Le Clapotis du ruisseau

eric

A l'heure habituelle, Gabriel souhaita bonne nuit à ses parents. Il affichait un petit sourire de circonstance, comme pour leur faire oublier la nuit précédente. Il se sentait tellement honteux et gêné qu'il ne s'attarda pas auprès d'eux. Il n'avait qu'une hâte, se mettre au lit le plus rapidement possible et ne plus penser à cette histoire. Par ailleurs, elle ne l'avait pas préoccupé pendant la journée qui venait de se terminer.

La veille, ses parents avaient invité à dîner Jacques et Danielle Desplantes, un couple d'amis qui habitaient eux-aussi dans une vieille maison isolée. Sa mère lui avait dit que pour cette fois, elle ne pourrait pas venir l'embrasser dans son lit pour lui souhaiter bonne nuit. Son père n'aimait pas qu'on laisse les lumières éclairées, mais il pourrait laisser la porte de sa chambre ouverte et s'il avait besoin de quelque chose, il avait la permission de redescendre. Mais il n'était pas question qu'il reste en bas. Gabriel s'était déshabillé rapidement pour se mettre en pyjama et se glisser dans son lit. En essayant de s'endormir, il entendait les rumeurs de la conversation qui montaient de la salle à manger située juste au pied des escaliers. Elles lui rappelaient le clapotis d'un ruisseau. Ses parents et leurs amis étaient à table. L'après-midi, il avait aidé sa mère qui préparait son dîner, et lorsque son père avait remonté de la cave une vieille bouteille de vin avec une belle étiquette sur laquelle était écrit en rouge Charmes-Chambertin, il l'avait entendu s'exclamer : « Une pure merveille ! » Il voulait faire plaisir à son ami Jacques avec lequel il partageait une vraie passion pour la chasse. Puis, ils passèrent au salon, et le silence qui s'installa d'un seul coup réveilla Gabriel. Il entendait maintenant des craquements. Il essayait de regarder dans le noir, les yeux écarquillés. Par la porte ouverte, il distinguait dans le couloir la masse sombre de l'armoire. Elle semblait se déplacer, onduler. Il vit une masse bouger à côté d'elle, il y avait quelqu'un contre l'armoire qui l'observait dans la pénombre. Il distinguait ses yeux et ses bras qui s'agitaient. Il n'osait pas bouger ni fermer les yeux, à peine respirer. Tout à coup, il réalisa que c'était le diable qui était dans le couloir et sa peur redoubla. Quelques jours plus tôt, il avait appris qui était le diable et ce qu'il faisait sur terre.

Ce jour-là, au catéchisme dans la sacristie de l'église, monsieur le curé avait parlé du diable. L'imagination de Gabriel avait fait le reste. En descendant la nef centrale pour ressortir, même si la lumière rouge allumée près de l'autel indiquait la présence du bon dieu, il avait marché lentement, se tenant sur ses gardes en examinant chaque recoin des bas-côtés, dans la crainte de voir surgir le démon. Plus il avançait, plus sa peur grandissait. N'osant pas se retourner en passant la porte, il avait ressenti avec angoisse le frôlement d'un souffle chaud sur son cou. Une fois dehors, il n'y avait plus repensé.

 La nuit dernière dans son lit, Gabriel avait ressenti la même peur. Arrivé au maximum de ce qu'il pouvait supporter, il avait éclairé sa chambre et était descendu en pyjama. Il s'était assis dans le noir, dans le vestibule, contre la porte du salon, rassuré par le clapotis du ruisseau. Lorsque son père avait ouvert la porte pour raccompagner les invités, il s'était affaissé devant eux sur le tapis, à moitié endormi.

- Regardez qui est là, dit son père. Pourquoi lui as-tu dit qu'il pouvait redescendre ? Il a dû avoir une peur de tous les diables tout seul là-haut, alors qu'il n'y a rien à craindre.

- Il est encore bien petit, tu sais, dit sa mère.

- Ce n'est pas une raison pour lui donner de mauvaises habitudes.

- C'est vrai qu'il est un peu froussard, mais on est tous un peu comme ça à cet âge et avec ses frères et soeurs en pension, il se retrouve seul ici.

- Quelle mauviette ! De la part d'un garçon, j'attendais un peu plus de courage.

- On dirait que tu n'as jamais été enfant. Il n'y a pas de quoi en faire une histoire.

Les invités prirent rapidement congé, et la mère de Gabriel le prit délicatement dans ses bras en essayant de ne pas le réveiller d'avantage.

- Passe-le moi, je vais aller le coller dans son lit

Gabriel s'était complètement réveillé, la lumière lui faisait plisser les yeux.

- Non, ça va, je vais le faire. Ferme plutôt les volets, s'il te plait.

Pendant que le père s'activait, la mère de Gabriel montait lentement les escaliers en le portant. Elle lui parlait doucement :

- Alors, Gabi, que s'est-il passé ?

- Des craquements, maman, ça ressemblait à des rats, des gros rats

- C'est juste le vieux plancher qui craque, dit son père qui venait de monter l'escalier quatre à quatre.

- Il y avait quelqu'un dans le couloir, à côté de l'armoire.

Sa mère l'emmena voir l'armoire, dont l'un des ventaux était ouvert en grand sur le côté.

- Regarde, Gabi, tu ne crois pas que c'était cette porte ouverte ?

- Peut-être, mais tu sais, maman, ça bougeait

- Je crois bien que c'est dans ta tête que ça bougeait.

- Peut-être

- Il ne faut pas avoir peur, Gabriel. Quand on est dans la maison avec toi, il ne peut rien t'arriver.

- Mais ça pourrait être le diable, maman ?

- Qu'est-ce que tu vas chercher là ? Le diable ne s'attaque jamais aux petits enfants, ça tu peux me croire.

- Si tu savais, maman, comme je suis content d'apprendre ça.

Maintenant, Gabriel se déshabillait pour se mettre en pyjama. Il entendait en bas ses parents débarrasser la table du dîner en discutant avant de passer au salon. Sa mère l'appela :

- Gabi, mon chéri, tu es déjà en pyjama ?

- Oui, maman

La conversation reprit en bas.

- Gabriel, tu m'entends ?

- Oui maman

- Si tu veux, tu peux enfiler ta robe de chambre et descendre avec nous au salon.

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