FIAC

sophieadriansen

Le soleil se couche derrière la grande verrière. Des grappes de piétons se pressent vers les entrées, tandis que d’autres patientent devant le bâtiment, à l’affût d’un visage connu.

Les visiteurs les plus rapides sortent déjà. 2h que les portes sont ouvertes pour ceux munis du précieux sésame, le temps de se faire une idée, de relever suffisamment de matière pour avoir à dire au prochain dîner.

- Il y a un gros champignon ! Et aussi un monstre en nouilles, des spaghettis, je crois…

On distingue d’emblée les vrais amateurs de ceux qui, par relation ou par hasard, se sont retrouvés avec un carton d’invitation entre les mains.

Elle n’y connaît pas grand-chose, mais elle aimerait partager le peu qu’elle sait. Elle voudrait marquer son appartenance à une famille, un groupe. Les cercles professionnels, amicaux et même familiaux s’étant révélés décevants, il lui semble que ce milieu-là serait idéal. Intellectuel mais pas sérieux, branché mais chaleureux. Idéal, oui.

Elle a demandé à une amie de la rejoindre, davantage par besoin d’un faire-valoir qu’en raison de ce qui les lie. Mais l’amie ne sera là qu’un peu plus tard. Elle décide de faire seule une première visite.

Elle est déjà venue là quelques mois plus tôt, pour une exposition temporaire. Quelque chose de conceptuel, des vêtements de déportés étalés au sol, une pyramide de tissus remuée par un bras mécanique, une ambiance glaciale.

Elle en était sortie en ayant la sensation de revenir à la vie. Dehors, au moins, il y avait du mouvement, des sons humains auxquels se raccrocher, une forme de chaleur en somme.

L’atmosphère est bien différente cette fois. La verrière est pleine de lumières et de couleurs. La moquette a remplacé le revêtement froid, les cloisons blanches et les allées claires ajoutent de la douceur et du confort à cet ensemble à la hauteur grandiose.

Des gens ont pris l’avion, le train, certains sont venus du bout du monde pour admirer les œuvres présentées.

Et elle les voit, en avant-première, à l’occasion du vernissage. Peu importe, finalement, que les privilégiés soient nombreux. Elle en fait partie, et c’est tout ce qui compte.

Elle a eu le sentiment d’appartenir à un cercle encore plus prestigieux quelques semaines auparavant – c’est probablement là qu’est né l’intérêt pour cet univers différent, inconnu surtout. L’herbe est plus verte ailleurs, particulièrement quand la prairie est auréolée de champagne, d’œuvres complexes ou insolites, de galeristes filiformes et de chèques faramineux.

Ce collègue qui lui fait du gringue lui propose des sorties sans cesse plus alléchantes. Elle refuse systématiquement, précisément parce qu’elle ne peut s’y rendre sans lui.

Là, elle n’a su résister.

L’offre était trop belle. Une soirée très privée, chez un grand couturier collectionneur d’art contemporain, une adresse pleine de promesses.

- Tu peux te tenir à mon bras.

- Ca ira, merci.

C’est le couturier en personne qui a ouvert la porte, en toute simplicité. L’appartement, qui occupait tout l’étage, ressemblait à un musée. C’est que l’homme passait le plus clair de son temps entre New York et Dubaï.

La soirée n’a été qu’une série de tours de piste, impulsion en cuisine où l’on servait le champagne haut de gamme, papillonnage de table en table pour butiner d’inventives pièces de cocktail et de grappe en grappe avec cette contrainte de vouloir s’approcher suffisamment pour recueillir des bribes de conversation (il n’y a qu’à la Biennale que je parviens à vraiment humer l’air du temps) tout en veillant à rester assez en retrait pour ne s’attirer aucune question - on se serait immédiatement aperçu de l’imposture - , retour à la case cuisine.

Et si elle croisait un des convives de cette soirée ? Et si, mieux encore, l’un d’eux l’identifiait ? Vous étiez chez… Comment allez-vous depuis… Celle des pairs n’est-elle pas la meilleure des reconnaissances ?

Ou simplement un visage connu, quelqu’un qui s’étonnerait - Ah bon, tu… Je ne savais pas que… L’art contemporain te… - et qui se répandrait ensuite sur cette rencontre.

L’amie a envoyé un message : un problème au bureau, elle ne pourra se libérer avant une heure, sans compter le trajet, ça ne vaut pas le coup, elle est désolée.

Elle soupire ces semblables incapables de s’élever, incapables de placer le centre névralgique de leur existence ailleurs que face à la machine à café, parmi les collègues, incapables de voir que l’art ne peut souffrir ce genre d’excuses terre-à-terre, mais elle refuse de s’agacer pour autant - il est décidé que rien ne gâchera cette soirée qui sort de l’ordinaire - et que précisément, elle rêverait de faire un peu moins exceptionnelle. L’art dont elle est prête à tout apprendre, à tout comprendre, même ce qui reste incompréhensible, même cette part d’incompréhensible qui justement fait partie de l’art. Point d’absurdité mais du génie - quoi d’autre pour expliquer le plébiscite de la foule, quoi d’autre pour justifier tout cet argent ?

Elle ne voit personne qu’elle connaisse. Le champagne est vendu 10€ la flûte en plastique au bar qui jouxte le grand escalier - pour qui n’a de connexion sur aucun stand où les bouteilles traînent comme les catalogues d’expositions - et il n’y a pas de collègue pour s’emparer de la note avant que le portefeuille ne sorte du sac à main.

Les bulles bues seule ont des relents d’amertume. Elles ne sont plus festives, elles deviennent tristes, comme un début de désespoir sous les projecteurs.

Elle a arpenté chacune des allées au moins 2 fois, que peut-elle espérer encore ?

Il est temps de rentrer, elle se lève tôt demain, elle a une réunion importante à 10 h, des emails à envoyer avant cela, une discussion à avoir avec Jean-Jacques. Oui, rentrer maintenant serait raisonnable.

Elle retrouve le métro, sa moiteur, son odeur désagréablement familière. Sur le quai, on repère facilement ceux qui viennent du même endroit.

En montant dans la voiture, elle entend une dame dire à l’amie qui l’accompagne :

- Un fiac, c’était bien aussi une carriole à cheval, il y a longtemps ?

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