Le carré des indigents (5)

gordie-lachance

La lampe n’éclairait pas grand-chose, mais je connaissais assez bien ma mère pour me rendre compte qu’elle avait le teint gris, avec des auréoles plus sombres autour des yeux... un moment, j’ai cru qu’elle était morte, mais elle a eu une sorte de sursaut qui m’a fait encore plus peur que tout le reste.

Je suis sorti à reculons, j’ai posé la lampe sur la table de la cuisine et je suis sorti à toute allure de la maison. Mon cœur battait comme une pierre glacée dans ma poitrine. Il fallait que j’aille le plus loin possible de cet endroit. Je savais qu’à un moment ou un autre je n’aurais pas d’autre choix que d’y revenir, mais pour l’instant il fallait que je respire et que je me calme. Pas question d’aller me coucher tout de suite avec son image dans la tête.

J’ai enfourché mon vieux vélo et j’ai filé sur la route. Il était un peu grand pour moi et je devais me déhancher pour pédaler, mais il était solide. On pouvait lui faire atteindre une sacrée vitesse, à condition d’être prêt à mouiller sa chemise. C’est ce que j’ai fait, j’en avais tellement besoin. Je me suis arc-bouté sur les pédales et je l’ai poussé au maximum. La dynamo bourdonnait en frottant contre la roue. Le vent fouettait mon visage. Le phare envoyait devant moi un pinceau lumineux qui se découpait nettement sur le bitume.

Après cinq minutes à cette allure, j'ai bloqué les roues devant chez Arnie (il s’appelle Arnaud mais il trouve qu’Arnie fait plus « américain ») et j’ai sifflé entre mes dents. Sa silhouette ronde est apparue à la fenêtre du premier et je lui ai fait une sorte de bras d’honneur avec le dos de la main dans le creux du coude. C’était un code entre nous. Sans doute une manière de se dire je t’aime et va te faire foutre en même temps.

Une ou deux minutes plus tard (le temps qu’il ramasse ses chaussettes puantes et qu’il habille sa grosse carcasse), il se tenait sur le pas de la porte, un sac de papier pendant mollement au bout de son bras.

Malgré la pénombre, j’ai vu qu’il essayait de ne pas sourire. Il aimait nos escapades nocturnes, mais il savait que pour moi elles correspondaient souvent à des moments difficiles avec ma mère.

J’aimais bien Arnie, même si je le détestais d’avoir des parents aussi chouettes. Peut-être que j’aurais préféré être à sa place qu’à la mienne, allez savoir.

− Ma mère a fait des biscuits, a-t-il dit pour donner le change. Comme il y en avait trop, de toute façon... j’ai pris aussi du jus de fruit, des fois que ça nous donne soif.

Il a sorti son vélo de sous l’appentis, a grimpé dessus et m’a regardé l’air de rien. La faim devait se lire sur mon visage et il était loin d’être idiot.

− Tu en veux un tout de suite ?

− Laisse tomber, on verra plus tard. On se casse d’ici, la mère Brochet va pas tarder à se pointer à la fenêtre et faire son barouf habituel.

− On pourrait longer la rivière, on serait tranquilles...

  • Toujours aussi bien décrit, on est suspendu à la prochaine ligne et on attend toujours impatiemment la suite... bravo et puisque nous sommes me 31 décembre, passe de belles fêtes de fin d'année!

    · Il y a presque 11 ans ·
    Yoda 24 04 09 002 92

    yoda

    • Désolé de mettre autant de temps à répondre, j'ai la tête un peu envahie en ce moment, en tout cas je te souhaite un excellente année, je sens qu'elle va être bonne !!! et merci pour tes commentaires si encourageants... Tom

      · Il y a presque 11 ans ·
      Yinyang

      gordie-lachance

    • Merci Tom, une belle année à toi aussi ! Quand tu auras le temps, ça ne presse pas... tu pourras me donner ton avis sur "Le souffle de l'autan noir", il n'y a que 3 épisodes de 2 pages, ce n'est pas long.. Merci mais si tu ne peux pas , ce n'est pas grave...

      · Il y a presque 11 ans ·
      Yoda 24 04 09 002 92

      yoda

  • c'est toujours aussi vivant, très visuel, avec le sens du détail et de l'émotion.... merci. J'attends la suite.....

    · Il y a presque 11 ans ·
    120x140 image01 droides 92

    bleuterre

Signaler ce texte