Le banc Saint-Pierre...
peter-oroy
Grand-Mère me disait... Te souviens-tu?
Graduellement le soleil inondait les fenêtres de l'immense chambre où je dormais avec mes parents et mon frère. Les bruits du village de ce dimanche matin avaient quelque chose de rassurant. On entendait au loin le timbre des cloches des vaches qui paissaient dans les verts pâturages ensoleillés du Val-de-Ruz.
Le coucou caché dans les grands platanes du cimetière insufflait par son appel encore plus de quiétude en mon esprit romantique et vagabond.
Allongé sur ma couette, je me prenais à rêver en ce beau matin d'août. Hier encore j'étais à Paris avec mes parents et mon frère.
Nous avions pris le train de huit heures dix à la Gare de Lyon pour rejoindre ce coin de paradis que, en secret, j'affectionnais tant. La vieille maison bordée de forêts, nichée au creux du vallon, bien en vue en haut du Chemin de la Cure m'envoutait. Je sentais comme un frémissement du passé de mes ancêtres qui avaient habité là. Toute l'histoire du lieu surgissait en visions fantomatiques du vécu de ces boiseries craquantes et pleines de souvenirs.
Le régulateur égrenait les huit heures. Je tentais de capturer la résonnance du dernier coup de marteau frappant la spirale de métal forgé. A l'infini l'onde se répercutait en mon inconscient. Puis j'écoutais le silence. J'essayais de discerner les murmures ténus du réveil de la maison. Quelqu'un qui bouge près de moi, le tic-tac régulier de la pendule, des mulots qui courent dans la parois de bois, le tintement des cloches dans la prairie, le chuintement assourdi du trolleybus qui descend sur Cernier, les boilles de lait que l'on entrechoque en bas du village près de la fontaine, le gazouillis des oiseaux dans les poiriers du jardin ; je percevais avec bonheur tous ces petits murmures de la vie paisible que je n'avais pas à Paris.
Je restais encore quelques minutes immobile, les yeux grands ouverts à l'écoute de la résurrection d'un beau matin d'été. J'étais heureux en Suisse. Dans l'impénétrable amour que j'avais de mes origines suisses je ressentais l'affection suprême du refuge que je ne trouvais pas auprès de mes parents préférant à moi un frère qu'ils adulaient.
Le sentiment d'être le résultat non désiré d'une nuit d'amour de mes géniteurs me conférera ad eternamcette médiumnité innée : inexplicable faculté de discerner les choses et les gens, cet insatiable besoin d'aimer et d'être aimé, cette sensibilité chimérique et cette volonté rebelle que je suivais comme un guide spirituel. Volonté qui est devenue ma force, ma lutte féroce pour ma vie, mon indépendance, mon droit, ma liberté de penser.
Ces raisonnements philosophiques s'évaporèrent tout à coup comme une bulle de savon qui, n'en pouvant plus de miroiter au soleil, explose en feu d'artifice.
Je sautai au bas de mon lit. Un bon vieux lit haut, à coffrage de bois sombre, reflet du temps passé où peines et joies étaient partagées au creux des vieux matelas aux ressorts grinçant.
Après un rapide passage de propreté auprès de la fontaine monolithique abreuvée d'eau de source glacée comme un mauvais hiver, je descendis les marches en bois râpeux menant vers le rez de chaussée.
A petits pas mesurés, Grand-Mère préparait le petit déjeuner. La théière fumait sur la table de la Stube. Les tranches de taillaule fraichement coupées aiguisaient mon appétit. Les confitures confectionnées l'été passé par Grand-Maman me mettaient l'eau à la bouche.
Après avoir salué mes grands-parents je me mis à table bien décidé à goûter aux bons produits du terroir.
Le regard malicieux de Grand-Mère me couvait de sa douceur. Je lui souris en recouvrant mes tranches de confiture brillante, onctueuse et parfumée. Toute la forêt s'étalait sur ma taillaule et sur mes doigts que je léchais avec délectation. Les lèvres encore collantes, je bus de grandes gorgées de thé parfumé. Ah ! Comme tout cela était bon. Ah, quel petit bonheur simple et gourmand attisait mon plaisir !
- Mon petit, voudrais-tu aller au culte ce matin avec moi ? Demanda soudain Grand-Maman. Je sais que tu n'es pas de confession protestante mais tu me ferais grand plaisir. Cet après-midi nous irons au banc Saint-Pierre cueillir quelques petits fruits et prendre les quatre heures. Ajouta-t-elle.
Je restai un moment perplexe. Je ne sus d'abord que répondre. Puis la curiosité prit le dessus. Je n'avais que peu de notions sur la réforme et la religion qui en découla. Mes connaissances scolaires du protestantisme me laissaient un fond de mystère et je voulus savoir, comprendre en voyant de mes propres yeux cette énigme.
Bien qu'élevé dans le respect de la religion catholique, option qui me fut donnée par ma mère Française, je n'avais que peu d'attachement pour ce cérémonial guindé et incompréhensible que le curé débitait en latin chaque dimanche matin. Le protestantisme n'était que misérablement représenté dans la région parisienne où tout devait entrer dans un cadre de traditions ancrées dans les siècles. Nous allions tous les jeudi -jours de congé scolaire en France au sortir des années de guerre et au-delà-, nous allions donc les jeudis au catéchisme où nous apprîmes la vie de Jésus. Comme j'adorais l'histoire en général je m'y prêtais de bonne grâce. Toutefois j'avais catégoriquement refusé de « faire ma communion », me laissant le choix pour plus tard, lorsque je serai grand. Mon esprit rebelle et libre s'opposait déjà à toute forme d'embrigadement, tout louable fût-il.
C'est donc par goût du mystère et d'ouverture à la connaissance que j'acquiesçai.
Après avoir revêtu mes habits du dimanche nous nous rendîmes, Grand-Mère et moi au culte.
Les cloches sonnaient déjà pendant que nous descendions la côte séparant la maison du petit temple caché dans la verdure d'un beau dimanche d'été.
Les fidèles se pressaient sous le préau du parvis. La curiosité fit répondre ma Grand-mère à beaucoup de questions de la part des villageois peu habitués à compter de nouveaux fidèles dans leurs rangs. Le pasteur nous accueillit avec gentillesse avant l'entrée dans le temple. Il s'enquit de ma provenance et après avoir reçu rassurante réponse de la part de ma Grand-Mère, me souhaita la bienvenue dans l'humble communauté. Je fus étonné et comblé par cette proximité.
L'orgue jouait en sourdine. Le temple était un grand édifice vide sans richesse. Aucune statue n'ornait les murs. Aucune dorure, aucun décor, aucun tableau, rien d'ostentatoire ! Mon étonnement fut grand de rencontrer pareille solennité. Habitué aux ors et richesses du catholicisme je prenais toute la mesure de la véritable pensée chrétienne empreinte de l'humilité –je dirais presque « de l'austérité »- de l'adoration du Christ. Ce qui n'était pas pour me déplaire.
Je retrouvai le déroulement d'une messe ordinaire. Après l'introït suivit l'invocation. « Amen » résonna, puis un court instant le silence se fit.
L'officiant s'adressant à l'assemblée dit : « Le Seigneur soit avec vous ». L'assemblée répondit.
Miracle ! La messe était dite en français et je comprenais tout le déroulement.
Un cantique rassembla les fidèles. Puis un passage de la bible servit de prétexte à la réflexion du jour. Le Jugement des Nations(Matthieu 25.31-46) représentait pour moi la non assistance des peuples envers tous les persécutés de la dernière guerre.
Le souvenir des récits de mes Grands-parents Français fit ressurgir les horreurs de la domination Nazi. Les dénonciations, les arrestations, les déportations, les exterminations. Et puis, les paroles de ma mère relatant la sombre chronique de ce pape, ancien nonce apostolique en Bavière puis en Allemagne me revinrent à l'esprit ! L'aide de Von Papen de confession catholique apportée à Hitler. La timide condamnation de Pie XII souscrivant la lettre de Pie XI « Mit brennender Sorge ». Cette ambiguïté envers les peuples qui collaborent à l'antisémitisme tout en refusant de condamner l'alliance des alliés et l'URSS. Il fut, paraît-il, au courant de l'existence des camps d'extermination. Il réprouva les actes sans en nommer les victimes ni les bourreaux. Il protégea certains Juifs ce qui n'empêcha pas d'ailleurs leur extermination. Il imposa son magistère d'autorité et fut silencieux en particulier sur la Shoah.
Le cantique suivant me réveilla de ma torpeur. Une dernière prière clôt le culte.
Retrouver la lumière insolente du dehors me fit plisser les yeux. Mes pas étaient automatiques. J'avais encore en tête ces paroles d'ouverture sur la méditation, la pénitence et le cheminement vers la pensée chrétienne.
Je saluai le pasteur qui me souhaita un bon dimanche. C'est je crois ce jour que ma conviction se tourna vers les enseignements de Guillaume Farel, à la fois humaniste et agitateur polémiste, combattu par Guillemette de Vergy veuve du Seigneur Claude de Valangin-Neuchâtel dans les années 1530.
Lentement nous remontâmes la route pentue vers la maison. Onze heures dix sonnaient au clocher du temple. Ma mère préparait le dîner de midi sur le vieux potager à bois de la cuisine. Je m'installai au jardin à l'ombre d'un vieux pommier en grappillant des rameaux de raisinets gorgés de soleil. Cet après-midi nous monterons au Banc Saint-Pierre.
Je savourais le bonheur de ce matin de paix. Les yeux fixés vers les fenêtres de la chambre haute, je regardais cette façade blanche où parfois le crépi s'écaillait sous la charge des ans et des intempéries. Trapue et solide comme le roc sur lequel elle s'appuie elle défie les siècles, la grande maison blanche. Quel bonheur c'était pour moi de monter tout là-haut en gravissant l'escalier très pentu où l'on devait s'aider à l'aide d'une lourde corde tressée, tendue de bas en haut le long de la paroi de bois. On traversait un grenier fleurant la suave odeur de sapin sec, puis, après avoir poussé la porte grinçant sur ses gonds forgés, on entrait dans la chambre haute comme on pénètre dans un musée figé par le temps. Les boiseries chauffées par le soleil entrant à flot exhalaient un parfum de bois verni et doré par les ans. Pendant des heures je dessinais la vallée qui déroule immuablement sa palette de couleurs d'été jusque tout au fond au pied du mont.
Souvent, comme aujourd'hui, on devait me chercher et m'appeler pour participer aux repas. J'entendais les pas de mon père qui tout en sifflant venait me chercher, souvent émerveillé par mes dessins. Avec regrets je quittais mon havre de paix, mon antre, mon repaire. Je laissais le soleil jouer et projeter les ombres des fenêtres qui dessinaient de grands carrés distordus sur le parquet de la pièce. Nous redescendions alors tranquillement.
Le début de l'après-midi marquait le départ pour le point de vue du Banc Saint-Pierre. Armés de pots de lait en aluminium et de quelques sucreries nous partions sur le chemin de cailloux blonds que les ombres mouvantes des arbres faisaient ondoyer sous nos pas. La terre sentait bon sous la fraicheur des sapins faisant la révérence là-haut, au-dessus de nos têtes. La mousse des talus était encore perlée de rosée. Je glissais ma main sur ce tapis de verdure pour en humer la douce fragrance. Déjà la silhouette du temple disparaissait sous la ramure. De la grande maison on ne voyait plus que la façade côté est, barrée par la grande échelle de bois accrochée en travers du mur.
Par le Chemin des Empétières nous nous dirigions vers notre but. Nous avions déjà dépassé l'impasse des Arniers et ses quelques maison. C'est là qu'habitait mon oncle. Facétieux bonhomme, accordéoniste de talent et souvent clown, sachant toujours faire naître un sourire au visage d'un enfant par ces farces et bons mots. Sa femme, notre brave Tante Marthe, était pour nous le symbole vivant de ce Val-de-Ruz au verbe parfois haut et chantant, agrémenté de « Qué » ou de « Tais-toi wouar » qu'elle lançait avant de partir d'un éclat de rire sonore.
Soudain le chemin s'ouvrait sur un panorama grandiose jusqu'au contrefort de Clémesin, hameau niché dans la grimpée du Mont cachant le Chasseral.
Au loin, un tracteur rouge auréolé d'un nuage de poussière semblait se dorer au soleil dans un champ de blé au fond de la prairie du Pâquiers.
On y était ! De là le regard embrassait toute la vallée jusqu'à la trouée du Seyon vers Neuchâtel. A nos pieds Villiers déployait le ruban de sa route principale cheminant vers la cluse des Bugnenets avant d'accéder au col Des Pontins et d'aborder la grande descente vers Saint-Imier.
Les petites fabriques d'horlogerie se succédaient le long de la route et s'intercalaient entre les grosses fermes du village. Là-bas vers la droite le long de la route de Savagnier les peupliers hérissaient les bordures des champs alentours de leurs cimes pointues.
Depuis la forêt de dessous le Mont on percevait le claquement sec des balles tirées par les mousquets des miliciens à l'entraînement. Quelqu'un clouait des planches en bas. Cachée dans la trame des ruelles une scie grinçait en fendant le bois sec que l'on entreposera pour l'hiver. Un solo de trompette joyeuse perçait l'air léger : dernière répétition avant la fanfare de ce soir. De gros oiseaux gris volaient en silence dans le ciel azur.
Qu'il était loin mon Paris ! Mais qu'elle était belle la vallée de mes ancêtres !
Nous nous enfonçâmes dans la profondeur des bosquets regorgeant de petits fruits rouges. Nous en glissions dans nos pots de lait autant que nous en mangions. Les lèvres collaient et se parfumaient du sucre des mures et framboises sauvages. Bientôt nos récipients étaient pleins. Alors nous dégustions notre quatre heures sur ce vieux banc de bois gris et râpeux, momifié par les ans. Nous passions le reste de l'après-midi en silence, à l'ombre des arbres bruissants, émerveillés par la vue majestueuse de notre Val de Ruz.
Et puis, imperceptiblement, la fraicheur descendait depuis Les Planches. La forêt devenait plus sombre et plus mystérieuse. Le soleil se dissimulait en butant sur le Mont Racine, Tête de Ran et enfin la Montagne de Cernier. L'heure de redescendre était arrivée.
Accompagné de mon frère nous portions notre précieuse récolte à la boulangerie du village avec mission de commander une bonne tarte aux fruits et à la meringue. Nous chapardions tout au long de la descente quelques fruits juteux et sucrés de nos pots. « Cela ne se verra pas ! »
Les pots à lait étaient passés sous le filet argenté de l'eau de la fontaine et nous allions les faire remplir à la laiterie avant de remonter vers la maison.
Le froid tombait maintenant du ciel. La forêt formant une couronne au-dessus de la maison avait pris une couleur noire. L'ampoule cachée sous son abat-jour de tôle emmaillée de l'antique candélabre virait au jaunâtre en jetant un pâle halot de lumière.
Souvent, en entrant dans la cuisine un fumet de saucisses et de rösti nous accueillait. Passée la porte menant à la Stube une bouffée de chaleur dégagée par le poêle ronflant nous enrobait de sérénité.
De longues soirées faisaient suite à ces journées de tendresse heureuse égayée parfois par la visite impromptue de quelque membre de la famille venu se réchauffer d'humanité et du bonheur simple d'être ensemble.
La nuit accrochait alors ses étoiles sur un ciel indigo. C'était l'heure du repos et on se quittait après un « Adieu, à d'main, dormez-bien qué ! »
Le silence envahissait peu à peu la grande maison qui semblait vouloir enlacer tous ses habitants sous sa divine et rassurante protection.
© by Peter O'Roy, 07 mars 2019
FIN
Un beau style pour un beau texte, j'ai beaucoup aimé ! Votre joie d'enfant à vous retrouver en Suisse, se ressentait vraiment et faisait plaisir à lire.
· Il y a presque 5 ans ·Louve
Merci fidèle Louve. Encore un beau moment de partage! Ah!, le banc Saint-Pierre, la vieille maison, le temple...ce sont là mes refuges, mes tanières où j'aimais à me réfugier parfois comme un animal blessé, mais prêt à rebondir. Merci et bon weekend.
· Il y a presque 5 ans ·peter-oroy
Très simple, très 'lacteux', très beau.
· Il y a presque 6 ans ·effect
"Lacteux" Quel joli qualificatif qui traduit bien l'esprit de ce récit. Merci pour ce commentaire.
· Il y a presque 6 ans ·peter-oroy