Le Ballon - Changement de saison

Bil Chelsea

Accrochée au mur en pente de ma chambre, la petite carte postale de Vallotton est placée au-dessus d'une scène champêtre de Poussin et juste en dessous d'un mystérieux jardin à Rome par Vélasquez. Cette carte m'intrigue, au point que je la replace inlassablement sur le mur, malgré ses dégringolades au moindre courant d'air. Plus loin, Magritte ou Monet ont beau me faire signe en dégringolant de plus belle, le chapeau de paille me trouble toujours autant lorsque j'appuie sur la pâte pour qu'elle se fixe au mur.

Sur la petite carte postale, quelques rayons de septembre s'attardent sur une large allée de graviers. Une petite fille virevolte avec allégresse dans l'air de cette fin d'après-midi, entre un ballon et une minuscule balle rouge. Au fond du jardin ombragé, deux silhouettes discutent à la lisière d'un sous-bois touffu. Tout semble apaisé.

Pourtant je frissonne en la regardant. Ce ne sont ni ses jolies mèches blondes qui s'échappent du chapeau, ni sa petite blouse d'écolière, ni ses adorables bottines en peau qui m'inquiètent. Je décide alors de la regarder intensément comme je ne l'ai jamais fait et détache ainsi la petite fille du mur en pente. Pour la première fois, je découvre ce tableau.



" Jasmine, chérie, vous finirez votre brioche plus tard, allons chercher des fleurs avec Susan. Vous savez combien j'aime les bouquets et le jardin embaume en ce moment ! Allons, faites-moi plaisir. Tiens, Susan est déjà au fond, là-bas.

- Je prends mon ballon et ma petite balle rouge !"

Traversant la veranda, Lady Ablewhite est éblouie par le soleil de cette fin de journée qui frappe la façade de la maison comme en plein midi. Les rosiers grimpants et les buis en pot embaument l'escalier de pierre qui mènent au jardin. Les graviers crissent sous ses pas dans l'allée.

"Votre chapeau de paille, Mademoiselle Jasmine ! Il ne faudrait pas attraper chaud à la tête" lui rappelle sa jeune nourrice Pénélope.

Jasmine mord une dernière fois dans la brioche et attrape son chapeau. Elle dévale en trombe l'escalier de pierre et lance devant elle le ballon et la balle rouge, qui roulent sur le terrain en pente.

Pénélope, jette un regard attendri vers le jardin et la petite tâche jaune et blanche qui s'éloigne. Assise sur la première marche de l'escalier, maintenant gagné par l'ombre du grand chêne à gauche, la jeune fille pousse un long soupir. Du fond du jardin, les sous-bois exhalent un parfum musqué qui parvient jusqu'à elle. Finalement, il ne reste qu'une dizaine de jours avant l'arrivée de l'automne, pense Pénélope, et l'été s'est déjà enfui. Elle balaie une nouvelle fois le grand jardin d'un regard circonspect, pour en scruter les indices d'un changement imminent de saison. Lord Ablewhite a coutume de dire qu'au cœur même d'une saison, on peut déjà sentir les prémices de la saison à venir. L'ombre du grand chêne s'étend maintenant sur la véranda. Pénélope frissonne et sort de sa rêverie. Elle ramasse son tablier et regagne la maison. Les vestiges du goûter qu'elle trouve sur la table de la véranda la ramènent pourtant au sujet de sa rêverie. Tout à l'heure encore, la journée semblait s'étirer dans une douce et chaude langueur. Voilà maintenant que tout a basculé et l'après-midi cède sa place à cette lente agonie du jour que Pénélope sent et redoute. Ting ! Ting ! Toujours cette fichue pendule qui sonne les heures dans un claquement de fouet, pense-t-elle. La jeune fille s'efforce alors de chasser ces mornes pensées, rapporte le plateau du thé à l'office et se dirige d'un pas ferme au 1er étage. Le mouvement de la vie la réconforte et lui redonne du cœur à l'ouvrage.  Mais dans le couloir, un courant d'air la fait à nouveau frissonner. Inspectant alors les chambres de l'étage, Pénélope s'approche de la chambre de Jasmine dont la fenêtre est bien restée ouverte. Le même souffle musqué des sous-bois a envahi la chambre d'enfant. Pénélope, saisie d'un brusque émoi, reste figée sur le seuil de la pièce pour en observer la disposition. Tout semble familier dans cette chambre. Le cheval à bascule, le jeu de quilles, les poupée et la dînette de Jasmine sont à leur place habituelle. Pourtant, la fenêtre projette une lumière blafarde sur l'ensemble. Dans un sursaut, la jeune fille pousse un grognement pour dissiper son malaise et parvient à la fenêtre qui surplombe le vaste jardin à l'anglaise. Se saisissant des battants, Pénélope allonge son buste dans l'embrasure et plonge son regard vers l'allée de graviers et le fond du jardin. Ce qu'elle découvre alors la laisse glacée d'effroi. L'ombre du grand chêne à gauche a envahi le jardin comme les serres d'un gigantesque oiseau. Les buissons et les bouquets de plantes habituellement répartis en jolies plates-bandes ont pris la forme d'un énorme soufflé de feuillages, grossissant et avalant la pelouse avec voracité. Pénélope porte les mains à sa gorge, halète et sent ses jambes se dérober sous elle. Alors qu'elle étouffe dans un tourbillon d'air chaud et vicié qui l'aspire vers le jardin et son immense soufflé, elle aperçoit le petit chapeau de paille et Jasmine qui volent dans une course éperdue vers la minuscule balle qui rougeoie comme le bouton d'une machine infernale. Pénélope tente de jeter un ultime cri pour alerter sa petite protégée et empêcher la tornade de feuilles de la dévorer, mais le vacarme qui s'est subitement levé est assourdissant. Happées par le fond, Lady Ablewhite et Susan ne sont plus que de lointaines ombres blanches et bleues. Aussi imperturbables que les silhouettes effrayantes de l'esquif se dirigeant vers l'île des morts d'Arnold Böcklin. Pénélope s'affaisse.



J'ai finalement repeint les murs en pente de ma chambre. Le blanc immaculé a remplacé la frise de petites cartes postales, et les reproductions de tableaux sont maintenant rangées au fond d'un tiroir. Je les ai toutes regardées intensément, me plongeant avec bonheur dans leurs univers chatoyants, voguant à travers des ruines antiques, des cités mythiques, des rivages crépusculaires, des vallons boisés jusqu'à ce jardin ombragé et cette allée de graviers, à la recherche de la minuscule balle rouge.


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