Le chien

feebrile

Ce matin je me suis souvenu du chien que mon père avait enterré, il y a vingt ans, au fond du jardin. Je m'en suis souvenu aujourd'hui précisément car, dans la rue, se promenait presque le même chien, énorme, le poil noir, avec des yeux brillants qui te regardent, perçants, comme s'il savait, comme s'il savait qui on était. Il s'est planté là, devant moi et j'ai eu peur, sans savoir pourquoi. Son maître, un vieil hirsute, l'a appelé, mais le chien est venu me renifler. Je n'osais plus bouger, plus parler, plus penser. J'attendais que quelque chose d'horrible arrive. Mais finalement il m'a léché la main et est reparti, traînant la patte, boitant presque. Et c'est là que je me suis souvenu. Vingt ans en arrière. J'étais encore petit et mes parents étaient encore là, dans cette maison près des bois. Une fin d'après midi, je jouais dans le jardin et ce chien était apparu, si noir entre les branches. Il était resté planté là, à me scruter. J'ai appelé mon père mais, à son arrivée, le chien avait disparu. Pourtant, mon père m'interdit alors de sortir seul dans le jardin. Bien sûr, je lui désobéis quelques fois, j'aimais être dehors, là tout petit, à regarder le ciel sans rien pour arrêter mon regard et mes pensées. Le chien était toujours là, à m'observer, dans son coin. Au bout d'un moment, ça ne m'embêta plus. C'était même rassurant. Et au fond, je me disais que s'il voulait me dévorer ce n'était pas bien grave. Un soir tout de même, à force de penser à cette grosse bête poilue (je n'étais plus certain que ce fut un chien) ma curiosité prit le dessus. Quitte à le faire fuir, je me suis approché de lui. Peut être pour le toucher. Peut être pour voir si la tentation de me dévorer serait alors trop grande. Il s'est approché lui aussi lentement. J'ai tendu le bras et juste avant de pouvoir le frôler, mon père est sorti en hurlant, ramassant au passage une bûche de notre tas de bois. “Éloigne toi, cria t-il, tu ne le prendras pas cette fois!”. La bête a montré les crocs et a commencé à reculer. Ma mère est sortie à son tour en pleurant, trébuchant sur le sol. Mon père a frappé la tête noire. Un cri déchirant le ciel, puis plus rien. Mon père s'est laissé tomber sur la bête en sanglotant. Ma mère m'a ramené à l'intérieur. “Oublie ce que tu as vu, n'en parle jamais, tu m'entends Pierre, jamais”. Par la fenêtre, j'ai vu mon père prendre la pelle, creuser un trou et enterrer le chien avec la bûche. On a déménagé quelques temps après, je me souviens que mes parents tombaient sans cesse malade.
J'ai essayé de me rappeler encore mais tout semblait m'échapper une nouvelle fois. J'ai cherché le chien dans la rue pour continuer à me souvenir, mais lui et son maître avaient disparu.

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