Le colporteur

petisaintleu

Suite de "L'essence première", d'après une libre interprétation du Colporteur de Jérôme Bosch. En collaboration avec Ade.

L'excitation était à son paroxysme. La moitié du village et des hameaux environnants était réunie sur la place, comme aux grands jours de fêtes. Le garde-champêtre, prévenu par son collègue de Mizières-la-Serve, annonça la venue du colporteur, sa hotte chargée du superflu que sa gouaille transformerait bientôt en merveilles de l'Orient ou du Nouveau Monde. Il déboucha sur l'esplanade, entouré d'une escouade de gamins qui bâclèrent leurs chamailleries ou l'étude d'un crapaud démembré, précurseur de leurs vices futurs. Le silence se fit. Une centaine d'yeux révulsés par le désir de jouissance se portèrent sur le romanichel etsur sa bibeloterie.

Jean jeta un coup d'œil dédaigneux sur la ferraillerie. Le professionnel n'y voyait que des articles de piètre qualité faisant la joie des cabotiers le long des côtes africaines. Il abandonna les villageois  et se posa sur un banc habituellement accaparé par quelques gâteux qui radotaient en se grillant entre deux ondées afin de sécher leurs vieux os. Il y resta deux heures, observant les mistoufles et les  invectives à se jalouser pour un bout de chiffon, une ombrelle garantie en dentelle de Calais  ou un dé à coudre en ivoire de narval. Il attendit le départ du dernier charognard et s'avança vers le porte-balle. Celui-ci se frottait les mains. N'en déplaise son air répugnant, la besogne allait bon train. Jean l'entendit marmonner et ricaner en comptant sa recette. En le sentant derrière lui, le  charlatan se retourna brusquement, craignant que l'on ne démasque que dans son accoutrement misérable ne se cache un Gobseck de grand chemin. Un livre glissa de son sac. « Voici tout ce qu'il me reste, déclara-t-il. Ces bouseux ne conçoivent qu'une culture, celle de la pomme de terre. »

Cette intonation fit sursauter Jean et des souvenirs affluèrent. Nous étions le 9 mars 1814. On soupçonnait par delà la plaine engloutie de brouillard la cathédrale de Laon. À 16 ans, il était attaché à l'armée du général Charpentier avec pour instruction de tenir Clacy. C'était négliger le corps d'armée de Blücher  qui, suite à l'assaut sur Semilly, culbuta l'aile gauche française. En se repliant, la troupe subit des tirs d'artillerie russe d'une précision démoniaque. Jean, pour qui c'était le baptême du feu, paniquait et écrasait dans sa fuite les membres des agonisants qui réclamaient leur mère ou leur épouse. Il ne serait sans doute plus ici-bas, si une main salvatrice ne l'avait pas tiré par la manche pour le mettre à l'abri d'un muret. Lorsqu'il revint à lui, un visage taché de boue et de sang lui souriait de toutes ses dents cariées.

À ce timbre atypique, monocorde et métallique, Jean l'identifia instantanément. Dans son régiment, on le surnommait “le Lunaire”. Son intonation semblait être le fruit d'un Prométhée qui se serait contenté de ne dupliquer que ses cordes vocales. Jean vit en Jacques-Henri Serbier un bienfaiteur qui le prit sous son aile jusqu'à l'ultime bataille de Paris. Ils furent séparés au quartier de la Chapelle, le 30 mars, Jean chargeant dans une carriole les reliefs impériaux de marmites, de lèchefrites et de gamelles.

Trois décennies passèrent. Jacques-Henri n'eut pas l'aubaine de notre protagoniste. Comme beaucoup de grognards, à l'opposé d'habiles officiers qui se précipitèrent aux pieds de Louis XVIII, il connut la disgrâce. Au hasard de ses voyages, un colporteur lui apprit les rudiments du métier et lui céda sa pacotille n'étant plus en mesure de courir les chemins.

Le mercanti des villes et le camelot des champs n'avaient à présent plus grand-chose en commun. En guise de leur amitié, Jacques-Henri lui tendit l'ouvrage, seul survivant de l'hystérie collective. Sur la couverture en maroquin, on pouvait y lire De l'âme - Aristote.

  • "L'ancien marchand des villes et le camelot des champs " : quel bel hommage à La Fontaine !
    Mais, je préfère les clins d’œil au Maître Balzac.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

Signaler ce texte