Le Chasseur

theghostwriter

J’arrive au rendez-vous un peu en avance, histoire de voir à qui j’ai à faire. Je m’installe au comptoir et commande un whisky, sans glace. Je détaille un peu mon reflet dans la glace, ça va, j’me trouve pas trop mal pour mes presque quarante ans, plutôt agréable à regarder même.

C’est toujours la même routine depuis des mois, je parcours le site, trouve un nouveau profil intéressant, vérifie qu’on ne se connait pas déjà,  ce serait ballot, puis je me présente, et j’attends une réponse. On échange quelques mots, on chatte un peu, et on finit par se fixer un rendez-vous.

Au début, je trouvais tout ce petit manège excitant, la traque, l’attente, tout ça, c’était super. Avec le temps, je me suis lassé, le résultat n’est pas toujours à la hauteur du travail fourni.

J’espère néanmoins passer une bonne soirée, on n’est pas à l’abri d’une bonne surprise de temps à autre.

Je jette un coup d’œil à ma montre, pour ce soir, je pense que c’est mort, elle ne viendra plus. Je vais surement aller finir la soirée au sex-shop, où dans un bar à hôtesses, si je ne suis pas trop crevé. J’aime bien les bars à hôtesses, le temps d’une heure ou deux, on se prend pour un homme d’affaire, un séducteur, tout semble possible, surtout si on y met le prix. C’est vrai que c’est cher, mais on n’a rien sans rien, tout le monde doit payer son loyer à la fin du mois, et vivre à Paris est très exigent de ce point de vue.

Moi j’ai les moyens, énormément d’ailleurs (je n’ai aucun mérite, j’ai hérité très tôt), mais les putes c’est trop facile, elles se taisent, ne réagissent pas, ou mollement, elles gémissent un peu, mais l’appât du gain prend vite le dessus et elles ferment leur gueule après quelques coups. Heureusement, je suis arrivé sur le marché à la bonne époque, internet c’est magique, l’offre est mise en relation avec la demande contre une rétribution minime, tout est à un clic de souris, ma vie 2.0 est formidable.

Avec le temps mes goûts se sont affinés et ma technique est au point. Je cible les femmes entre quarante et cinquante ans (moins elles se méfient, plus elles n’ont plus le cœur à ça), de préférence en léger surpoids et d’un milieu social un peu en dessous de la moyenne (complexe d’infériorité assuré), divorcées récemment et trompées si possible (donc en quête de séduction) et avec enfants (peu disponibles, donc pressées, donc ça finira au lit dés le premier rendez-vous si je m’en sors bien). Je sais, c’est cruel, lâche, moche … arrêtez, la flatterie ne même à rien avec moi. Vous croyez que c’est facile vous, d’assouvir ses fantasmes, rendez-vous après rendez-vous ?

C’est que j’ai des exigences bien particulières.

Baiser ?

Trop simple, c’est donné à tout le monde.

Enrichir mon tableau de chasse ?

Marrant au début, mais on s’en lasse vite.

Me taper des top-modèles ?

Avec tout le fric que j’ai sur mes différents comptes, il me suffirait d’aller au Baron tout les soirs pour en ramener une.

Violer ?

Là, vous commencez à m’intéresser, mais j’ai bien mieux.

Ce que j’aime moi, c’est que la proie accepte ce qui lui arrive, se résigne, quoi que je lui fasse, et qu’elle en redemande sous la contrainte.

Comment est-ce que j’y parviens ?

Rien de plus simple quand on a un plan bien rodé.

Phase A : Au moment où je repère ma proie sur le lieu de rendez-vous, si elle correspond bien à mes critères, j’envoie un texto pour annuler la rencontre, je m’excuse platement, j’évoque un problème de garde d’enfants. Je n’ai évidement pas d’enfants, mais ça rassure, les enfants, ça vous pose un homme.

Phase B : j’entre physiquement en action. Je m’approche de l’heureuse élue, dévastée par ce lapin posé à la dernière minute et en quête d’un quelconque palliatif, j’entame la conversation, évoque moi-même un rendez-vous raté (je me mets subtilement à son niveau), lui offre à boire, la flatte du regard, la complimente sur sa tenue (elle avait forcement mis le paquet pour me plaire), bref, elle s’offre elle-même sur un plateau. Si tout se passe bien, on dine ensemble (le coup n’est évidemment pas infaillible), et si vraiment j’ai été bon (c’est souvent le cas), je lui indique que j’ai une suite à mon nom non loin de là. Je vous conseille le Crillon ou le Georges V, pour m’a part j’ai opté pour le charme surannée du Crillon, ambiance féérique assurée. Evidemment, il faut être habile, si on sort le grand jeu tout de suite, ça sent trop le traquenard, non, il faut balancer tout ça à la fin, dans une sorte de bouquet final, quand le gibier se livre lui-même au chasseur, quand on sent dans son regard l’envie de finir la soirée dans des bras rassurants.

Une fois dans la chambre, une fois qu’elle a les yeux pleins de lumière, qu’elle est prête à être aimer, le piège se referme. Pendant que je la baise, mes caméras immortalisent sa prestation et stockent tout ça sur un serveur distant et sécurisé. Une fois qu’elle reprend ses esprits, je n’ai plus qu’à lui montrer les images et vidéos.

Ah ! J’aime saisir l’effroi dans son regard au moment où je lui annonce tout ça, cet instant où tout bascule, où elle réalise que la merveilleuse soirée est en fait un véritable cauchemar, un terrible guet-apens.

Phase C : Je passe alors au chantage, je menace de diffuser massivement les clichés sur le net, de l’envoyer à ses amis, sur son lieu de travail, si elle n’obéit pas ou si elle veut me dénoncer. Que ces minutes sont alors magiques, quand elle cède à tous mes caprices contre son gré, que les coups et les insultes pleuvent. Quand elle repart le lendemain matin, le corps en feu, l’esprit confus et brisé, le visage tuméfié, je sais qu’elle m’aura dans la peau pour le reste de sa vie.

***

Mais ce soir mon rendez-vous n’est pas venu et je reste seul avec mon whisky, jusqu’à ce que je la remarque. Elle est assise juste à côté de moi au comptoir, et elle me regarde du coin de l’œil, qu’elle a bleu et fort joli d’ailleurs. Je la caresse du bout des yeux. Belles courbes, décolleté plongeant, elle est hélas hors catégorie pour mes petits jeux pervers, trop belle, trop raffinée. Je voulais éviter le contact, mais elle engage la conversation :

-        Vous chassez les lapins vous aussi ? elle demande.

-        Il faut croire, je réponds du bout des lèvres, ce sont des choses qui arrivent, j’ajoute.

-        A moi rarement, elle dit. C’est bien la première fois. C’est comme ça, fallait bien que j’entre au club un jour.

Elle attend une réponse qui ne vient pas. Elle enchaine, un peu gênée :

-        Vous savez, c’est ma dernière nuit sur Paris.

Je ne réponds toujours pas. Elle reprend :

-        Pour vous dire la vérité, je pars pour un très long voyage demain matin. J’ai encore mon appartement pour la nuit, et l’idée de passer cette dernière soirée seule ne m’enchante pas. Et j’ajoute que j’ai quelques bouteilles de champagne au frais que je devais partager avec quelqu’un qui ne viendra plus. Il semblerait que sa femme soit finalement plus importante que la soirée d’adieu de sa maitresse.

Elle détourne les yeux, je devine une larme qui perle le long de sa joue. Qu’une femme aussi belle soit aussi désespérée, voilà qui me redonne le moral. Je décide de rentrer dans la danse :

-        J’ai du mal à croire qu’on puisse laisser choir une femme aussi attirante que vous.

Et à cet instant, je le pense réellement. Elle est vraiment somptueuse dans sa robe fourreau, surtout que le pan de tissus qui glisse le long de sa cuisse dévoile le haut finement brodé de ses bas. Mes yeux s’attardent sur ses seins que je devine lourds et sensuels. Elle me plait.

-        Vous raccompagner sera un plaisir, dis-je dans un clin d’œil.

-        Nora, dit-elle, en me tendant la main.

-        Vincent.

***

Elle habite à deux pas, nous sommes sur le sofa, elle est à califourchon sur moi moins de cinq minutes plus tard, et sa langue explore ma bouche avec conviction et engagement. Après avoir laissé mes mains palper la moindre de ses courbes, elle se cale à genoux entre les miens, et s’active entre mes cuisses, pendant que je sirote mon quatrième verre de champagne, caressant ses longs cheveux roux.

Je suis vraiment ravi de l’avoir suivie. Laisser un peu mes plans de côté pour une soirée ne me fera pas de mal. Son appartement est très luxueux, très joliment décoré. J’ai du mal à croire qu’elle puisse le quitter le lendemain.

Elle est très douée, et l’alcool aidant, je me laisse un peu aller. C’est une amante merveilleuse, et très expérimentée. Tout s’accélère, tout se mélange, nous faisons l’amour quelques instant plus tard, elle me chevauche, avec vigueur, telle une Walkyrie. Ses yeux sont effrayants, prédateurs, j’ai l’impression de me voir dans une glace.

Que m’arrive-t-il ?

J’essaie de me dégager de son étreinte, de reprendre le contrôle, mais mon corps ne répond plus, ne veut plus m’obéir. Il ne veut qu’une chose, être au plus profond d’elle. Plus le plaisir me submerge, plus la panique me gagne. Elle lit la peur sur mon visage, son sourire se fait carnassier, elle se jette sur mon cou au moment où je viens brutalement en elle.

Je m’évanouis.

Quand je reviens à moi nous sommes dans le noir. Je me demande si j’ai rêvé. Je comprends rapidement que non quand j’essaie de bouger. Je suis cloué sur le sofa, mes membres ne répondent plus, mon cou est poisseux, j’ai dans la bouche comme un goût métallique.

Je panique, pense au pire.

Est-ce une vengeance ? Une ancienne maitresse ? Une de celles dont j’ai abusé ? Comment savoir ?

Mes yeux mettent un petit moment à s’habituer à l’obscurité, mais j’aurais préféré qu’ils ne le fassent jamais. Au fur et à mesure que mon esprit assimile la scène qui se déroule devant moi, l’horreur s’empare de mon corps.

Elle est allongée sur le sol, elle gémit, les yeux révulsés. Trois petits êtres monstrueux sont affairés sur ses bras et sa gorge. Les bruits de succions qui parviennent jusqu’à mes oreilles me retournent l’estomac. Cela dure de longues minutes. L’odeur du sang qu’ils pompent goulument à ses veines emplit la pièce et gagne mes narines. Je voudrais mourir pour ne pas avoir à assister à ce spectacle une seconde de plus.

***

Leur repas est terminé, ils se redressent et s’approchent de moi, grimpent sur le sofa à mes côtés, me regardent fixement. Leur visage est horrible, difforme. Leurs dents sont semblables à de longs poignards aiguisés. Je sens le souffle âcre et chaud de leur respiration sur ma peau. Ils sont couverts de longs poils gras et noirs, leur odeur rappelle celle de la vieille charogne.

Ils me caressent du bout de leurs longs doigts griffus, lèchent mon corps, plantent leurs canines dans ma chair, lapent les sillons de sang qui s’écoule le long de mes veines.

Je sens mon énergie se transférer de mon corps vers le leur. Ils drainent la vie hors de moi, l’accaparent, la métabolisent. Je m’abandonne à eux, sans volonté propre, ils me possèdent.

Mon cœur semble ne plus battre pendant quelques secondes. Ils continuent de me boire, dans un vacarme infernal, mélange de succion, d’aspiration, de bruits de langues qui lèchent, lapent, de gorges qui avalent et qui déglutissent.

Je ne suis pourtant plus dégouté à leur contact, je m’habitue. Ma poitrine réagit à nouveau. C’est étrange. Je ne panique plus, comme si tout était rentré enfin dans l’ordre des choses, naturel et parfaitement biologique.

L’un d’eux susurre à mon oreille :

-        Tu vas bien t’occuper de nous maintenant. Elle va tout t’expliquer dans quelques secondes. Nous dépendons maintenant de toi autant que tu dépends de nous. Elle nous a tout raconté, nous avons confiance en son choix, et surtout en toi. Tu es le gardien idéal. Il est temps pour elle se de reposer tu sais, elle a bien travaillé.

Je ne m’attendais pas à ce qu’ils puissent s’exprimer dans notre langue, et encore moins qu’ils le fassent aussi distinctement. Mon cœur bat très fort, mais je suis comme apaisé, serein, gagné par une profonde béatitude, comme si mon avenir était maintenant tracé, balisé.

Je ne peux toujours pas parler, ni bouger un membre, mais je n’y pense plus.

Les trois êtres s’écartent, elle s’approche de moi. J’ai l’impression que ce n’est plus la même femme, que ce n’est pas celle qui vient de me l’amour quelques minutes plus tôt. Elle semble usée, vieillie. Sa voix également a changé, plus roque, moins mélodieuse.

-        Je vois que tu prends plutôt bien les choses, elle me dit. Tu vas retrouver possession de ton corps d’ici une heure ou deux, ne t’inquiète pas. Juste le temps de te laisser quelques consignes et je m’en irai paisiblement.

Elle se déshabille entièrement. D’abord la robe, puis les sous-vêtements. Elle pose le tout impeccablement plié sur la table basse. Une fois nue, elle s’accroupie sur le tapis, et reprend :

-        J’ai longtemps cherché un remplaçant, tu sais. Depuis quelques années, je dois l’avouer. Cela fait plus de cent-vingt ans maintenant que je suis à leur service, et j’ai bien vieilli, je n’ai plus la force de traquer, de tuer. Je ne me plains pas, mais le temps et venu de passer la main. Comme tu le vois, j’ai vécu dans le luxe et j’ai eu la jeunesse éternelle. C’est leur façon à eux de nous remercier. Ils prennent soin de leur gardien, et nous prenons soin d’eux.

Elle marque une pause. Renifle. Son corps se racornit de plus en plus, ses cheveux ont perdu leur couleur flamboyante. Elle continue :

-        Personne ne sait d’où ils viennent, ni depuis combien de temps ils sont parmi nous. Avec le temps, dans quelques années, ils te présenteront probablement aux autres, mais tu n’en apprendras pas plus. Ce sera juste une marque de confiance qu’ils te feront. Je ne sais pas leur nom, je ne connais par leur âge. Tout ce que je sais est qu’ils vivent toujours par trois, et qu’ils ont besoin de sang frais toutes les nouvelles pleines lunes. Ce sang, ils l’obtiennent directement de ton corps. Ils ne veulent pas de contact humain en dehors de celui de leur gardien. De ton côté, tu auras également besoin de te régénérer, donc besoin de boire du sang humain. Homme, femme, enfant, peu importe. Saches juste que le sang bu directement après l’orgasme et celui qui contient le plus d’énergie. J’ai mis du temps à m’en rendre compte, alors si tu ne veux pas avoir à chasser plus d’une fois par mois, suis ce conseil : ne suces que ce que tu baises ! Ca ne devrait pas te poser trop de soucis, tu es un chasseur dans l’âme, c’est pour ca que je t’ai choisi. Ca fait longtemps que je t’observe tu sais, tu me sembles être parfait pour ce rôle.

Elle sourit en prononçant ces dernières paroles, puis s’allonge : 

-        Au revoir Vincent. Prends soin d’eux.

Elle semble s’être endormie. Les trois petits démons s’approchent d’elle, et recommencent à boire son corps. Au fur et à mesure qu’ils se sustentent, la vie semble la quitter, elle se creuse, s’affaisse. Au bout de quelques minutes, elle n’est plus qu’une carcasse vide qu’ils entreprennent de dévorer dans un silence religieux.

Quand il ne reste plus rien d’elle, que les trois êtres sont partis, et que je retrouve l’usage de mes membres, je sais que ma vie ne sera plus jamais la même.

La chasse va reprendre, j’ai moins d’un mois pour combler nos appétits.

Signaler ce texte