HUIS-CLOS
Pierre Scanzano
En l'an 1900. Probablement comme jamais, "illusoire". Mais, non moins sûr qu'il soit mon imaginaire à recoudre ma destinée, dont j'ai pris soin de me la déchirer ; pour vous suivre sur le temps qui est le votre... J'ai partagé ma conscience afin de créer cette suite d'événements qui donnent vie à notre histoire. Votre métamorphose de femme fatale, et ce sang fluvial qui me tient en surface me charriant tel un bois mort, ou amibe, aux pieds de votre immeuble, carnivore et hautain.
Janvier ou Mars, peut-être Juin ou Novembre. Je doute vivre en ce siècle. Ou un autre semblable. N'étant pas à un millénaire près. Je sais quelle passion me dévore, consume l'âme, le coeur, l'esprit. J'ai traversé cette ville à la lumière trop nécrophage, n'ayant qu'un point fixe dans les yeux. Au-delà de la Seine : la montagne Sainte Geneviève. Là, où je suis moi-même, en dehors de ce que je suis. Je reviens à la même adresse, en chien fidèle.
Nouant les liens avec vous ma Cassandre indisponible, lointaine et indispensable. Dans ce Paris, dont je marque les rues pour revenir ainsi de nuit. De toutes les nuits, sans rancune aucune. Six rue Clovis, adossé au mur de Philippe Auguste, à deux pas de l'église et la coupole omniprésente du Panthéon. Je remonte en toute discrétion l'escalier-colimaçon en bois de Touraine.
M'arrête à chaque palier ; à mon âge, le corps ose me demander pour qui dois-je cet effort. J'ai loué un appartement contigu au votre, ainsi, je pourrais vous observer chaque instant de l'éternité qui nous reste à franchir, porte close. Y aspirer l'air que vous vivez, l'expirer lentement et la reprendre pour que survive notre univers. L'air, l'air de vos angoisses, de vos joies, qui seront les miennes. Je conserve la clé au tour du cou, me protège de vous. Je la caresse en dormant les yeux ouverts.
C'est mon ancre, sans qu'elle aille fond de mon âme. J'ai le poids des rêves sur ma poitrine, le paradis à portée de mon sommeil. Que n'ai-je pas fait pour éviter de croiser votre regard ; son ombre acérée blesse mes yeux. Jai tant désiré vous diluer dans ma mémoire. Pour ce faire, j'ai hanté les allées du Louvre, les salles des grands maîtres, avec mon chevalet, mes pinceaux, mes toiles. Copié les chefs-d'oeuvre inoubliables : de Raphael, Vinci, Botticelli, Tintoretto, Canaletto. Rubens le suave... Et Mantegna le sublime...
Approchant la perfection avec mes doigts, mon cerveau, et mon inflexible désespoir. Maintenant que je suis devant cette porte fermée, je l'ouvrirais, l'espace vide s'interposera entre vous et moi. M'assoirais pour ne plus me lever, le temps de votre vie qui sera le mien. Vous êtes derrière ce mur, mon isoloir inavouable. Je vous vois aérienne, libre et sauvage et mésestimée.
Libre dans cette chambre, où les hommes viennent et se vautrent comme des anguilles sur un pubis innocent, dont moi, j'aurais pu y faire la cloison de nos enfants. Ne suis-je pas conscient que c'est mon monde ? Pas le votre... Mon monde vous inclue ; le votre m'exclue ! J'ai creusé, tailladé toute une vie depuis que je suis plus penché sur vous, que sur terre. Ce petit trou invisible, et la lumière vient à moi : à nous -, nous mordre le sang.
De cette vue imprenable, naît ma souffrance ; vous n'existez que, parce que j'existe pour vous voir. Vous induire à rester dans le cercle de ma réalité subliminale. Je ne peux pas croire à votre existence sans moi. Je vous ai fait à l'image dont je rêvais, sans pouvoir vous connaître. Vous correspondez en tous points à la vision que j'avais de vous.
Chaque jour, de galants personnages de votre monde, viennent s'ajouter aux lames lardant déjà ma chair, mon espoir vaincu. Ce n'est qu'une image, j'en conviens ! Mais ma douleur; elle, ne respecte aucune trêve. Jai tout noté de vos rendez-vous, Paul D... le politique, Auguste R... le peintre, Paul V... l'écrivain, et l'autre, Kostrowicki le poète fulgurant. Poètes en quête de vérité dans les alcôves des sens alambiqués. Que des acteurs langoureux, roussis par des pulsions de désir charnel, et d'abandon contrôlé.
Alors que, je nous vois, moi en Patrocle, et vous en Clytemnestre. Unis, après nos tragédies respectives dans la pureté d'un survol mythique, égalant ceux de Zeus et Venus. Chevauchant le puissant Pégase, au-delà de la mer Egée, au-dessus du rocheux Cnossos et l'azur du Mare Nostrum. Mais ce n'est qu'un rêve ! Je l'avoue, réduit à ma misère de coloriste. Ma misère de piéton anonyme, parmi les hommes en quête d'une idée, d'une définition qui tienne une promesse sur mille.
Un, parmi tant d'autres qui m'ont chauffé, moi, éminemment éloigné de vous. Vous verriez que je suis un tas de viande résignée, doué pour l'observation du détail inutile. Je vous ai aussi peint nue, sur un coussin jaune. Tant de tableaux de vous ornent mes murs, ma solitude et mes pensées. Je ne puis détacher mes yeux de votre personne. Je vous dessinerais, tant que mes mains connaîtront les lignes de votre corps dans la lumière.
Je vous ai terminé hier, et rien bouleversé de votre cadre de vie. L'armoire entrouverte, le linge bien rangé. Le fauteuil doux, soumis. Le linge rose oublié dessus, presque épuisé, chiffonnée, figée pour la journée... Je voudrais que vous notiez les ombres. Ombres qui canalisent l'afflux de tout mon regard. Ombres qui déteignent en moi, en une sorte de mélancolie fraternelle.
Ces ombres qui tapissent le sol gris. Allant jusqu'à frayer au-dessus du lit, avec le "tiède" que votre corps a laissé, lumineusement seul. La fenêtre, devant vous, vous dévore. Et le miroir vous renvois le visage que je ne saurais oublier. Ce tableau je l'ai nommé, " Femme se coiffant ". Parce que le reste de votre temps libre, vous le dédiez à la beauté éphémère. Et il est dommage que votre visage, soit en proie au mouvement gracieux de vos bras levés. Mais c'est ainsi !
Il faut que je m'y fasse. Sachez, ma douce anonyme, qu'on a érigé un palais énorme, à flanc de Seine. Un palais d'acier au toit de verre, sorte d'arche de Noé immense. Qui sait si un jour, tout ce que j'aurais peint aura cet espace à disposition. Et que : " femme se coiffant" aura l'honneur des visites de vrais amateurs d'art. Dans ce siècle, un autre ou jamais, peu m'importe. Je suis un visionnaire mal éclairé. Et je donnerais cher qu'un auteur quelconque prenne à bras le corps cette histoire, qui n'est que mienne et au demeurant, la votre.
Qu'il en fasse un livre s'il en aura envie, pour la postérité. Mais qui oserait inventer, d'après mon tableau, où vous êtes le sujet captif, puisque mon histoire n'aura jamais existé. Qui me connaîtra intimement. Qui saura mon dilemme d'artiste, et le transi de votre corps. Qui d'autre que moi est ici, derrière ce mur de briques. Là, à observer vos moindres gestes, de l'oeil gauche, puis du droit, le temps infime d'un instant qui, en théorie, n'a jamais existé ?
Je vous ai donné un nom adorable : "Lily " Ma Lily brune, fantasque et immature. Enfant au visage dédié pour que l'éternité soit un cauchemar imprévisible. Ma petite éternité targuée de "privée". Avant de m'en aller vers d'autres dérives quotidiennes, loin. Loin de vous, sachez que mon nom est : Félix, Félix Vallotton. N'oubliez jamais, Lily, que c'est moi qui vous ai peint, derrière notre océan d'un monde inaccessible. Vous y êtes mon phare, ma balise. Mon île - île en arabesque imaginatif.
Et vous, vous autres. Qui êtes-vous calfeutrés derrière ces quelques lignes, écrites par un fou d'histoires sans fin. Il vous joue la comédie d'un monde qui est à la fois, d'illusionnisme exacerbé et de vérité prophétique ? Lequel...