté, sentait une inquiétude irraisonnée monter en elle, en écoutant Marc qui s’était remis à parler, vantant avec fierté les richesses mises au jour par les archéologues sur des terrains appartenant à ses ancêtres.

Le pressentiment de la vieille dame était fondé, la tranquillité familiale allait être mise à rude épreuve.

Signaler ce texte