C'était une guerre entre ma mère et moi

Alice Neixen

C'était une guerre entre ma mère et moi, ce corps qui ne lui obéissait pas. Ce corps qu’elle avait désiré, créé et façonné au fond d’elle et qui se cabrait d’insolence. Elle voulait parfaire ses contours, le faire plier à sa volonté. Elle voulait l’ériger en idéal, ce corps qui n’était pas le sien, pour que je lui ressemble.  

Sur les autres, quatre kilos en moins ça ne se voyait pas, sur moi on ne voyait que ça. Elle le  voyait partout, sur mes joues, sur mon cou, sur mes jambes, déconfite. Elle constatait mes assiettes à moitié remplies, à moitié finies, sans se rendre compte que je suivais sa logique.

Elle me voulait normale pour le paraître aussi, et ne s’en est jamais rendue compte. Elle s’inquiétait de ma maigreur comme si son poids lui apparaissait soudainement démesuré. Elle condamnait mon attitude sans voir que c’était la sienne. Partout, elle était mon modèle.

Quand elle me priait de manger, son regard disait surtout “ne me détruis pas”. Quand je refusais, elle se retranchait derrière sa colère pour échafauder un nouveau plan.  

Elle collectionnait les arguments, alignait les plaidoiries, m’accusait et me menaçait tour à tour. Disait qu'elle ne cherchait pas cette bataille, mais que je ne la gagnerais pas. Que c'était inutile, ce combat d'elle contre moi. Elle étendait son influence sur mon territoire, et ma réaction d’antibiotique contre un corps étranger la révoltait.

Elle ne m’a jamais demandé pourquoi. Sans doute qu’elle avait peur de la réponse. Je voulais lui parler de moi, et elle me parlait d’elle. On voulait la même chose, dénoncer les conséquences de l’attitude de l’autre sur nous-mêmes. Dialogue fusionnel de sourds.

Parfois, elle avait des soupçons de larmes au bord des yeux. Ces moments-là étaient les plus durs. Je me trouvais cruelle. Savoir que l’indépendance s’acquiert dans la résistance, que son propre bonheur passe parfois par la douleur d’un autre, trop excessif, est insupportable.


Elle recommençait à m'aimer chaque fois qu'elle avait peur de me perdre. Réaction instinctive de mère, presque animale. On joue longtemps avec cette frontière de l'amour que l'on croit donner alors que l'on a simplement peur de le perdre.

J'aimais mon corps quand il ne lui plaisait plus, autrement dit quand il m'appartenait. C’était mon chef d’oeuvre, ma  bataille, mon étandard, ma revanche.

Un kilo en moins c'était une victoire, immense, de mes rêves sur ses clichés. De mon caractère sur son empreinte.

Elle me pensait anorexique alors que pas une seule fois je n’ai posé les doigts au fond de ma bouche. Preuve qu’à se tromper d’ennemi on se trompe de victoire. On est aveugle jusqu’au bout quand on refuse de voir sa part d’erreur. Elle croyait que je voulais maigrir jusqu’à disparaître, jusqu’à la faire culpabiliser, jusqu’à ce qu’elle s’inquiète démesurément pour moi. Je n’ai jamais voulu ça.

Je voulais juste, doucement, sans violence ni conflit, reprendre le pouvoir sur ma vie.

Plus elle se fâchait, et tentait de resserrer ses liens sur moi pour me ramener à la raison, plus je me sentais forte et libre de cette opposition.

Elle disait "tu es malade", et je ne répondais rien parce que j'étais persuadée d'être sur le chemin, difficile, de l'émancipation indépendante.

Ca ne m’a pris que deux ou trois mois, ça nous a sûrement semblé une éternité, jusqu’à ce qu’un jour elle dépose les armes. Lasse d'une lutte inutile. D’une lutte que je n’abandonnerai pas. La première. Renoncer, c’était elle ou moi. Vaincre, c’était elle et moi. C’était moi avec elle, ou elle avec moi. Equilibre fragilisé de trop d’amour et d’exigences.

Lasse de distiller son énergie dans un combat où elle s’attendait à me voir capituler. Comme toujours. Comme avant. Elle voulait me transmettre son entêtement, sa résistance et sa force, elle voulait que je m’accroche et que je tienne jusqu’au bout. Ca, elle avait réussi. Plus qu'elle ne s'y attendait, peut-être. Je n'avais pas cédé, la forçant, elle, à renoncer. A s'arrêter aux frontières de mon corps, et de mes volontés.

Ce jour-là, j'ai joui de ce corps entier qui n'appartenait qu'à moi.

De cette première victoire, écrasante, sur la liberté d'être.

D’elle viendrait toutes les autres, celle d’aimer, de croire, de partager, d’espérer.

De vivre.

D’en jouir.

Sans les liens de perfection et d’idéal enchaînés à mes poignets, trop forts pour m’empêcher de rêver.

  • Je relis ce texte seulement ce soir et il tombe très bien, tu vois, il s'insinue là où ça fait mal et me rassure en même temps. Il y a une espèce de culpabilité de l'enfant envers la mère que tu décris très bien, qui n'est pas évidente à dire. J'aime quand tu prends le risque de parler autour de la parole et des attitudes. Tu penses bien, tu es douce,
    et si on t'ouvrait en deux, on verrait le revers de la douceur et ses limaces invisibles et fuyantes.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Noir 195

    Adeline

  • Ca convenait vraiment très bien pour le thème du concours. Tu décris superbement ce lien fusionnel, avec toutes les difficultés à obtenir et conserver sa propre autonomie et dépendance le tout dans une superbe écriture

    · Il y a presque 12 ans ·
    Tyt

    reverrance

  • Tu arrives à être beaucoup plus modéré que moi dans tes propos et c'est certainement mieux.
    C'est peut être parce que vous étiez deux à combattre. Moi c'est contre de l'indifférence que je me suis battue. Contre du "rien".
    Il est émouvant ton texte et poignant.
    Des que j'ai un moment j'irai voir les autres, parce que j'aime bien la façon dont tu écris.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Dis pas ca 1 465

    divagations-solitaires

  • 'l'homme crie où son fer le ronge et sa plaie engendre un soleil plus beau que les anciens mensonges' Vous criez très bien.

    · Il y a environ 12 ans ·
    Passagers du d sordre

    axxellesansstyle

  • Tu as très très bien fait de partager et je trouve que ça convient parfaitement à l'objet du concours : Ébranler l'ordre ancien pour ébranler les corps. Ben voilà, c'est ça et c'est très réussi.

    · Il y a environ 12 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

  • oui, c'est excellent, bravo!

    · Il y a environ 12 ans ·
    Img 0052 orig

    Karine Géhin

  • Texte d'une grande intensité, la relation mère fille loin d'être évidente, le principal c'est de rester soi-même !!! bravo !!!

    · Il y a environ 12 ans ·
    W

    marielesmots

  • ...ça c est net....j ai adorée.....Victoire réussie....menottée et detachée...bravo

    · Il y a environ 12 ans ·
    Image

    mery

  • C'est ma came :)))

    · Il y a environ 12 ans ·
    Gants rouge gruauu 465

    eaven

  • Pari réussi!! très bon texte!
    voir le sujet du concours sous cet angle, ca change et ca marque!!

    · Il y a environ 12 ans ·
    Suicideblonde dita von teese l 1 195

    Sweety

  • Merci pour tes commentaires très constructifs Eaven. Je vois très bien ce que tu cherches à dire, j'y ai pensé sans m'attarder, alors voilà, j'ai rajouté un petit paragraphe, entre '...' pour que ce soit plus visible pour toi!
    En fait, j'ai cherché à dire à quel point l'empreinte et l'influence des parents peuvent provoquer des réactions d'indépendance parfois surprenantes ou entières. Comme l'amour peut créer des chaînes, même pas cherchées. Un jour, il faut se libérer pour vivre à son tour. Mais on est pas forcément obligés de le faire dans la violence.
    Merci encore Eaven :)

    · Il y a environ 12 ans ·
    Img 3458

    Alice Neixen

  • Merci pour tes commentaires très constructifs Eaven. Je vois très bien ce que tu cherches à dire, j'y ai pensé sans m'attarder, alors voilà, j'ai rajouté un petit paragraphe, entre '...' pour que ce soit plus visible pour toi!
    En fait, j'ai cherché à dire à quel point l'empreinte et l'influence des parents peuvent provoquer des réactions d'indépendance parfois surprenantes ou entières. Comme l'amour peut créer des chaînes, même pas cherchées. Un jour, il faut se libérer pour vivre à son tour. Mais on est pas forcément obligés de le faire dans la violence.
    Merci encore Eaven :)

    · Il y a environ 12 ans ·
    Img 3458

    Alice Neixen

  • En fait j'y pense, c'est comme si elle se faisait dévorer vivante par sa mère aussi ?

    · Il y a environ 12 ans ·
    Gants rouge gruauu 465

    eaven

  • C'est évidemment très, très bon, avec des réflexions profondes qui touchent, surprennent, font réfléchir, fichent le doute même. Puis que tu demandes et c'est peut-être pas que littéraire (curiosité maternelle ?) j'aurais bien aimé que tu t'étendes un peu plus sur les raisons du dépot des armes de la mère. J'imagine que les lettres sont comptées et que ce n'est pas ton combat, mais quand même, une petite phrase d'explications ? Parce qu'au point de vu rythme (j'cause mal, fatiguée), on est emportés dans la lutte, essouflés et pis d'un coup, ploc (voui, ploc :) la mère se rend, pourquoi déjà, marre, fatiguée, a ouvert une porte ? Enfin tu vois. Mais je comprends aussi que ça te paraisse inutile. Très fort le texte, vraiment. Et super niveau.

    · Il y a environ 12 ans ·
    Gants rouge gruauu 465

    eaven

  • Pas vraiment le genre que j'écris d'habitude, j'ai voulu essayer un autre versant du mot "jouir" pour le concours Transfuge, j'attends de voir les retours avant de m'inscrire :)

    · Il y a environ 12 ans ·
    Img 3458

    Alice Neixen

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