Dés l'aérogare, j'ai senti le choc
fehren
Synopsis
Un homme, vieux, dans cet avion qui s'était posé en catastrophe sur la rivière Hudson, à New York, en janvier 2009. Le lendemain, une rencontre, une nuit, vont bouleverser ses repères... Il raconte comme s'il rappait, avec une scansion éclatée, sa soirée dans les rues de la ville des villes. C'est Nougaro qui rencontre le Wu-Tang Clan... Enfin j'espère...
Début du roman
Des icebergs. Voilà ce que nous sommes.
Phosphorescents, dans la lumière noire...
Au-dessus de ma tête, le beat s'insinue en sourdine depuis la grande fosse, s'échouant contre les parois des toilettes et leur carrelage anthracite, vaguement design, impassible. Et vous voyez exactement ce que je veux dire.
Je ne bois jamais, ne voyage plus qu'à quelques encablures de ma vie, et me retrouve pourtant, saoul, à des milliers de kilomètres de Toulouse, de ce chez moi en forme d'abysse sombre et insondable. Tandis que les deux François qui me composent désormais sont en désaccord, repères moraux vrillés, le corps qui les accueille lutte pour savoir lequel il est capable de choisir et de préférer. Si l'un porte un visage déformé qui voudrait tourner sur lui-même avec absurdité, le second sait que le premier a tort. Il le juge avec un amusement un peu mou. La porte claque, les petits rires américains s'évanouissent du côté des filles. Toujours. Le problème de cette histoire ; ce qui, depuis le début, fut le problème de cette putain d'histoire de vie qui défile, et d'avion, et de ce mec là-haut, c'est que j'ai soixante ans, et un syndrome. L'âge des bilans. Soixante. Comme sur les brochures où ils font du vélo en riant dans leurs dentiers immaculés. Six, zéro. Merde. Ce nombre me pénètre à présent. Se faisant plus insistant et large. La retraite. L'âge de la retraite. Je suis un retraité. Tu es un retraité, François. Tout ce que cet état de fait traîne avec lui comme significations obscènes, me file une peur admirable. Frousse, tremblements. La vie commence. Tout se brouille.
Pourtant, l'issue de cette journée, dans une boîte new-yorkaise de Brooklyn (quartier de Bushwick, bien sûr) dont je ne connais même pas le nom (si jamais elle en porte un), ne subodore pas que les clichés qui y sont attachés demeurent infaillibles. Façades décaties par les couches d'immigrations successives et bordéliques, clichés de dockers élimés et de visages noircis par la Grande Amérique, Ellis Island, valises marrons, guerre de crise, hauteur, verticalité poisseuse. Les gens posés sur les perrons, à Hudson, au nord de l'Etat, entourés de drogue et de putes, et ce vieil homme juif qui danse près de la rivière... Mythes. Les épais coussins mauves de la chambre d'hôtel du Lower East Side me semblent si lointains. Marie essaie certainement de me joindre. Mon portable, éteint, est brûlant dans ma poche. New York City. Cette ville est une erreur. Sous des airs de verrière raide, elle éreinte. Un rap iconique s'immisce maintenant dans les veines du bâtiment. Quand on veut chanter l'espoir, quel manque de pot. Coeur battu, courbatures, cours batterie, cours, coups bas durs, barbares de beats, bites, bit, vite, coursives, si vraies, si courtes, six coups, haïku. Je n'ai quasiment aucun mal à imaginer que ce n'est pas moi, que ceci n'est pas mon monde, mais je suis là. Un jour au purgatoire. Je m'y porte bien, léger, oxygéné, et à la fois écrasé par la lourdeur des escaliers de secours et des climatiseurs. NY. Je me fond dans la masse des figurants que l'on croise dans quelque long-métrage éthéré de Sofia Coppola ; David Hamilton, pastel lascif, poils blonds et regards doux. A force, on a bien dû finir par les apercevoir toutes et tous, à la lisière de la mélancolie. Violence soudaine. Derrière les masques avinés ou grillés par la coke, l'inquiétude point. La peur nue, simple. Jean, l'essence de Jean, Jean que je connais mieux que quiconque en quelques heures. Je suis littéralement défoncé. Par la drogue douce ; par lui ; par eux, par tous ces gens ; par hier. Point-virgule si chaud, si mouillé de l'envie et du désir. Une fin de mon monde régulée sur la vitesse du son et de cet avion à 900km/h qui plongeait dans l'océan. La basse est si puissante, si lourde, qu'elle me procure un décollement immédiat de la plèvre. Sauf que je n'ai jamais su ce que signifiait cette mort si énigmatique, si parisienne, si romantique. Tels des pics de migraines ahurissants, toujours des images de charniers. L'atavisme de la mort reprend sa course. Une mémoire de la douleur qu'ont soupesée pendant des années, mes nom et éducation. Fuck fuck fuck !
Là-haut, les bras des filles paraissent encore plus maigres dans les lumières lâchement intermittentes des stroboscopes. Je les ai bien observés. Ils m'évoquent immanquablement des recoins sombres de l'Histoire, et de ma petite vie de Juif de la Tourette. Joueur d'échecs. Zweig ! Couilles ! Cons ! Couinements ! Tout est mondial désormais, pas vrai ? La partouze musicale qui s'étale sur les murs en béton me surplombant, ne semble pas effrayer grand monde. Elle galvanise, au contraire. Je reconnais Une nuit sur le Mont-Chauve, de Moussorgski. Ces salauds lui ont ajouté de la peur, avec leurs grandes et majestueuses machines électroniques de la mort. Encore plus de peur. Lancinante avec ça. Une terreur qui cogne. A 130 BPM exactement. 90 BPM pour le rap, effrayants comme des wagons pleins d'hommes sur des rails rouillés. Le blues. Dylan, si près si loin. Une mythologie de pèlerins, de chercheurs d'or, d'esclaves, de libérations. L'Amérique quoi. Et dans ma tête c'est Nougayork. C'est des montagnes russes, sans la guerre froide. Dans les rues adjacentes, des migrants blessés mènent un match de boxe interminable, quatre boules de cuir, how to make it in America ? Comment faire son trou en Amérique ? Vendre, acheter, prier, vivre : tous les recoins du monde dans la ville des villes ; et la présence de Jean, la totalité de Jean dans mon coeur, là, maintenant. Elle, elle m'attend dans la chambre d'hôtel, sonnée par la mort qui n'a pas voulu de nous, la possibilité de la mort, l'absence de la mort. Ma femme, Marie ma femme, pas de propriété même de la mort. Elle m'attend à Manhattan. Accident ridicule d'un mois de janvier ridicule, qui a fait de notre avion un iceberg. Toutes les valises étaient perdues, gonflées d'eau douce, suintantes, minables, sous la carlingue. Et nous, sur cette aile, victimes hébétées, victimes de rien, d'un pauvre incident.
Un Airbus A320 de la compagnie aérienne américaine US Airways a amerri jeudi dans les eaux glacées de l’Hudson à New York, probablement frappé en vol par des oiseaux, et ses 155 passagers ont pu être évacués in extremis avant que l’appareil ne s’enfonce dans le fleuve. Des icebergs. Voilà ce que nous sommes. Les télévisions américaines ont diffusé des images spectaculaires de passagers marchant sur l’aile de l’appareil à demi-enfoncé dans l’eau, avant d’embarquer à bord de ferries venus à la rescousse.
Oui, tout est mondial. Même la connerie se mondialise !
· Il y a environ 12 ans ·L'écriture me plaît beaucoup. Cette façon de ciseler, de saccader un peu, beaucoup, pas trop. Bravo.
Mathieu Jaegert