Le brahmane du serf

petisaintleu

Suite de cochons d'Inde : où la complexité de l'Inde m'apparaît dans toute sa cosmologie.

Il ne me parla pas, il ne me fit aucun signe. Je savais qu'il était là. Pour l'instant, ça me suffisait.

Ça ne m'aidait cependant pas à comprendre la manière dont j'allais me sortir du pétrin, un vrai sac de naans. Je n'ai pas la souplesse d'un yogi et je ne savais pas comment me détacher de ces sacrés liens de maharadjas. Bien sûr, par la simple pensée, j'aurais pu regagner Paris. Je m'imaginais mal laisser en plan mes compères. Qu'auraient-ils pensé de moi, que j'étais une sacrée vache ?

 

La troupe, composée d'une douzaine de va-nu-pieds, me transporta telle une balle de coton jusqu'à un quartier qui semblait être assez à l'écart de la ville. Quand nous y arrivâmes, l'aube apparaissait déjà. Il se composait de maisonnettes traditionnelles faites de torchis et de toits en paille. Il me revint en mémoire la ferme, dans la cour de laquelle je rencontrai les mendiants. Sans ressentir l'aisance, l'extrême misère n'était plus de mise.

Celle où nous entrâmes était dénuée de tout mobilier. Seul un svastika, fait de roseaux tressés, peint en rouge et présentant quatre points bleus entre ses branches, trois points verts en son sommet, lui-même surmonté d'un demi-croissant couché et d'un rond jaune, était tendu sur le mur du fond.

Je ne le reconnus pas comme une croix gammée. Je connaissais l'universalité de ce signe que l'on retrouve sur tous les continents et dans bien des cultures, sans en connaître précisément l'interprétation.

 

C'est Charles qui m'éclaira : «  Vous vous trouvez devant l'un des symboles majeurs du jaïnisme. Je vous épargnerai de vous y initier. Je vous propose quelques précisions s'imposent pour que vous puissiez reconstituer l'ensemble du puzzle.

Un de des textes fondateurs de notre religion est le Tattvartha Sutra. Le Parasparopagraho Jivanam, un aphorisme qui en est issu peut se traduire par « Toutes les vies sont interdépendantes et se doivent un mutuel respect, une mutuelle assistance. »

Nous croyons que la réalité de l'univers est composée de sept principes éternels, les Tattwas. Parmi elles se trouvent les jivas, les âmes. Nous pensons également à la réalité relative. Connaissez-vous la parabole des « aveugles et de l'éléphant » rendue célèbre par le poète américain John Godfrey Saxe ? – je hochai la tête de droite à gauche en signe d'ignorance – Alors, la voici :

« Six hommes d'Inde, très enclins à parfaire leurs connaissances, allèrent voir un éléphant (bien que tous fussent aveugles) afin que chacun, en l'observant, puisse satisfaire sa curiosité. Le premier s'approcha de l'éléphant et perdant pied, alla buter contre son flanc large et robuste. Il s'exclama aussitôt : « Mon Dieu ! L'éléphant ressemble beaucoup à un mur ! ». Le second, palpant une défense, s'écria : « Ho ! Qu'est-ce que cet objet si rond, si lisse et si pointu ? Il ne fait aucun doute que cet éléphant extraordinaire ressemble beaucoup à une lance ! ». Le troisième s'avança vers l'éléphant et, saisissant par inadvertance la trompe qui se tortillait, s'écria sans hésitation : « Je vois que l'éléphant ressemble beaucoup à un serpent ! ». Le quatrième, de sa main fébrile, se mit à palper le genou. « De toute évidence, dit-il, cet animal fabuleux ressemble à un arbre ! ». Le cinquième toucha par hasard à l'oreille et dit : « Même le plus aveugle des hommes peut dire à quoi ressemble le plus l'éléphant ; nul ne peut me prouver le contraire, ce magnifique éléphant ressemble à un éventail ! ». Le sixième commença tout juste à tâter l'animal, la queue qui se balançait lui tomba dans la main. « Je vois, dit-il, que l'éléphant ressemble beaucoup à une corde ! ». Ainsi, ces hommes d'Inde discutèrent longuement, chacun faisant valoir son opinion avec force et fermeté. Même si chacun avait partiellement raison, tous étaient dans l'erreur. »

Il n'y a pas de vérité totale mon ami. Toute expérience ou tout langage pour comprendre ce qui fut, ce qui est et ce qui sera, aucun homme ne la transgressa jamais, hormis vous. Par votre comportement, vous avez redistribué les cartes de l'équilibre universel. Pour le rétablir et pour éviter le chaos, nous n'avons pas d'autre choix que de vous éliminer pour retrouver l'équilibre cosmique. »

 

J'étais scié, tant par ces révélations que par les cordes qui m'entravaient. Je ne comprenais pas comment j'avais pu me faire embarquer dans cet incroyable capharnaüm mystique qui dépassait de très loin mon entendement.

Je ne suis pas un intellectuel, pas plus qu'un exégète ou un astrophysicien. Je tentai, dans mon esprit, de faire une synthèse de toute cette cosmologie. Après avoir chassé les frères Bogdanov de mon esprit, je reportai mes idées sur toutes les avancées effectuées dans le domaine scientifique, de l'infiniment petit à l'infiniment grand. Mon saucissonnage m'entraîna vers la théorie des cordes et son espace-temps à vingt-six dimensions.

 

Quoi qu'il en soit, la réalité du moment était que je me sentais à l'étroit dans notre monde tridimensionnel. Je comptais sur mon don pour me ramener à bon port, à la capitale si nécessaire. La curiosité fut la plus forte. De manière plus prosaïque, je ne voyais pas comment me démailloter une fois revenu. À supposer qu'un voisin fut assez charitable pour s'inquiéter de mes cris de détresse, j'aurais du mal à justifier que je n'étais pas adepte d'une forme de bandage extrême.

Je devais donc une nouvelle fois mettre tout en œuvre pour solutionner ce petit contretemps. Alors que je pensais à mes compagnons, en m'attardant sur Vidocq, je ricochai sur l'inspecteur Bourrel : « Bon Dieu ! Mais c'est… Bien sûr ! »

Quand nous fûmes invités à dîner au Procope, le chef de brigade de sûreté nous fit quelques confidences. Je m'en étonnai car, seul Arthur éclusa les bouteilles mises à notre disposition. Même si je me dis que, rien de ce qui émanait de ce très fin personnage n'était neutre, j'étais bien loin de comprendre ses remarques sibyllines. La situation politique et économique sous la Restauration m'était totalement inconnue.

 

Henri se lança, je ne savais plus comment, sur les affaires maritimes. Il en vint à parler de Pondichéry, de Chandernagor et de Mahé. Notre détective nous informa alors que les Anglais utilisaient les îles Andaman, dont font partie les Sentinelles, comme un bagne et les surnommaient « la Sibérie de l'Inde britannique ». C'est étonnant comme cet ancien prisonnier semblait connaître la géographie de ce pays. Je saisissais mieux sa désinvolture lorsque nous entamâmes la traversée de l'Uttarakhand jusqu'au Maharashtra. D'un air mystérieux – je pensais un instant qu'il paraphrasait Alain Peyrefitte – il nous dit : « Quand l'Inde s'éveillera, il faudra craindre son courroux. » Un sourire me traversa. Je pensai bêtement à un jeu de mots guyanais. Il termina en dissertant sur un de ses anciens camarades qui, après s'être échappé de Cayenne, parvint à gagner la côte Pacifique. Après des semaines de cabotage sur des coquilles de noix, il trouva un clipper qui le mena en Inde. Sa capacité à apprendre l'hindi, son bagout et, plus encore, ses tatouages lui permirent de s'imposer dans une communauté rurale du Chota Nâgpur. L'hindouisme a la capacité d'intégrer dans son panthéon tout nouveau dieu, sans bégueulisme aucun, avec une facilité déconcertante.  Ainsi, en moins de deux ans, il devint le mentor de tout un peuple qui vit en lui la réincarnation de Râm Mohan Roy. Ce qu'il ne nous précisa pas, je le vérifiai par la suite, c'est que ce dernier décéda en 1833, dix ans après notre entretien.

 

Je me dis alors que je n'avais rien à perdre. Le groupe m'avait abandonné pour me laisser sous la garde de ce qui me parut être un brave homme. J'avais même de la compassion en l'observant. J'imaginais sa vie de labeur, essaimée d'incessantes douleurs depuis que le destin avait, dans une ingratitude aléatoire, décidé que la terre, dont il grattait chaque pouce de terrain pour permettre à sa famille de prolonger son agonie, serait son enfer jusqu'à la fin de ses pauvres jours.

Je tentai d'entamer une conversation. Le pauvre me regardait bêtement, non pas par crétinisme, mais par la gêne de ne pas me comprendre et de ne pas être en mesure de me répondre. C'est une constante, une fois passées les montagnes de l'Oural, de, pour ne pas perdre la face quand on ne sait pas, s'enfermer dans un mutisme souriant, protection souvent incompréhensible pour un occidental non prévenu.

Nous nous contentâmes d'un grand classique, l'échange de prénoms. Il finit donc pas s'esclaffer, me désespérant de prononcer correctement le sien. Puis, du menton, je luis indiquai le svastika et, par divers gloussements, je tentais de lui faire comprendre toute mon admiration pour ce signe sacré. Je compris à l'illumination de son visage que j'avais touché une corde sensible, suffisante, espérais-je, pour créer suffisamment de lien pour qu'il me détachât.

 

Je donnais l'estocade en prononçant sous forme de japa, le mantra hindouiste, le nom de scène de l'ancien compagnon de Vidocq, Chandragupta Maurya.

Quand il se prosterna à mes côtés pour m'accompagner dans mes incantations, je compris que la partie était gagnée.

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