"Torse de femme" - Reviendrez-vous Marie

luz-and-melancholy

Nouvelle inspirée du tableau de Félix Valloton, "Torse de femme".

Il avait passé toute sa vie à l'attendre, marquant le nombre des années, paisibles ou tourmentées, les unes après les autres. C'était vingt-huit ans après cette nuit où elle avait laissé sur sa peau les marques d'un amour charnel emprunt de tendresse et de volupté, qu'Ernest Laville avait reçu la lettre de Marie. Il avait soixante-et-un ans maintenant, et elle devait en avoir quarante-huit. Des années de va-et-vient, de croisements au détour de soirées mondaines, desquelles Ernest était bani. Elle était bien née, tout comme lui du reste, à la différence près que la fortune des Laville s'était épuisée en un tour de main, réduite à néant par les ambitions démesurées d'un père avide de reconnaissance sociale, qui avait placé toutes ses économies dans l'industrie des chemins de fer en espérant y prospérer. La mauvaise gestion des fonds épuisa peu à peu les réserves pécuniaires et la crédibilité de la caste Laville dans les hautes sphères sociales. S'ajoutait à cette déconvenue, celle du drame familial qui s'était abattu sur le clan à l'automne 1872, quand Alphonsine, l'aînée des trois enfants du foyer, devint fille mère, entachant le sort de son lignage d'un déshonneur définitif et irréversible, et compromettant toute possibilité d'un mariage bienséant pour le reste de la fratrie.


Ce jour-là, Ernest ne put s'expliquer pourquoi, soudainement, au crépuscule de ses jours, après une vie d'errances artistiques dont il n'avait plus rien à attendre, lui, le peintre misérable en quête de muses toujours cherchées, jamais trouvées, recevait ce billet, auquel il apposait, avec la candeur d'une jeunesse spontanément retrouvée à cette lecture, le visage célestin de Marie. Marie la sensuelle, Marie la légère, Marie l'éperdue, qui lui disait, cachant son effronterie derrière la convenance qui s'appliquait à son rang, ces quelques mots :


"Cher Ernest, 

Je n'aime guère remuer le passé, qui pour moi doit demeurer à sa place, dans les souvenirs que nous en gardons, ou dans l'objectivité que nous nous échinons à feindre lorsque nous traversons l'ennui qui incombe à notre triste condition. Je ne saurais vous dire les choses sans nuire à la mesure qui convient, mais maintenant que l'empreinte des années trace fermement son sillon, et que je suis suffisamment grande aux yeux de ma pauvre mère pour juger moi-même de ce qui est moral ou de ce qui ne l'est pas, je tenais à vous dire que je ne vous ai pas oublié. Comme une ombre limpide et impénétrable, vous êtes figé dans des songes qui, eux, n'ont pas vieilli, et la morale n'importe plus guère pour moi, car je l'ai perdue il y a vingt-deux ans, trois mois, et dix-sept jours, entre vos bras. 

J'entendrais parfaitement votre stupéfaction à la réception de la présente lettre, si tant est que vos mains puissent l'effleurer, et vos yeux la lire, mais, sachez-le, je n'ai pas non plus oublié ce que vous m'aviez dit ce soir-là, lorsque nous nous étions quittés. Vous m'aviez dit alors que vous m'attendriez dans ce même petit appartement, que vous habitiez déjà à l'époque, et où nous avons vécu sans réserve ce que les amants connaissent de plus beau.

Maintenant que plus rien de ce lien bourgeois inextricable ne me retient ; à présent que je n'ai plus d'une vie entière pour revivre les amours passionnées que nous avons connues, et que je suis lassée des amours imaginaires et lointaines que me dépeint mon esprit, je vous le dis : je suis mue du désir irrépressible de vous revoir, non pas pour rattraper le temps qu'hélas nous avons irrémissiblement perdu, mais davantage pour me rappeler à vos côtés combien une vie d'amour aurait surpassé une vie de protocole.

Le temps n'est plus aux remords, dont nous avons tous deux suffisamment souffert, et je récuse tous les regrets que pourrait me causer mon inaction. Voilà donc la raison de mon billet, que vous recevrez, je l'espère, avec autant d'effusion que j'en ai éprouvée à l'écrire. Aussi, je vous le demande sans détour : serait-il temps de renouer dans la réalité de ce monde avec le lien que nous avons inlassablement nourri pendant toutes ces années ? Serait-il temps de vivre enfin nos absurdes promesses de jeunesse ? Ou bien les a-t-on égarées pour toujours dans les eaux troubles d'un espace-temps irrécupérable désormais ?

Je prends le thé tous les jours à dix-sept heures, Maison Boissier, à l'angle de la rue Victor Hugo et de la rue Dufrenoy. J'espère y apercevoir bientôt votre visage, je le reconnaîtrai à la forme tendre que prend votre sourire lorsque vous êtes heureux. Si ce moment tant espéré arrive, sachez que vous me verrez changée, vieillie, plus dodue que lorsque nous étions jeunes, mais je demeure, intérieurement, la même Marie que vous avez aimée,

La petite Marie qui susurrait des futilités à votre oreille attentive.

PS : Si par infortune vous recevez cette lettre et que vous n'êtes pas M. Laville, sachez que j'ai beaucoup aimé cet homme."


Stupéfait et sans dire mot, Ernest s'imagina quelle circonstances décisives avaient bien pu amener Marie à enfin donner quelque signe de vie. Sans doute était-elle devenue veuve, car elle avait épousé à vingt-et-un ans un homme de vingt-cinq ans son aîné, neurasthénique et peu enjoué, dans lequel s'étaient sans doute cristallisés tous ses malheurs. 


Au-dehors, Paris était engourdie dans son blanc manteau. Il était 16 heures, et la nuit posait lentement son voile ténébreux sur la ville. Alors, Ernest, le sourire convaincu et joyeux, contempla la toile blanche sur le chevalet qui ornait son intérieur vétuste, puis se décida à sortir. Il enfila son plus beau manteau, et, les mains dans les poches pour garder un peu de la chaleur qui émanait du poêle, il claqua la porte. À cinq heures moins dix, mais sans connaissance aucune de l'heure exacte, il entra chez Boissier, où toute la bonne société le toisa d'un regard, et, après avoir parcouru le salon de thé d'un regard maladroit et furtif  pour vérifier si Marie n'était pas là, il s'assit à la première table qu'il trouva et commanda un chocolat viennois. Il s'aperçut en observant l'horloge qu'il n'était pas encore dix-sept heures. Ce fut avec une émotion palpable qu'il vit entrer alors une silhouette sombre enveloppée dans une cape en velours vert. Cependant, Ernest déchanta vite en réalisant que ce n'était là que l'allure gracieuse d'une jeune fille suivie de près par un prétendant, et dont le rire bruyant éclatait dans la pièce en tintements sonores. Beauté stérile, une muse pour l'ennui. Troublé et soucieux, Ernest buvait un à un ses soupirs, froissant la serviette en tissu, et maudissant la vitesse à laquelle le chocolat avait refroidi.


C'est sans doute agacé par la nervosité qu'il sentit un regard ardent et immobile posé sur lui. Il se tourna dans sa direction. C'était un regard de femme, rond et taciturne, qui l'examinait avec tendresse. Après quelques instants d'une observation attentive et émue, la lucidité s'empara de lui. C'était elle.


Le souffle d'Ernest se coupa, alors il sentit son coeur battre. C'était Marie, Marie de toujours, Marie retrouvée. Il n'osa bouger de son fauteuil, tout crispé qu'il était de cette vision saisissante. Enfin se déployait devant lui ce qu'il avait passé sa vie à chercher. Les deux amants se regardèrent ainsi longtemps, incapables de réaliser consciemment ce qui leur arrivait. Ernest put alors redécouvrir le visage de Marie, quelque peu distendu par le poids des années. À trois tables de lui, il parvenait pourtant à déceler dans les yeux verts de son aimée le même mélancolique éclat qui le parait vingt-huit ans en arrière. Ils assistaient, déments, à ce moment, suspendu au fil du temps, où deux êtres perdus de vue se retrouvent enfin après une éternelle absence ; et cette reconnaissance instantanée, prodigieuse, de l'un par l'autre, a pour prisme l'évidence absolue, manifeste, qu'ils ne sont sublimes qu'ensemble. 


Avec la même complicité qu'autrefois, ils se levèrent, puis, chacun leur tour, sortirent du salon encombré pour se retrouver passée la porte. Sans rien dire, souriants, et emplis d'un désir aussi jeune que leur candeur passée, ils se rendirent chez Ernest. Là, sans pudeur aucune, naturellement, Marie dévêtit sa poitrine et ses épaules charnues, défit légèrement ses cheveux bouclés, comme ternis, et plus foncés que dans sa première jeunesse. Alors, Ernest, heureux d'avoir enfin trouvé la muse qu'il s'était évertué à attendre pendant tant d'années, put peindre enfin cette femme, qu'il aimait avec la même tendresse et la même constance qu'autrefois. Et, pour faire ressortir le teint rose de Marie, et ses yeux verts, et sa petite bouche carmin, il peint en or les rideaux ocres et surannés qui couvraient le mur. Cet or éclatant, l'or des années retrouvées. L'or qui ne suffisait pas à cacher les quelques rides de Marie, ses traits un peu tirés, qu'Ernest ne figura pas sur son tableau. Pourquoi les peindre, se demanda-t-il, et à quoi bon. Ce jour là, Ernest ne peignait pas un corps mûr de femme, mais bel et bien l'amour, ce sentiment qui n'a pas d'âge.

  • j'aime beaucoup

    · Il y a environ 10 ans ·
    Mauve

    marivaudelle

  • J'aime la progression des évènements et la chaleur des mots; et surtout je peux tirer de cette histoire que le temps passe très vite. Profitons-en pour ne rien regretter plus tard.

    · Il y a environ 10 ans ·
    Toi et moi 54

    la-rose-blanche

  • Bien que ce texte me paraisse moins maîtrisé que l'autre car je crois qu'ici les sentiments se taillent d'une envergure comparativement toute élargie, il n'en reste pas moins un bijou que vous savez porter avec soin et douceur.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Avatar

    Marc E.

    • Merci beaucoup Marc, pour ce commentaire et pour la lecture :)

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      luz-and-melancholy

  • Magnifique histoire. C'est doux, c'est tendre, on ressent l"émotion quand ils se retrouvent, et la force de l'amour, qui reste, qui dure malgré les séparations et les aléas de vie...un texte qui fait...rêver... :)

    · Il y a plus de 10 ans ·
    W5   copie ret

    Eva Scardapelle

    • Merci beaucoup Eva, contente que la lecture vous ait transportée.

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      luz-and-melancholy

  • Belle envolée lyrique d'une survivance à jamais du premier amour ;)
    Le mot boursouflé m'a gênée également

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Tyt

    reverrance

  • C'est magnifique. J'ai juste tiqué sur le mot "boursouflé", que je trouve "dur" et qui crée pour moi un contraste par rapport à la romance et la douceur présentent dans cette nouvelle. Sinon, comme pour l'autre texte, RAS ; 5 coeurs et CDC.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Img 0483

    mark-olantern

    • Merci beaucoup Marc, ces impressions me touchent beaucoup :)

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      luz-and-melancholy

    • J'ai employé cet adjectif pour souligner le contraste entre la Marie passée, et la Marie qui se présente à Ernest près d'une trentaine d'années plus tard. Mais c'est peut-être un peu fort en effet, je vais réfléchir à quelque chose de plus adéquat.

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      luz-and-melancholy

  • c'est d'une douce beauté... merci de partager cette histoire, elle fait du bien à l'âme :-)

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Pend%c3%a9

    Marc Menu

    • Contente que ma nouvelle vous ait plu, Marc, je suis très touchée qu'elle vous fasse cet effet.

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      luz-and-melancholy

  • j'aime beaucoup, c'est superbe! Un bel hymne à l'amour et à l'art, la fin me plaît tout particulièrement, bravo et merci (:

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    Rose Marie Calmet

    • Merci beaucoup à toi Rose Marie pour la lecture, ces impressions et la note :)

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      luz-and-melancholy

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