Le bouquet rouge

Aude Jeannerod

D'après Félix Vallotton, La troisième galerie au théâtre du Châtelet, 1895, huile sur bois

La salle de spectacle s’emplit peu à peu de spectateurs arrivés en avance. Aux premiers rangs des galeries se pressent les hauts de forme et les chapeaux fleuris. Les dames échangent les derniers potins et admirent les dernières toilettes. Les hommes s’éloignent afin de s’entretenir à voix basse d’affaires qui ne regardent pas leurs épouses – transactions économiques, stratégies politiques, bonnes fortunes amoureuses.
« La petite Lili ? La soubrette du premier acte ? Eh bien, félicitations mon vieux, c’est un joli lot que tu as levé là ! »
À quelques mètres du monsieur qui a prononcé ces mots, un homme seul, assis au dernier rang, attend que le spectacle commence. Il ne semble pas remarquer que son uniforme défraîchi de gardien du parc du Luxembourg lui attire les regards méprisants des habits noirs et des robes de soirée.

Les ouvreuses ont reconnu les sourcils tombants et la moustache broussailleuse de l’homme triste qui vient, depuis un mois, assister à toutes les représentations de Cendrillon. Comme tous les soirs, il a été accueilli à l’entrée par des quolibets, alimentés aujourd’hui par le bouquet de roses rouges, enveloppé dans du papier journal, qu’il tentait maladroitement de cacher dans son dos.
« Alors, on veut séduire les figurantes ? J’te préviens, elles voudront pas des fleurs que t’as cueillies dans ton jardin public ! »
Le bouquet posé sur les genoux, il attend maintenant que la féerie commence, avec une anxiété rendue visible par le tremblement de sa moustache, la crispation de ses doigts sur le papier journal et le geste fébrile par lequel il ajuste son képi. Il pousse un soupir de soulagement lorsque les lumières enfin s’éteignent.


À l’entracte, la salle est rapidement désertée par les bourgeois en habit. Sous prétexte d’aller prendre un rafraîchissement au foyer, ils se pressent dans les coulisses afin de coincer de jeunes danseuses entre leurs cuisses. Celles-ci s’esquivent en gloussant, après leur avoir soutiré, en échange d’un baiser, un peu d’argent ou la promesse d’un cadeau. Les sens allumés, ils reprendront leur place une fois les lumières éteintes, afin que leurs épouses ne remarquent ni le feu qui leur brûle les joues, ni la marque de rouge au coin de la moustache.
Mais l’homme au képi ne quitte pas sa place, le bouquet rouge toujours posé sur les genoux. Alentour, les spectateurs échangent des regards amusés : encore un amoureux transi qui, trop pauvre pour avoir accès aux coulisses, va se résoudre à jeter son présent à travers la salle à la fin de la représentation, espérant atteindre la scène depuis la troisième galerie. Alors le bouquet sera ramassé par l’actrice splendide dont il est épris – à moins qu’il ne soit chipé par une figurante.


« Bravo ! Bravo ! Vivat Jeanne Thibaut ! »
La salle bruisse d’applaudissements. Recueillant les hommages, la chanteuse s’avance au bord de la scène, minaude dans sa robe dorée et envoie des baisers au premier balcon, où un vieil homme à monocle lui jette des regards de propriétaire. L’homme au képi serre le bouquet rouge de toutes ses forces. Les jointures de ses phalanges blanchissent, et le papier journal se déchire dans un soupir.
Alors que la foule se lève et que les hourras retentissent, l’homme au képi glisse la main dans la masse de fleurs et actionne le mécanisme. Le compte à rebours est lancé, il ne peut plus reculer. Debout, il lance le bouquet rouge qui tournoie au-dessus de la salle et que l’actrice, d’un geste gracieux, saisit au vol, un large sourire sur ses lèvres fardées. Plongeant son visage dans les fleurs afin de respirer l’enivrant parfum du succès, elle entend un déclic.
Et sous les yeux des bourgeois chenus et de leurs vénérables épouses, des spectateurs et des ouvreuses, de l’homme au monocle et de l’homme au képi, la gerbe de roses explose en une gerbe de sang.

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