Le Dîner, effet de lampe ou la nouvelle vie de Solange
wen
Dans le village de Saint-Michel-de-Montjoie, la vie est simple. Quand nait un garçon, on lui laisse le temps de grandir juste ce qu’il faut juste avant de travailler. Il travaille dans le granit ou il travaille aux champs. Louis n’avait pas dérogé à la règle. Pour lui, ça avait été le granit. Comme son père avant lui.
Et comme son père avant lui, c’est au bal de Gathemo qu’il avait trouvé une femme. Jeannette n’était pas la plus belle, elle n’était pas la plus courtisée, elle n’était pas le meilleur parti pour un gars des carrières de Saint-Michel-de-Montjoie. Mais elle semblait honnête et sa mère lui avait correctement appris comment tenir une maison. Louis lui trouva même des côtés agréables. Elle était brune, grande, et ses yeux noirs trahissaient un caractère rebutant les aventureux.
Ils se fréquentèrent pendant plusieurs semaines et Louis arriva à convaincre facilement ses parents de la lui confier, ceux-ci étant trop contents de la voir partir avec un gars des carrières.
Jeannette et Louis se marièrent et s’installèrent en ménage. Louis avait appris rapidement que Jeannette savait lire, écrire et compter. En réfléchissant bien, il lui arrivait de penser que ce fut à partir de ce moment-là qu’il commença à vraiment tomber amoureux d’elle. Il découvrit en elle une femme aimante, curieuse, dévouée et simple. Elle le surprit rapidement par ses discussions toujours pleines de bon sens, et ses avis mesurés et fins. Jeannette était la source de ce supplément d’âme dans leur maison qui en ferait un foyer où il ferait bon vivre.
Et ce fut le cas.
Ils vivaient une vie simple, mais ils étaient heureux. Il gagnait durement sa vie à l’extraction du granit, était aimé par ses compagnons de labeur et respecté par son contremaître. Il commença même à lui faire comprendre qu’il pourrait prendre sa suite un de ses jours. Quant à Jeannette, elle tenait parfaitement la maison, avait réussi à se faire des amies parmi les autres femmes des gars de la carrière, rendant des services de couture bon marché et savait cuisiner de peu. Durant les soirées où Louis ne rentrait pas trop fatigué de sa journée, elle trouvait encore la patience et l’envie de lui apprendre le peu de choses qu’elle savait. Ensembles, ils lisaient le journal. Elle lui apprit à compter et lui permit de se faire remarquer en bien par son patron.
Ainsi, ils se construisaient l’un avec l’autre une vie agréable faite d’humilité, d’honnêteté et de simplicité. Ça faisait plaisir à voir.
La sœur de Louis, sa seule parenté encore vivante, avait quant à elle fait ce qu’il était convenu d’appeler un beau mariage à la faveur de ses obligations de catéchèse, passage incontournable de l’éducation reçue au foyer de jeunes filles de Saint-Hilaire-du-Harcouët où elle avait été placée dès l’âge de ses douze ans.
C’est ainsi, à la faveur des offices réguliers et du pieux dévouement de sa sœur que l’un des plus beaux partis de la ville s’enticha d’elle au point de batailler plus que de raison contre ses parents ne lui trouvant pas la fortune suffisante. Ce fut le premier et dernier acte de rébellion de René Raulin, fils du Victor du même nom qui avait hérité lui-même de la fameuse et si florissante manufacture de filature et de teinturerie de Saint-Hilaire-du-Harcouët. Mais leur mariage fut un fiasco et ils vécurent rapidement comme deux étrangers.
René laissait libre cours à toute sa puante vanité d’héritier de fin de race imbécile tandis que la sœur de Louis avait pour simple préoccupation ses toilettes et les ordres que son statut lui autorisait à donner à ses gens.
Jeannette et Louis évitaient de se rendre à leur invitation hormis pour les fêtes de Pâques, et pour le repas de la saint Louis, le 25 août, événement incontournable où sa sœur étalait devant eux sa plus belle vaisselle, ses fruits exotiques et son électricité nouvellement arrivée dans la ville. René Raulin en était d’ailleurs tout fier de montrer sa lampe allumée à l’électricité, « la première après celle installée dans le cabinet de monsieur le Maire ».
Jeannette et Louis vécurent heureux pendant plusieurs années, mais une ombre au tableau prenait de plus en plus d’ampleur. Les commérages dans le village se faisaient de plus en plus fréquents et de moins en moins discrets. La Jeannette n’arrivait pas à offrir d’héritier à Louis. Malgré l’amour de leur foyer et leur vie honorable, ça ne voulait pas marcher. Les commérages se transformèrent rapidement en médisances.
Mais un jour, Jeannette eut du retard. Une semaine, puis deux, puis six semaines, puis deux mois. Jeannette était enceinte. Son ventre grossit dès le troisième mois. Elle le portait bien et les racontars furent oubliés rapidement. Tout le monde la félicitait. Tout le village se réjouissait pour eux deux qui deviendraient bientôt trois.
Ils vécurent heureux encore durant cette grossesse. Ses compagnons de labeur prenaient régulièrement de ses nouvelles. Il était fier et attendait le moment en affrontant fièrement la vie.
Ils ne choisirent pas de prénom de garçon. Jeannette savait que c’était une fille. A quelques semaines du terme, ils s’étaient mis d’accord. Ils l’appelleraient Solange.
Et ce fut effectivement une petite fille. Les yeux de Louis s’illuminèrent lorsqu’il la vit pour la première fois après ses premiers cris.
Mais l’accouchement se passa mal pour Jeannette.
Hémorragie.
Le curé du village voulut rester pour ses derniers instants mais Louis insista pour être seul avec elle lorsqu’elle ferma les yeux pour la dernière fois. Jeannette s’éteignit trois jours après la naissance de la petite fille.
Louis fut un père exemplaire. Il ne vivait plus que pour Solange. Son histoire fut racontée sur tous les marchés du bocage. Chacun louait ou plaignait cet homme si volontaire, si prometteur de l’avis même de son contremaître à la carrière. Puis les gens disaient que c’était ainsi, qu’il ne fallait pas chercher à comprendre parfois, se saluaient en se disant à la semaine prochaine et s’en retournaient dans leurs fermes préparer la soupe.
Cela dura pendant dix ans. Louis fit du mieux qu’il put et il était fier de sa Solange qui était devenue une gamine bien élevée. Elle portait des robes récupérées ici ou là, mais il voyait Jeannette chaque matin et chaque soir dans les yeux de la petite et elle lui rendait bien. Solange vouait une admiration sans borne à son père. Elle avait compris très tôt son dévouement, son courage et les sacrifices qu’il avait fait pour elle. Solange portait un amour inconditionnel et absolu à son père, à la hauteur de l’admiration qu’elle ressentait pour lui à chaque instant.
En juin 1901, un morceau de granit tomba du chargement sur lequel Louis venait de l’installer. Il s’écrasa sur des leviers en fer qui avaient été posés ensemble. L’un d’eux se releva brutalement, brisant net en plusieurs morceaux la jambe de Louis. Longtemps le médecin pensa qu’il faudrait la couper mais elle se remit. Raide comme une barre de fer. C’en était fini de la carrière pour Louis.
Sans ressource, durant ses longs mois de convalescence, il gambergea et la petite Solange eut de plus en plus souvent peur des réflexions qu’elle entrevoyait dans les yeux de son père.
En octobre, n’ayant pas eu d’enfants, sa sœur lui fit une proposition. Après en avoir parlé avec son époux, elle souhaitait prendre en pension la petite Solange pour son bien comme elle disait.
Louis accepta en janvier.
Il lui mit sa plus belle robe. Il lui lava les cheveux à l’eau chaude et les brossa pendant une éternité, puis ils partirent dans l’après-midi pour aller dîner chez tantine comme elle l’appelait.
Louis et Solange ne purent dire le moindre mot à table. Ils savaient tous les deux. L’oncle se bâfrait sans convenance comme d’habitude pendant que la tante n’arrivait plus à contrôler sa logorrhée verbale trahissant sa satisfaction racontant toutes les visites qu’il allait falloir faire pour montrer cette adorable enfant à toutes ces si amies de la paroisse.
Solange n’entendait plus rien. Elle regardait fixement son père, tout aussi silencieux qu’elle. Il lui avait promis une nouvelle vie, une meilleure vie. Elle n’en voulait pas de cette vie-là. Mais la mort dans l’âme et les yeux embués, elle l’acceptait.
Elle savait que son père partirait seul une fois que les fruits de la coupe sur la table auraient été débarrassés par les gens de la maison.
Bientôt l’homme qu’elle voyait encore distinctement à la lumière de la lampe électrique s’en ira.
Elle se dit qu’elle pleurera plus tard mais pas maintenant.
Elle ne voulait pas le voir pleurer lui non plus.
Triste et beau...."Les misérables" ne sont pas loin
· Il y a presque 11 ans ·Isabelle Leseigneur
Après Balzac et Maupassant, Hugo maintenant... Je vais finir par prendre vraiment la grosse tête.
· Il y a presque 11 ans ·Merci beaucoup, ça me touche vraiment.
wen
J'ai été vraiment fasciné par l'histoire, et j'ai été très attaché aux personnages. Tu pourrais en faire un roman de 1000 pages de cette nouvelle et j'aurais envie d'en lire plus! merci
· Il y a environ 11 ans ·jasy-santo
Merci beaucoup, ça me touche vraiment.
· Il y a environ 11 ans ·Le problème c'est que si ça se transformait en un roman de 1000 pages, je ferais du Proust. Or n'est pas Proust qui veut !
Merci de la lecture en tout cas et du commentaire.
Au plaisir.
wen
Ah oui Wen, j'aime beaucoup! Heureusement que je ne t'ai pas lu avant, j'aurais pu l'appeler Solange! En te lisant, je me suis promenée entre Balzac et Maupassant.
· Il y a environ 11 ans ·sophie-l
Et ben si ça c'est pas un compliment... Balzac et Maupassant, rien que ça !
· Il y a environ 11 ans ·Merci beaucoup à toi et j'en profite ici pour dire à tout le monde d'aller lire ton interprétation de ce tableau.
wen
une très belle interprétation autour de ce tableau...
· Il y a environ 11 ans ·Eva Scardapelle
Merci beaucoup Eva. Du commentaire et de la note.
· Il y a environ 11 ans ·wen
A force, j'ai plus de gentilles choses a te dire ...juste que j'aime ce texte, malgré la tristesse qui en ressort!!une fois encore bravo pour la diversité de ta plume.
· Il y a environ 11 ans ·Sweety
Merci à toi Sweety d'être toujours là. Pour tes lectures, pour tes commentaires et pour tes gentillesses que je ne vais certainement pas refuser !
· Il y a environ 11 ans ·wen
Belle interprétation très agréable à lire ...
· Il y a environ 11 ans ·reverrance
Merci beaucoup Rév', de ta lecture, de ton commentaire et de ton CDC.
· Il y a environ 11 ans ·wen
J'aime beaucoup ton interprétation autour de la toile ! vraiment !
· Il y a environ 11 ans ·C'est très bien vu !
cdc
lyselotte
Merci d'avoir pris le temps de lire ma petite histoire Lyse. Merci pour le CDC. Je l'aime bien aussi cette petite histoire.
· Il y a environ 11 ans ·Elle n'est pas drôle mais c'est le tableau qui veut ça aussi.
wen
Superbement trouvée. Cette histoire va comme un gant à cette toile où l'homme en contre jour et la petite fille se parlent sans dire un mot....
· Il y a environ 11 ans ·Marion B
Oh ! Merci beaucoup Marion.
· Il y a environ 11 ans ·J'ai hésité un peu à la publier mais tout bien réfléchi, c'est exactement ce que ce tableau m'inspire.
As-tu remarqué également, que les personnages que l'on voit de profil n'ont pas de bouche. Ou plutôt, la femme n'a pas de bouche tandis que l'homme engloutit plus qu'il ne mange. Comme si peu importe ce qu'ils disent, personne ne les entend...
La seule chose qui compte c'est cette petite fille et l'ombre envahissante au premier plan.
Merci beaucoup de ta lecture en tout cas et de ton commentaire.
wen