Le bandeau noir
Clément Moutiez
Au début, la sensation du dos d'une cuillère froide sur sa peau. Et puis ça s'est mis à palpiter sous lui, comme si ça venait de la chaise sur laquelle il était assis. Puis, en lui. Des pulsations chaudes à lui faire exploser les veines. Quand elle lui enleva le bandeau, il ne vit guère mieux, il aurait voulu prendre sa canne et partir en courant mais il dut attendre qu'elle le reconduise à la porte, qu'elle l'amène dans les escaliers et qu'il sente la lumière de la rue pour retrouver ses esprits. Les premières fois, il se demanda si les gens, sur le trottoir, le regardaient bizarrement quand il rentrait chez lui.
La deuxième fois, c'était sur un fauteuil, plus moelleux. Son corps était encore plus livré à l'abandon, seuls ses pieds nus sur le sol lui rappelait qu'il était quelque part sur terre. Et puis, il y eut tout ce chaud qui l'engloba du haut des cuisses jusqu'au cuir chevelu. Le bandeau enlevé, la porte qui s'ouvre, les escaliers, la lumière de la rue.
Ce n'est qu'au bout de la troisième fois qu'il osa lui parler. Il lui demanda un verre d'eau. «C'est du l'eau du robinet ou du coca zéro. J'ai que ça. » Il connaissait enfin sa voix, et pour lui, c'était tout un nouveau monde qui s'ouvrait. Il dit « merci. » Il quitta le fauteuil, le bandeau enlevé, la porte qui s'ouvre, les escaliers, la lumière de la rue.
Une autre fois, il dut patienter dans le couloir, il était arrivé un peu en avance. La porte s'était ouverte et il reconnut une voix masculine avec elle. Un homme le frôla et descendit les marches rapidement. Il se promit de ne plus jamais arriver en avance. En retard, valait mieux, mais plus en avance.
Pendant quelques mois, leurs rendez-vous s'étaient espacés à cause de son traitement. Enfin, un jour il revint dans cette pièce. Elle fumait à la fenêtre. Des cigarettes vanillées. Un autre jour, elle avait mis de la musique, du Haendel. Il s'était senti privilégié de partager un peu de sa vie.
C'était l'automne. Il se souvint qu'il eut peur d'avoir les mains trop froides. Ses doigts avaient enveloppé un sein flottant et cotonneux. Il se laissait imprégner par chaque infime monticule de son épiderme. Des perles d'eau fragiles et délicates que ses ongles effleuraient. Et puis l'aréole du sein, plus sèche, plus ferme avant que le téton vienne caresser le creux de sa paume. Une main, d'abord, puis les deux sont venues à la rencontre de ces soleils de plus en plus brûlants, de plus en plus vivants. Elle mit sa tête sur son épaule, le bruissement de sa chevelure vint se déposer à l'orée de son tympan, subreptice mélopée qui décupla en son imaginaire, la sensualité vivace de cet instant.
Il garda, ce jour-là en rentrant chez lui, le souvenir des exhalaisons de lait de karité qui semblaient avoir pénétré ses pores tout entier. Et le soir, dans son lit, il lui semblait que des mèches brunes, furtives passaient comme un voile sur son visage. Quand il s'endormit, il n'était pas tout à fait sûr qu'elle ne soit pas là, à ses côtés.
Et puis, il y eut Julie. La bibliothécaire qui l'aidait à choisir ses livres audios, dans les rayonnages. Ils parlaient des romans qu'ils avaient lus, ceux qu'ils avaient aimés, détestés. Ils s'embrassèrent gauchement dans le hall de la bibliothèque. Puis, avec plus d'application et de douceur à chacun de leur rendez-vous.
Il ne retourna plus au deuxième étage de cet immeuble. Dans cette pièce qui ne semblait contenir qu'un lit, un fauteuil, une chaise et une table. Le bandeau noir se perdit au fond d'un tiroir.
Un soir, lorsque sa mère quitta la table à manger pour aller dans la cuisine et qu'il se retrouva seul avec son père, il voulut prendre la parole mais c'est lui qui commença, presque en murmurant: « J'ai été lui donner l'enveloppe, elle m'a dit de t'embrasser. J'espère que ...J'espère que ça t'a.... »Il ne finit pas sa phrase. Puis, d'une voix plus forte :« Je suis content pour Julie et toi. C'est une fille bien. Et très belle en plus. »
A la fin du repas, il se leva, ses parents débarrassaient la table, il entendait de la cuisine, les couverts s'entrechoquer dans le lave-vaisselle. Il passa sa main sur son visage et caressa la longue cicatrice boursouflée qui lui barrait le visage. Il chercha à tâtons le dossier de sa chaise qu'il repoussa contre la table. Quand il arriva dans le couloir, il sentit la présence de son père dans son dos. Il s'arrêta et voulut dire quelque chose mais les mots ne sortaient pas. Il dit simplement : « Merci papa. » Il n'attendit pas de réponse et regagna sa chambre.
Quelques années plus tard, dans l'appartement qu'il partageait maintenant depuis plusieurs mois avec Julie, alors qu'il sortait de la salle de bains pour rejoindre le lit, il entendit Julie : « Tiens, c'est quoi ce bandeau en soie ? C'est à toi ? » Il ne répondit pas, sourit intérieurement et en se glissant sous les draps il n'eut qu'une seule envie : lui faire l'amour, comme désormais, il savait si bien le faire.