Papa
petitver
"Hé, Hugo, v-viens par ici !"
Au son de la voix de son père, Hugo comprit rapidement qu'il valait mieux pour lui ne pas le faire attendre. Il ne connaissait que trop bien ce ton hésitant et traînant, caractéristique des débuts de soirée arrosés de son paternel, comme si les mots trébuchaient avant de franchir ses lèvres. Et en général, cela s'accompagnait d'une humeur massacrante, qui pouvait vite dégénérer en une colère destructrice pour des broutilles.
En hâte, Hugo posa l'assiette qu'il était en train de laver dans l'évier de la cuisine et se rendit dans le salon. Il avait vu juste : son père était avachi dans le canapé, une bière à la main. D'autres cadavres de bouteilles abandonnés à même le sol indiquaient qu'il n'avait pas chômé pendant que son fils dînait seul dans la cuisine. La scène était banale et Hugo avait appris non sans mal à ne plus s'en émouvoir. Aussi loin qu'il se souvienne, son père avait toujours été ainsi.
- J'sors. J'vais chez César. Toi, j'veux qu'tu s-sois couché quand j'reviens.
Chez César, c'était le nom du bar au coin de la rue. Le père d'Hugo y avait ses habitudes et y passait la plupart de ses soirées. Outre le fait que le patron n'était pas très regardant sur l'état d'ébriété de ses clients, il avait l'énorme avantage de se trouver à quelques mètres de l'entrée du bâtiment. Pratique quand on est bourré comme un coing et qu'on n'arrive plus à marcher autrement qu'en se tenant aux murs.
- Mais papa, ce soir, il y a Star Wars à la télé ! plaida Hugo, dépité.
Le petit garçon avait pris son air le plus contrit en espérant attendrir son géniteur.
- En plus, c'est la suite de celui qui est passé hier.
- J'veux pas l'savoir, bordel ! cracha son père. Quand je rentre, j'veux qu'tu sois couché sinon, tu vas t'en souvenir, crois-moi !
La menace était à peine voilée et Hugo, du haut de ses sept ans, avait suffisamment entendu ce genre de sommation pour avoir l'intelligence de se taire. Il avait déjà trop souvent fait les frais de l'impulsivité avinée de celui qui aurait dû, au contraire, le préserver de ce genre de comportement.
Il traîna des pieds jusqu'à la cuisine et finit la vaisselle le cœur lourd.
Quand enfin la porte d'entrée claqua, Hugo attendit le cliquetis des clés dans la serrure et se précipita à la fenêtre du salon pour s'assurer que son père était bien parti. Il le regarda emprunter les escaliers qui menaient du HLM à la rue, et longer le trottoir, minuscule fourmi avançant d'une démarche lente et mal assurée dans la nuit automnale.
Hugo ferma un oeil et tendit le bras de manière à ce que son pouce se plaçât sous les pieds de la silhouette titubante et son index au dessus de sa tête. Il rapprocha ses doigts lentement, écrasant la figure lointaine de son père. Sans aucun effet malheureusement.
Quand il eut enfin tourné au coin, Hugo avait pris la décision de regarder le film malgré tout.
Toute la journée, ses copains et lui n'avaient parlé que de cela. Ils avaient trépigné sur leurs chaises en classe, avaient mimé des combats au sabre laser dans la cour de récréation et avaient dessiné les principaux personnages dans la marge de leurs cahiers de cours. Il était hors de question qu'il rate la diffusion.
Théoriquement, il avait le temps. Le bar fermait à minuit passé. Son père ne partirait sans doute pas de lui-même avant qu'on ne le jette dehors. Hugo décida de ne rien laisser au hasard : il rangea entièrement le salon et s'installa dans le noir total, avec le volume réglé sur le minimum audible, de manière à ce qu'aucune lumière ni aucun son ne fussent perçus de l'extérieur.
Enfin, le célèbre générique retentit dans la petite lucarne. Ça promettait d'être une bonne soirée...
***
Le coup le réveilla en sursaut. Un coup sourd, comme si quelqu'un s'était effondré contre la porte d'entrée. Hugo mit quelques secondes à émerger du profond sommeil dans lequel il avait sombré.
Il s'était endormi !
Une voix étouffée provenait du couloir.
- C'est pas vrai ! Je suis mort... furent les premières pensées cohérentes du petit garçon.
Au même moment, à l'écran, Dark Vador tendait la main à Luke en prononçant la fameuse réplique "Je suis ton père !"
Quelqu'un tentait maladroitement de glisser des clés dans la serrure.
Vite ! il devait éteindre la télé et foncer dans la chambre.
Il n'avait qu'une poignée de secondes devant lui avant que son père n'ouvre la porte. Et il faudrait forcément qu'Hugo passe devant pour rejoindre la chambre...
Trop tard.
Changement de plan. Hugo se cacha en hâte derrière le canapé. Il entendit son père tituber dans l'appartement. Où était-il allé ? La cuisine ? La salle de bain ? Sa chambre ?
Hugo devait bouger rapidement. Prenant son courage à deux mains, l'enfant s'engouffra à quatre pattes dans le couloir sombre de l'appartement. De la lumière parvenait de la cuisine mais il n'entendait rien. Il n'arrivait pas à savoir si son père s'y trouvait vraiment ni ce qu'il y faisait.
Il lui fallait pourtant prendre une décision. Rester immobile était trop dangereux. Plus longtemps il resterait ainsi, plus le risque d'être découvert était grand. Mais il avait besoin de se calmer avant tout. Son cœur battait à tout rompre à tel point qu'Hugo était persuadé de l'entendre et, pire, il était persuadé que son père pourrait l'entendre.
Hugo se décida finalement et passa rapidement à quatre pattes devant l'embrasement de la porte de la cuisine.
Il ne vit pas venir le coup. L'état d'ébriété avancé dans lequel se trouvait son père fut probablement ce qui le sauva. Ce dernier avait lancé son pied en direction des côtes de son fils avec l'intention claire de blesser mais, trop embrumé par l'alcool, il avait perdu l'équilibre et s'était écroulé alors que le bout de sa chaussure frôlait la fesse droite de Hugo.
Hugo cria. Plus de surprise que de douleur. Le coup lui fit l'effet d'un électrochoc. Il était découvert et le moment n'était plus à la prudence. Il se releva d'un bond et courut jusqu'à sa chambre. Derrière lui, fou de rage, son père vomissait des insultes en tentant péniblement de se remettre sur pied.
Hugo claqua la porte derrière lui et tourna le verrou. Il bénit mentalement la personne qui avait eu la riche idée de mettre des verrous à toutes les portes de l'appartement. Sans cela, il aurait été en grand danger, son père étant capable de tout quand il était dans cet état-là.
Quelques secondes passèrent - une éternité - quand tout à coup la porte bondit dans ses gonds. Son père venait de se projeter de tout son poids contre le panneau de bois. Il la martelait de ses poings en hurlant.
Hugo était terrifié à l'idée que la porte puisse rompre et priait pour qu'un voisin vienne frapper ou, mieux, appelle la police. Mais peu à peu, la peur s'effaçait pour faire place à autre chose dans le coeur de l'enfant. Un amer et profond sentiment d'injustice lui tordait les entrailles.
Pourquoi cela devait-il se passer comme ça ? Pourquoi les papas de ses copains étaient affectueux et aimants et pas le sien ? Pourquoi lui ?
Et petit à petit, ce sentiment d'injustice se mua à son tour en colère. Colère contre son père qui était incapable de se contrôler. Colère contre sa mère qui les avait laissé tomber et dont le départ avait radicalement changé son mari. Et par-dessus tout, colère contre lui-même qui n'était pas capable de se défendre, qui ne pouvait que fuir ou baisser la tête en encaissant les coups.
Alors que les heurts se faisaient plus faibles de l'autre côté de la porte et que son père avait cessé de hurler, Hugo cria :
- Laisse-moi tranquille ! T'es pas mon père ! J'ai pas de père ! Je préférerais que tu crèves !
Les coups cessèrent brutalement. Peut-être ces paroles avaient-elles touché un îlot de raison flottant au milieu de l'océan de rage et de fureur qui habitait son père. Peut-être qu'à travers la brume alcoolisée de son esprit, le père aimant et attentionné qu'il pouvait parfois être avait saisi ces mots, durs, blessants et définitifs, et s'en était ému.
Aussi surpris par sa réaction que par la soudaine fin de la tempête, Hugo resta sans bouger de longues minutes, s'attendant à ce que son père revienne à la charge. Mais rien ne se passa.
Épuisé par l'énergie qu'il avait déployée pour échapper à la colère de son père, il se glissa sous sa couette où il se roula en position fœtale. Malgré les flots d'adrénaline qui circulaient encore dans son sang, Hugo ne tarda pas à s'endormir d'un sommeil agité.
***
Le réveil indiquait 4h37 quand la vessie d'Hugo le rappela à la réalité. Les événements de la soirée lui revinrent en mémoire et il passa quelques instants à se demander si cela valait la peine de prendre le risque d'aller aux toilettes. Son père complètement ivre pouvait très bien s'être endormi derrière la porte et il risquait de relancer la machine à coups en le réveillant.
Mais son corps le pressait d'aller se soulager. C'en était presque douloureux.
Il déverrouilla la porte de sa chambre et l'entrouvrit pour s'assurer que le couloir était vide. Son père avait finalement dû trouver la force de regagner son lit.
Le petit garçon se rendit aux toilettes sur la pointe des pieds et, une fois sa vessie soulagée, se garda bien de tirer la chasse d'eau. Il craignait que le moindre bruit ne tire son géniteur de son sommeil et ne ravive sa fureur.
Il referma la porte des toilettes et se figea. Il avait entendu quelque chose. Trois fois rien mais en tendant l'oreille, il perçut un rythme.
Boum... Boum... Boum...
Avec la régularité d'un battement de cœur, le bruit, au départ sourd et lointain, se rapprochait inexorablement. Quelqu'un - même si cela le remplit d'effroi, Hugo supposa qu'il s'agissait de son père - était en train de frapper le sol.
Boum... Boum... Boum...
Ou alors... ou alors, quelque chose de massif était en train de se déplacer dans l'appartement, à pas lourds. Le sol en tremblait presque sous les pieds nus de l'enfant.
Boum... Boum... Boum...
Les chocs semblaient provenir de la chambre du père d'Hugo. L'origine du bruit se trouvait maintenant juste à l'angle du couloir.
Soudain le silence se fit. Quelque chose ou quelqu'un attendait en embuscade. Attendait que la curiosité de Hugo le pousse à aller voir.
Et puis la chose s'avança et sortit de l'ombre.
Si la vessie d'Hugo n'avait pas été vide, il aurait mouillé son pyjama.
Les yeux qui le fixaient maintenant étaient couleur d'encre. D'un noir si profond qu'il sembla au petit garçon qu'ils absorbaient jusqu'à la lumière du couloir. Pétrifié par la peur, Hugo ne pouvait détourner le regard du puits abyssal de ces globes oculaires tandis qu'une terreur primordiale s'emparait de lui. La créature lui rendait son regard et semblait plonger au plus profond de son âme.
Le reste de son corps était un patchwork d'animaux de cauchemar : son pelage, d'un brun sombre presque noir, rappelait celui d'un ours mais son abdomen était couvert d'écailles à la manière de celui d'un crocodile. Ses longs membres supérieurs touchaient presque le sol et se terminaient par un set de griffes acérées aussi longues que des couteaux de cuisine.
D'un bond, elle aurait pu se jeter sur lui et le déchiqueter à l'aide de ses rangées de dents qui rappelaient celles des grands requins blancs. Au lieu de cela, la créature posa un doigt grotesque - ou ce que Hugo imagina être un doigt - devant sa gueule et lui souffla :
- Chuuuuut !
***
Hugo se réveilla en sursaut, trempé de sueur. Ce n'était qu'un rêve, un cauchemar, un fantasme de son esprit. Évidemment que ce n'était pas réel. Les monstres n'existent pas dans la réalité. Mais la panique qu'il avait éprouvée était elle bien réelle et se lisait sur ses traits. Il sentait que de grosses larmes avaient coulé et séchaient désormais sur ses joues.
La chambre était encore plongée dans le noir, ce qui signifiait que le jour n'était pas encore levé. Pourtant Hugo quitta son lit et sortit dans le couloir. Il avait besoin de réconfort, il avait besoin de quelqu'un pour lui dire que ce n'était qu'un mauvais rêve et que tout irait bien. Il avait besoin de se blottir dans des bras aimants. Il avait besoin d'un père. Sur l'instant, peu lui importait qu'il le frappe encore, il n'était simplement pas capable de gérer seul le raz-de-marée émotionnel que le rêve avait déclenché.
Hugo entrouvrit la porte de la chambre de son père. Aucun son ne s'échappait de la pièce plongée dans le noir. Habituellement, quand il avait trop bu, il ronflait à en faire trembler les murs... Cette nuit, rien. Ce n’était pas normal. Quelque chose clochait mais Hugo n'arrivait pas à mettre le doigt dessus.
- Papa ? chuchota-t-il.
C'est au moment où il tendait le bras pour allumer la lumière qu'il réalisa ce qui n'allait pas.
Le remugle naturel de la pièce charriait une autre odeur particulièrement désagréable, un subtil effluve d'excrément par-dessus un parfum vaguement cuivré.
Hugo abaissa l'interrupteur.
Le tableau qui se découvrit à ses yeux faillit lui faire tourner de l'œil. Son père - ou plutôt ce qu'il en restait - gisait aux quatre coins de la pièce. Sur le lit, son corps ressemblait à une tomate que l’on aurait lâchée du sixième étage : les chairs avaient explosé et une pulpe rouge suppurait de toutes les ouvertures. Le torse semblait avoir été violemment déchiré du pubis jusqu’à la naissance de son cou. La cage thoracique avait été écartelée et son contenu négligemment projeté sur les murs.
Sur la lampe de chevet reposaient des morceaux d’intestins tandis que ce qu’Hugo supposa être le cœur avait laissé une tâche d’un rouge sombre sur les rideaux avant de finir sa course au sol, rattrapé par la gravité. Tous les organes vitaux avaient été arrachés comme si un cyclone était passé sur ce qui fut autrefois un être humain, pour n’en laisser qu’une bouillie sanguinolente.
Hugo luttait pour conserver le contenu de son estomac à sa place quand il remarqua un détail. Sur le mur qui jouxtait le lit se trouvait une empreinte carmin représentant une main. Mais cette empreinte n’avait pas été laissée par son père. Car c’était une main d’enfant.
Hugo avait maintenant la tête qui tournait. Il baissa les yeux sur ses propres mains. Elles étaient couvertes de sang. Son pyjama lui-même était littéralement imbibé du fluide vital. Ce n’était pas de la sueur qu’il avait senti en se levant quelques instants plus tôt. Ce n’étaient pas non plus des larmes qui séchaient sur son visage.
Un frisson glacé lui parcourut l’échine tandis qu’un son qu’il aurait aimé ne plus jamais entendre résonnait à nouveau à ses oreilles.
Boum… Boum… Boum…
Et Hugo sentit presque l'haleine fétide de la créature dans son cou, un relent d'égouts et de pourriture.
Il perçut presque la pression de ses immenses pattes velues et griffues se posant sur ses frêles épaules.
Il entendit presque son ricanement guttural.
Presque.
Car tout cela n'existait que dans son esprit.
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Nombre de signes : 14 692 selon Microsoft Word
Très chouette écriture ! Suspens angoissant...chute laissant libre l'esprit du lecteur ! Belle nouvelle.
· Il y a presque 12 ans ·lyselotte
D'ailleurs, j'ajoute qu'il faut passer en lecture fullscreen (bouton "lire") pour avoir le texte en entier. Sinon, les fins de pages sont tronquées... :/
· Il y a presque 12 ans ·petitver
Merci pour le compliment. Ça me fait chaud au cœur surtout qu'il s'agit du premier texte que j'arrive à réellement finaliser :)
· Il y a presque 12 ans ·Pour le compte de caractères de WLW, j'ai arrêté de le considérer du jour où j'ai réalisé que les caractères spéciaux et accentués étaient en fait comptés comme plusieurs caractères...
petitver
C'est prenant. La façon de détourner le sujet est originale, bravo.
· Il y a presque 12 ans ·(Oui moi non plus je ne comprends pas le compte ici du nombre de caractères en rapport à celui de word)
sigismond--tartampion