Le Cheval fantôme

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Le Cheval fantôme

 Cette vision, aussi vive et précise qu’au premier jour, il ne saurait jamais la dater, ni même lui assigner une époque déterminée de son jeune âge, école maternelle ou cours préparatoire, logis étroit et sombre des Iris ou vastes surfaces lumineuses des Glycines ; à l’instar des primes impressions qui participent autant du rêve que du souvenir, il ne parviendrait pas même à lui faire correspondre l’un des ces climats intimes qui éclairent de leur lumière et enchantent de leurs senteurs tel paysage d’enfance, parmi tous ceux qui se superposent en nous, étanches les uns aux autres, hors de l’écoulement linéaire du temps. Splendidement isolée, sans aucune attache avec la vie consciente, cette vision fugitive flotterait à jamais parmi les limbes de la mémoire, qui retiennent en leurs plis secrets notre part d’éternité. Un fanal perçant la brume, qui luit hors de toute distance, à l’écart de tout chemin.

 Echappant à la surveillance de ses parents, François avait franchi à la brune le gué du torrent et gravi le versant opposé du ravin, terminant son ascension à quatre pattes parmi les ronces et les racines. Il avait les genoux et les mains écorchés, et son cœur battait la chamade comme le soir descendait et noyait d’ombre les détails du paysage. Bientôt l’obscurité serait complète, et il savait qu’il ne pourrait plus retrouver son chemin dans cette faille béante, devenue un gouffre sans fond où le torrent, qui semblait avoir gonflé son flot, mugissait maintenant comme une créature des ténèbres. Il contemplait les saules dont le feuillage frémissant et murmurant brassait la nuit, encore plus profonde autour de leurs silhouettes retombantes, comme si elle s’en épanchait en nappes épaisses et rampantes. Devant lui, la clôture de fil de fer rouillé entourant le champ se dissolvait rapidement, et il ne saurait bientôt plus discerner entre quels piquets elle s’affaissait assez bas pour lui livrer passage. La grosse souche où il s’était si souvent assis pour manger son goûter semblait un énorme crapaud tapi dans l’herbe et guettant sa proie. Une fraîcheur mouillée montait du sol, et il lui sembla qu’une présence invisible rafraîchissait ses tempes brûlantes et bassinait ses plaies, s’efforçant par des soins maternels de l’attirer à elle pour mieux l’endormir en son giron maléfique. Soudain, un bruit de branches agitées le fit sursauter tout près de lui, et il accueillit avec soulagement cette diversion ; dût-elle l’effrayer, elle le tirait au moins de la torpeur morbide où il s’était laissé engourdir.

Surgi à la fois de la tiède nuit d’été et des brumes de son esprit, un grand cheval noir lui faisait face, sa robe luisant d’une course éperdue. L’animal s’ébroua à plusieurs reprises, ses naseaux frémissants et dilatés exhalant un souffle pressé dont la buée se dissipait dans l’air du soir. Puis la longue tête expressive s’abaissa en signe d’invite, ébouriffant une épaisse crinière noire. S’approchant à pas hésitants, François lui flatta doucement le chanfrein du plat de la main, comme on le lui avait montré à la ferme de l’oncle Anatole, mais l’animal sauvage, sur lequel il n’apercevait ni selle ni harnachement, s’impatienta de ce traitement amoindrissant. « Sommes-nous donc de petits enfants ? » sembla-t-il lancer de ses yeux courroucés. Il piaffa en grattant le sol du sabot, puis rejeta la tête en arrière comme pour saluer l’étendue immense des plaines et des monts, et la liberté qui les attendait, là bas. Obéissant à cette injonction, François longea les flancs palpitants. Sans réfléchir que seul un miracle pourrait le jucher sur son dos, il esquissa un mouvement pour enfourcher le grand cheval qui voulait l’emporter sur ses reins fougueux. La bête comprit  son intention et le remercia d’un hennissement de joie très pure. C’est à cet instant que l’enfant perçut l’appel angoissé de son prénom dans les taillis, en même temps que l’éclair lointain d’une lanterne agitée dans l’obscurité, devant des silhouettes gesticulantes. Le cheval mystérieux se cabra, émit un nouveau hennissement, cette fois rauque, comme s’il exprimait une déception cruelle, et s’enfuit au galop dans la nuit.

 C’est alors qu’il atteignait l’âge de huit ou neuf ans que ces images enfouies émergèrent de sa mémoire pour venir l’intriguer de leur mystère. François vécut alors au rythme des visites du grand cheval noir. Le souvenir pouvait envahir sa conscience pendant l’ennui d’une journée de classe, appelé par un hennissement entendu au loin à travers la fenêtre ouverte, ou bien par une senteur d’herbe mouillée après une averse. Il le tenait si complètement absorbé qu’il en oubliait la leçon ou le devoir, et qu’il demeurait immobile, plume levée, jusqu’à ce que la maîtresse le tirât brutalement de sa songerie. D’autre fois, alors qu’il cheminait sur le sentier de gravillons qui longeait le ravin, un nuage obscurcissait le ciel et la couleur du ciel changeait, prenait des tons crépusculaires à travers lesquels le bruit du torrent semblait monter plus fort, ressuscitant précisément l’atmosphère de cet autre jour finissant, à jamais intact dans le temps suspendu de la mémoire. Ou alors, c’était à la faveur du sommeil véritable que la scène primordiale lui était à nouveau rendue, avec un sentiment de réalité si intense qu’il en demeurait stupide au réveil, comme si le songe qui venait de s’achever faisait écran à tous les souvenirs antérieurs, figeant la rencontre insolite sur le pré en une séquence définitive, parfaitement déroulée et présente en lui, et qui lui faisait même douter qu’elle ait pu connaître d’autres occurrences. Puis l’empreinte de ce rêve s’estompait à son tour, comme s’efface un dessin sur le sable recouvert par la marée, et il était de nouveau capable de retrouver et d’ordonner dans sa mémoire l’exacte succession des apparitions du cheval fantôme.

  La vie s’écoulait, et François restait parfois plusieurs mois sans recevoir l’appel qui le transportait, étonné et ravi, de l’autre côté du ravin. Mais il savait que sa patience serait un jour récompensée, et que le secret de ces apparitions lui serait dévoilé.

  Un après-midi d’automne, le cheval noir reçut un nom, et François eut la révélation que leurs destinées s’étaient nouées bien longtemps avant leur rencontre au bord du torrent ; bien longtemps même avant sa naissance, sous des cieux étrangers, infiniment éloignés du lieu où il vivait. Il pressentit ce jour-là que le moment approchait où la raison de cette commune élection lui serait révélée, et où l’enfant et le cheval seraient appelés à accomplir la mission pour laquelle ils avaient été choisis.

   Cet après-midi, sa maman s’était absentée. François était assis sur le canapé du salon, et regardait la télévision, son assiette de goûter sur les genoux. Après une longue séquence de dessins animés sans intérêt, la speakerine annonça le grand film de l’après-midi. Il s’intitulait L’Enfant et le cheval, et François, sursautant à ces mots qui baptisaient de leur lumineuse évidence la part la plus secrète de sa vie, sut tout de suite qu’il lui était personnellement dédié, et que le mystère qui l’accompagnait depuis son plus jeune âge allait enfin connaître un développement nouveau et décisif.

 Les images du film qui commençait en cet instant, des flots noirs et tumultueux s’écrasant sur une barrière de récifs, accompagnées d’une symphonie de cordes et de cuivres aux accents dramatiques, lui avaient été envoyées de très loin, depuis une éternité ; elles étaient semblables au scintillement lumineux d’une étoile perdue aux confins de la galaxie, recueilli et réfléchi au terme de son voyage sidéral par la petite lucarne de verre qu’il contemplait, fasciné par ce miracle qui annulait le temps et l’espace.

  L’action commençait sur une île d'Extrême-Orient, dans une communauté villageoise où l'élevage et l'entrainement de chevaux de course étaient des traditions ancestrales. Pour son anniversaire, ou tel rite de passage à l’âge de raison, un jeune garçon, Jiro, recevait en cadeau un poulain de race. On lui permettait d’assister à la venue au monde de celui qui allait devenir son ami inséparable, et cette nativité confuse, dans la pénombre de l’écurie où, à la lueur des flambeaux agités par les hommes, on n’entrevoyait que le pelage luisant et l’œil exorbité de la jument en travail, avant que ne roule dans la paille une masse enchevêtrée et gluante dont émergèrent aussitôt quatre pattes graciles, cette nativité était contemplée par le héros (et derrière lui par François), comme un mystère insondable et immémorial. Bientôt sevré, le poulain recevait le nom de Takirou et ne tardait pas à faire la preuve de dons hors du commun. Le film déroulait ensuite une alternance de scènes héroïques, au cours desquelles le vaillant pur-sang remportait course sur course à travers le pays, encouragé par les cris de son jeune maître – « Vas-y, vas-y Takirou ! » - qui se mêlaient aux clameurs terribles de la foule en une poignante impression d'invincibilité et de fragilité;  mais aussi d’épisodes dramatiques, car la jalousie et la méchanceté des hommes ne tardaient pas à se déchaîner sur Takirou : ainsi le cheval était-il sauvé de l'incendie criminel de son écurie par Jiro, qui se sacrifiait pour lui. Le spectacle des flammes immenses dévorant le bâtiment de bois parmi l'effroi des ténèbres, strié des hennissements fous des bêtes prisonnières, des mugissements des sirènes et des cris de panique de Jiro, « Takirou ! Takirou ! », alors que les secours s’acharnaient en vain, fit revivre pour François l'horreur des guerres récentes, dans l’ombre desquelles il avait grandi, les bombardements et les villes en feu que films et photos d'actualité avaient gravé d’un poinçon incandescent dans toutes les mémoires. Le noir et blanc fantomatique et tremblant accroissait encore le retentissement de ces images sur le jeune spectateur, comme si leur irréalité lointaine exerçait sur sa sensibilité, en plus d’un irrésistible pouvoir d’attraction, un effet d’identification qui faisait de lui, et pour l’éternité, l’une des victimes de ces atrocités. François était le témoin du Mal qui accablait le monde depuis l’origine, sacrifiant sur ses autels embrasés les faibles et les innocents. Assis en tailleur sur le canapé familial, devant l’écran qui déroulait le générique de fin sur les mêmes images de l’éternel tumulte des flots, dont le sens lui apparaissait à présent, il demeura longtemps en état de sidération, sa conscience comme en suspension au dessus de lui, rétive à se réincorporer après l’expérience extraordinaire qu’elle venait de vivre. Sa maman rentra bientôt. Fiévreux, le sang battant à ses tempes, il se mit à ses devoirs sans rien lui dire.

 François savait maintenant que le grand cheval noir qui le hantait depuis l’enfance était Takirou, Takirou qui s’était échappé des images brûlantes du film pour venir le retrouver dans ses rêves, en empruntant un chemin céleste connu des seules bêtes. Quel mortel secret avait-il emporté de l’archipel maudit, pour tenter de le faire partager à un petit d’homme de rencontre qui ne lui était rien, mais qui lui rappelait sans doute son jeune maître disparu ? François se devait de le découvrir, car sa connaissance permettrait de juguler les puissances menaçantes qui, il le sentait confusément, étaient en train de se réveiller autour de la minuscule planète isolée où lui et sa famille avaient jusqu’alors vécu dans une illusion de paix. C’était une sourde menace qui montait lentement, inquiétant les conversations à voix basse de ses parents lorsqu’il était couché, et supposé ne point entendre leurs allusions effrayées aux « Evénements » ; suspendant le geste et la parole de Mlle Huguette, sa maîtresse, au moment où Monsieur Ravat, le directeur, entrait sans frapper pour la prier rudement de passer le voir après la classe pour « aviser aux mesures à prendre » ; ou précipitant le même jour toutes les mères de famille du voisinage à l’épicerie du village pour y faire provision de sucre et d’huile.

 François était l’Elu qui pouvait conjurer ces pestilences avant qu’elles ne fondent sur le monde. Mais il fallait qu’il vît une nouvelle fois L’Enfant et le Cheval, car c’est dans le crépitement hachuré de ses images couleur de cendre que Takirou l’attendait pour lui montrer la voie de leur salut commun.

  Il écrivit à la première chaine de la télévision, et forgea de sa plus belle plume le mensonge d’un jeune frère mortellement atteint, à qui « la belle histoire de Jiro et de son ami à quatre pattes » avait fait oublier ses souffrances pendant quelques heures, afin d’ implorer du sévère administrateur des programmes pour la jeunesse le privilège d’une deuxième diffusion.  

  Quelques jours plus tard, sa maman lui tendit d’air air intrigué une enveloppe sur laquelle il lut pour la première fois son nom en caractères d’imprimerie. Prétextant qu’il avait participé à un concours, il se réfugia dans sa chambre et ouvrit le pli d’une main tremblante. Dans un style aimable mais impersonnel, on lui indiquait que la seule copie existante du film L’Enfant et le Cheval avait disparu peu après sa diffusion à la suite « d’un acte de malveillance », et on regrettait vivement de ne pouvoir lui donner satisfaction, non plus qu’aux nombreux enfants émus par cette belle histoire et qui, comme lui, avaient écrit pour demander à la revoir.  

  Ainsi, après avoir longtemps rôdé dans les ténèbres, les forces qui conspiraient à leur perte venaient-elles de frapper une première fois. Avec l’annonce de la destruction des bobines du film – il eût juré qu’elles avaient disparu dans un incendie – François crut détenir la preuve que la conjuration resserrait  brutalement ses nœuds autour de lui, acharnée à le séparer de Takirou afin que le message dont le cheval fantôme était porteur ne lui parvînt jamais. Il ne disposait, pour faire échec à ses ennemis invisibles, que des souvenirs qu’il avait conservés de l’histoire de Jiro. Avant qu’ils ne s’effacent à jamais de sa mémoire, il s’efforça de les dessiner dans un cahier, reconstituant et déroulant sur l’écran de ses paupières fermées chacun des plans du film, en quête d’un détail qui lui eût échappé. Mais plus il s’efforçait dans cette voie, et plus il suscitait en lui, involontairement, des visions parasites qui se superposaient aux images authentiques, si bien qu’au terme de ces séances harassantes il n’était plus capable de distinguer les unes des autres.   

 Il attendit que le hasard lui envoie d’autres signes. Ils ne vinrent pas.

 Pendant les années d’adolescence qui suivirent, François se déprit peu à peu de l’histoire de Takirou. Elle se trouva remisée dans les réserves obscures et profondes du magasin de l’enfance, avec les peurs, les légendes, les aventures impossibles, avec le précieux bagage qui nous a accompagné sur mille chemins enchantés et dont nous délestons avec ingratitude.

  Jiro et Takirou disparurent tout à fait de la conscience de François après que lui et sa famille eurent déménagé.

                                                  ***

 Il se servit un autre verre, qu’il avala d’un trait. L’alcool ne lui procura qu’une fugace sensation de chaleur dans la gorge et le tube digestif. Le rebond d’euphorie qu’il en avait attendu ne se produisit pas, et il lui sembla même que ces dernières gorgées hâtaient l’approche du dégrisement, cet état redouté où ne subsiste de l’ivresse qu’une nauséeuse  confusion, qui n’empêche pas la lucidité de rétablir ses droits mesquins sur chaque pouce de terrain douloureusement reconquis. Il contemplait le morne tableau de son galetas en désordre, où valises et cartons, jamais déballés depuis le dernier déménagement, s’amoncelaient contre les murs en piles vacillantes et recouvertes de journaux froissés, où la vaisselle sale s’entassait au fond de l’évier de pierre, à l’image des remords de sa vie ruinée. Posé sur son trépied métallique telle une grosse lanterne bourdonnante, le téléviseur nimbait ce spectacle affligeant d’un halo tremblant et bleuté. Il s’enfonça dans les profondeurs mouvantes d’un vieux pouf informe, bras et jambes flottants, comme un nageur découragé qui se laisse submerger par le courant et s’abandonne soudainement à la tentation voluptueuse de la noyade. Son verre vide roula à terre et ses doigts tâtonnèrent un instant à l’aveugle sur la moquette rêche, obéissant stupidement à son cerveau embrumé et avide d’alcool. Puis il s’assoupit tout à fait.

 Il n’aurait su dire combien de temps il avait dormi - un siècle peut-être, à en juger par la ronde interminable des rêves absurdes qui tournoyèrent cette nuit là dans son esprit exténué – lorsqu’il fut tiré de son cauchemar par des cris familiers qui retentirent soudain tout près de lui. « Vas-y, vas-y Takirou ! » entendit-il à plusieurs reprises, parmi les clameurs d’une foule soulevée d’enthousiasme. Alors, comme une profonde marée qui montait en lui, charriant des images et des sons longtemps enfouis dans les sables de la mémoire, l’histoire de Jiro et Takirou lui fut instantanément rendue, aussi vivante qu’au premier jour. Mais ce n’était pas dans son imagination qu’elle se déroulait à nouveau, car il était certain maintenant d’être pleinement réveillé, et non pas juste sorti d’un rêve pour retomber dans un autre, encore plus poisseux, comme la mésaventure lui était souvent arrivée au cours de ses innombrables nuits de saoulerie ; non, c’était bien parmi l’air confiné de cette chambre que la voix de soprano très pure de Jiro montait en exclamations de joie. Essayant de se dégager de la succion mortelle de son pouf, il souleva la tête en direction du téléviseur, et il ne put se dérober à l’évidence du miracle qui était en train de se produire : de cette lucarne clignotant dans la nuit s’échappaient les sons qui l’avaient ravi à son sommeil de brute. « Takirou, Takirou ! », continuait de proférer le vieux poste cathodique, comme s’il était soudain possédé par l’esprit du film perdu. Pourtant, l’écran en noir et blanc ne montrait aucune des images familières de L’Enfant et le Cheval,  cette histoire pathétique passionnément suivie autrefois dans la fièvre d’une après-midi solitaire, puis patiemment reconstituée dans l’espoir naïf et toujours déçu qu’elle puisse lui délivrer un message salvateur. Elle avait fait si longtemps écho à ses angoisses enfantines ! Non, c’était un tout autre film qui occupait l’écran, sans doute un autre vieux trésor de ciné-club, relégué aux heures d’angoisse et d’insomnie par les impératifs commerciaux de la télévision. La scène montrait, dans une alternance rythmée de plans et de contreplans, une jeune femme parlant vivement au téléphone tandis que s’époumonait à l’autre bout du fil un jeune homme également plein d’anxiété: apparemment une dispute d’amoureux. Mais tandis que leur dialogue à distance se poursuivait dans une tension croissante, c’était bien l’histoire de Takirou qu’il continuait d’entendre en arrière fond ! Il écarta la possibilité d’un phénomène parasite, car les cris de Jiro et de la foule déchainée portaient la même signature sonore que le film en cours de diffusion, comme s’ils provenaient d’une source identique, et avec encore plus d’intensité lorsque la caméra s’attardait sur la jeune femme.

  Et soudain tout s’éclaircit. L’explication de ce qu’il avait sous les yeux était proprement ahurissante, et sauf à admettre un concours de circonstances extravagant, François devait supposer l’intervention d’une volonté supérieure, qui, œuvrant en silence dans les plis du temps, avait patiemment agencé les pièces de ce mystère pour lui procurer, ainsi qu’à Jiro et Takirou, une revanche aussi tardive qu’éclatante. Le champ de la caméra venait de s’élargir, et François découvrait maintenant que la jeune femme, qui venait de raccrocher le combiné, était en train de manipuler, sans doute pour en améliorer le réglage, un antique téléviseur qui diffusait … L’Enfant et le Cheval! Foudroyé par ces images bleutées qui surgissaient des confins de son jeune âge, il comprit que cette scène de marivaudage avait été tournée pendant la seule et unique diffusion de son film fétiche, il y avait de cela des siècles ! Alors qu’il était assis sur le canapé de velours bleu du salon familial, son goûter sur les genoux, fasciné par les aventures de Takirou qui allaient bientôt être détruites, il s’était trouvé qu’au même instant et à des centaines de lieues de chez lui, un chef-opérateur d’une équipe de cinéma, pour les besoins de cette séquence nécessitant un téléviseur allumé sur un programme quelconque, recueillait dans son objectif ces images condamnées, auxquelles il assurait ainsi l’immortalité. Sauvées de l’incendie criminel, elles étaient maintenant restituées à François, fraîches et intactes, par l’entremise de cet écran incrusté dans l’écran, de ce film dans le film dont la lumière lui parvenait, comme celle des étoiles mortes depuis longtemps, après un voyage infini dans les immensités glacées. 

 Ivre de bonheur, il sut désormais que grâce à cette étroite embrasure ouverte dans le temps et l’espace, il avait pour toujours retrouvé Takirou ; que chaque fois qu’il regarderait cette séquence du film inconnu (mais dont il allait trouver le titre dans le programme télévisé de la semaine, puis se procurer la cassette qui lui accordait, en plus de l’immortalité, la grâce de la réversibilité), il pourrait distinguer, ondoyant à la surface de l’écran bleuté sur lequel s’acharnait inexplicablement la jeune femme (mais que diable fabriquait-elle ?), la silhouette floue d’un petit garçon solitaire, sagement assis en tailleur sur un canapé, et qui le contemplerait avec ferveur à travers le fossé des années et du malheur, comme un reflet magique au fond d’un miroir hanté. Il sut qu’à eux deux ils découvriraient, caché dans les images enchantées qui se déroulaient à nouveau sous leurs yeux, le secret que le vaillant Takirou avait emporté avec lui en fuyant le brasier maudit, et qu’il essayait vainement de lui confier depuis cette première rencontre à la tombée de la nuit, au bord du ravin. A eux deux, ils achèveraient de conjurer les forces maléfiques acharnées à leur perte, déjà mises en échec par le sauvetage de L’Enfant et le Cheval. Le monde pourrait renaître.

 Tout à coup François vit une lueur de triomphe s’allumer dans les yeux de la jeune femme ; simultanément, l’écran du téléviseur qu’elle malmenait depuis le début de la scène, et sur lequel Takirou venait de franchir triomphalement la ligne d’arrivée, se fondit, avec un plop lugubre, en une grisaille floconneuse. Elle s’empara à nouveau du téléphone, composa fébrilement un numéro, et au bref dialogue qui s’ensuivit, François comprit avec horreur le sens des images qu’il contemplait : la jolie effrontée venait enfin de réussir à détraquer l’appareil,  prétexte parfait pour faire venir à elle son fiancé volage, qui s’était improvisé réparateur de télévision. Il gémit de douleur, comme si on venait de le poignarder en plein cœur.

 Ils avaient gagné. Leur scénario était inexorable.

 Bouleversé, il ne prêta nulle attention aux signaux de fumée que son vieux poste de bakélite commençait d’émettre, tandis que l’image se rétrécissait progressivement, jusqu’à n’être plus à la fin qu’un minuscule point lumineux au centre de l’écran.

 Le téléviseur implosa, embrasant la chambre.

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