Le Chemin du retour

rosa020

Le Chemin du retour

 

Incipit (5 243 signes) 

Je suis effacé. Le passeport dans ma poche indique un nom et des origines qui me sont étrangères. Tout est devenu étranger. Même la langue dans laquelle je pense ne me semble pas familière. Mes souvenirs sont ceux d’un autre. Moi-même, je ne suis plus rien. Je suis un trou noir. Un point de vide, de non vie dans l’univers.

Je sens les vibrations de l’avion à travers un corps dont je ne me suis plus occupé depuis un long moment. Je me demande si je pue, si mon odeur indispose mon voisin. Je sais que ma barbe commence à s’épaissir, que les mèches de mes cheveux se collent ensembles… Je pense « ma » barbe, « mes » cheveux, mais ces mots n’ont plus de signification. Je ne sais pas à qui sont cette barbe et ces cheveux.

Un instant, mes yeux se ferment, et un rêve se dessine dans l’obscurité de mon esprit. Je suis moi et tout va bien. Mes cheveux sont coupés et coiffés, j’ai pris une douche et je me suis rasé. À la porte d’embarquement, j’ai embrassé Millie en lui promettant de revenir vite et entier, et en tâchant d’éviter ton regard moqueur et complice à la fois. Tandis qu’à ton tour, tu la prends dans tes bras, je laisse Maman m’embrasser et je l’écoute nous répéter pour la énième fois de faire très attention à nous et de lui téléphoner tous les soirs pour lui dire que nous allons bien. Je fais semblant de ne pas l’entendre te demander de veiller sur moi comme si j’étais un gamin de cinq ans. Nous nous sourions en empoignant nos sacs, je te pousse du coude pour que tu te grouilles plutôt que de faire du plat à l’hôtesse qui contrôle nos passeports et nos cartes d’embarquement, et puis nous sommes dans l’avion. On se bouscule pour ranger nos sacs au dessus de nos sièges avant de nous asseoir. Tu me laisses le siège près du hublot parce que je suis « le petit frangin » et ça me donne envie de te frapper. Par la vitre, on regarde une dernière fois le ciel de Detroit. Au moment de boucler nos ceintures, on échange un regard, un sourire et une poignée de main, tellement plus significative que n’importe quelle autre poignée de main échangée par n’importe quelles autres personnes sur cette planète… Tu ouvres la bouche pour dire une de ces grandes phrases que pourrait sortir un astronaute posant le pied sur Mars pour la première fois, et à cet instant je rouvre les yeux. De peur, une fois de plus, de ne pas parvenir à me remémorer ta voix.

Je suis assis près du hublot mais c’est un hasard, c’est mon siège qui porte ce numéro. Il pleut et il fait noir, même si je le voulais je ne pourrais pas embrasser ce pays qui n’est plus le mien d’un dernier regard avant de le quitter. Ferait-il beau si tu étais là ? Maman et Millie n’étaient pas à la porte d’embarquement, l’hôtesse m’a renvoyé mon indifférence. Je pars comme un voleur, sans prévenir quiconque, sans un mot d’adieu ni la moindre promesse de retour. Je ne pars pas ; je fuis.

Je fuis un appartement qui ne m’est plus familier, une voiture que je n’ose plus utiliser, une mère et une petite amie dont les seules présences me sont devenues insupportables. Je fuis un boulot minable auquel on ne m’a pas vu depuis des siècles, des salles de classe dans lesquelles je ne mettrais plus jamais les pieds, des trajets en bus, des voisins, des gens qui n’osent plus me saluer dans la rue. Je fuis une nuit qui ne veut pas avoir de fin. Je fuis des amis qui ne sont plus les miens. Je fuis une absence, un vide béant dans ma vie. L’avion décolle. Je suis affalé dans mon siège.

Je ne ressens pas la moindre crainte, ni même un début d’excitation. Pourtant, n’est-ce pas ce que les gens qui font ce genre de chose doivent ressentir au moment où ils le font ? Je fiche le camp pour l’étranger, je disparais volontairement de la circulation, laissant tout derrière moi. À un moment, j’ai voulu faire mes bagages. J’ai ouvert tous mes tiroirs et mes placards, pris un sac de randonnée. Je n’ai rien trouvé à mettre dedans. Ces fringues, ces chaussures, ces objets, aucun ne me renvoyait le moindre écho familier. Je ne les reconnaissais pas. C’est moi qui ai acheté ça ? J’ai fourré dans mon sac tout mon matériel d’escalade, une carte de l’Himalaya, un sac de couchage. Je me suis forcé à penser, et j’ai pris des vêtements parce que je ne peux pas grimper en jean et en tee-shirt. Au moment de boucler le sac, j’ai vu la vieille photo de Jim et moi, nous tenant par les épaules, en haut d’une voie difficile. J’étais un adolescent. Cette photo ne me quitte jamais, elle est dans une pochette plastifiée transparente fixée sous le rabat de mon sac de rando. Je n’ai pas réussi à rassembler suffisamment de forces pour l’arracher, à peine assez pour hisser le sac sur mon dos au moment de partir.

J’ai filé tôt le matin, avant le lever du soleil. Personne ne sait que je suis parti. Lorsqu’ils commenceront à s’inquiéter de mon absence, dans quelques heures, je serais au dessus de l’océan et il sera trop tard. Je ferme encore les yeux et cette fois j’imagine le soleil se levant sur un appartement désert et en désordre, sur un minuscule jardin où, autrefois, deux gosses s’asseyaient pour refaire le monde, sur le corps nu d’une fille endormie, seule, sous les draps de son lit… Je rouvre les yeux et fixe le dossier du siège, devant moi. Et l’avion emporte un homme…

Synopsis (3 976 signes)

À la mort de son frère aîné Jim, Nathan Sullivan a l’impression de perdre son identité. Il s’enfonce dans la dépression et se détache des gens qui l’entourent alors que son univers lui devient étranger. Lorsque la présence et l’inquiétude des autres lui deviennent insupportables, même celles de sa mère et de la femme qu’il aime, il s’enfuit vers le Népal, où lui et son frère avaient prévu de passer leurs vacances, pour y assouvir leur passion de l’escalade. Là, il confie sa survie aux rochers et grimpe des semaines durant, en dépit du bon sens et de toutes les règles de sécurité. C’est épuisé, frigorifié, et les mains en sang qu’un jour, en haut d’une voie, il débouche sur la terrasse d’un monastère. Alors qu’il perd conscience et va basculer dans le vide, les moines le rattrapent à la dernière minute. Nathan a perdu tout ce qui faisait son identité, de son prénom à sa langue, qu’il ne parle plus. Pendant un an et demi, les moines gardent avec eux cet homme silencieux et brisé. Dans la sérénité des hommes et des montagnes, Nathan parvient à franchir la première étape du deuil, celle de l’acceptation. C’est en tibétain qu’il recouvre un peu la parole, et reçoit un nouveau nom. Dans un carnet, il se met à dessiner les nouveaux paysages qui entourent son existence, les visages de cette communauté qui l’a accueilli sans questions ni jugement. Chaque fois qu’il achève un carnet, il le poste à la seule adresse qui n’ait pas été balayée de sa mémoire : celle de Millie.

La douleur, bien qu’acceptée, n’en est pas moins toujours présente, d’autant plus que Nathan reçoit parfois la visite de Jim. Envahi par le vide son existence, il quitte le monastère. Après une ultime ascension que le mènera en haut de l’Everest, il s’envole pour le Saël et, se mêlant aux volontaires d’un camp de réfugiés, s’abîme dans la souffrance d’autrui. Des mois durant, il dédie chaque goutte de son énergie aux autres. Une autre langue, un autre pays, un autre nom. Mais Nathan s’affaisse sur lui-même à force de donner bien au delà de ses forces, et ce n’est que lorsqu’il se retrouve à fixer dans les yeux le canon d’une kalachnikov tout en berçant un cadavre de fillette que la voix de Jim lui chuchote la seule question qui ait encore de l’importance : « Ta vie a-t-elle désormais suffisamment de valeurs à tes yeux pour que tu te battes pour la conserver ? » Le passé de Nathan et ce qu’il a laissé dans son pays d’origine effleurent sa mémoire, et c’est dans un sursaut qu’il réalise qu’il a envie de vivre. À la fois intensément soulagé et ravagé par la culpabilité, il fuit pour la troisième fois, le plus loin possible et dans la première direction venue.

Plus de deux années ont passé depuis la mort de Jim lorsqu’il pose le pied en Australie. Pour la première fois, sa langue maternelle lui revient, et son accent souffle à ses interlocuteurs une part de son identité d’autrefois. Après quelques temps dans une exploitation agricole, il se laisse convaincre par un groupe de voyageurs inexplicablement familiers de se joindre à leur road trip. Aux sons des guitares, ukulélés et autres harmonicas, le cœur de Nathan s’accélère, des sourires caressent son visage, des rires et des plaisanteries montent dans sa gorge. Ce voyage le rend inexplicablement heureux, se grave dans sa mémoire comme un des plus beaux souvenirs de son existence à venir.

C’est sur le chemin du retour, au beau milieu de la nuit et du désert, qu’il se remet à penser à son frère. L’avoir effacé de son esprit, même pour quelques semaines, et s’être senti si heureux malgré son absence lui brise le cœur et, de nouveau, la culpabilité le ronge. Traître à ses propres yeux, il se débat pour sortir du véhicule. Au dehors, auprès des braises rougeoyantes du feu de camp allumé la veille, Jim lui parle pour la dernière fois, et lui rend la vie. « C’est moi qui suis mort, petit frère. Pas toi. » Vivant, il rentre chez lui avec une conscience aiguë de ce que son voyage a fait de lui : un être humain.

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