Le coeur de l'autre

fragon

Elle tendit l’oreille. Dans le brouhaha indéfinissable qui l’entourait, elle venait de saisir au vol une phrase lancée en l’air.

Ça disait qu’on avait beau se trouver à côté de quelqu’un, et bien parfois, on n’entendait rien. Elle se redressa et délicatement écarta le rideau. Un peu plus loin, elle aperçut deux femmes. Toutes deux approchaient la soixantaine d’années mais l’une tenait plutôt bien la route. Elle était la plus jeune, et, dans une succession de déhanchements qui auraient pu être comiques si elle n’avait pas été si âgée, elle s’évertuait à entrer dans un de ces des cachemires bon marché, bien  trop étroit pour son opulente poitrine. L’autre lui rapportait méticuleusement ses problèmes d’audition.

Amusée, elle laissa délicatement retomber le tissu. Elle hocha légèrement la tête et se dit qu’elle n’avait pas tort. Souvent, on avait beau se croire tout près d’un être, on n’entendait rien.  Plus rien ne fonctionnait. Les mots, les échanges restaient sur un terrain neutre et semblaient oubliés aussi vite qu’ils avaient été prononcés. Le cœur éteint, enfermé dans le noir des jours patiemment accumulés, obstruant la lumière des premières rencontres. Elle sourit à la métaphore facile. Une cabine d’essayage comme lieu de recueillement en ce samedi après-midi, c’était bien quelque chose qui lui correspondait mais qu’elle avait de tout temps gardé secret. Dix minutes plus tôt, lassée de l’agitation de la fin d’après-midi, elle avait décidé de suspendre ses achats et de se réfugier là, en dehors du flux assommant des acheteurs de fin de semaine. En quelques mouvements, elle s’était emparé au hasard de plusieurs articles et sans même leur porter un soupçon d’attention, elle les avait entassés sur son avant-bras et s’était résolument placée devant l’entrée des cabines. Puis sans daigner gratifier d'un coup d’œil la pauvre fille surmaquillée qui faisait office de vendeuse « avec expérience » et « souhaitant évoluer rapidement », elle avait récupéré le petit carton de plastique réglementaire qui attesterait à sa sortie qu’elle n’était pas une voleuse.

L’affirmation la taraudait. Elle se laissa glisser une nouvelle fois contre le fond de la cabine. A dire vrai, depuis longtemps maintenant, elle n’entendait plus le cœur des autres.

Enserrant ses genoux dans un geste enfantin, elle rectifia mentalement.  Pas les cœur des autres, juste le cœur de l’autre. Certes, elle ne s’était peut-être jamais sentie seule mais elle se savait seule. C’était une obsession. Qui aurait été capable de dire la réalité des sentiments que l’un portait à l’autre. Quelle était la part de peur de la solitude, de l’échec, de l’humiliation si l’un des deux rompait les amarres que le temps avait encordées de chanvre et de sueur mêlés. Quels mensonges plus forts que les sentiments réels les avaient étroitement imbriqués. Longtemps, elle s’était cru capable de faire front, de tout larguer et de hisser ses voiles quand bon lui semblerait. Mais au lieu de tout cela, elle avait appris la patience. Le voyage n’était pas un chant d’amour. Plutôt une succession infinie de résistances aux désirs. Un étrange et permanent sentiment de manque. Palliatifs. Soins intensifs. Abandons de soi. Insidieux. Froids. Calculés.

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