Le comptoir des insouciances

Perrine Piat

Le jour venait de se lever. Sur mes espoirs. Sur mes peines. Sur la plaine. Pas le jour, non, simplement ses premières lueurs. Celles que la campagne aimait à revêtir comme une aube le matin. Celles qui ne chauffaient pas encore la peau. À la lumière brillante qui floutait la ligne d'horizon, je fus certaine que la journée serait chaude. Et unique. Ce dimanche se réveillait enfin. Je n'avais pas prévu d'entamer ce voyage mais je me retrouvais là, impatiente. Fébrile. Nerveuse, un peu. Depuis combien de temps n'étais-je pas revenue sur ces terres ? Mon corps n'avait rien oublié de ces odeurs, de ces paysages. De la saison des pluies, des étés suffocants, caniculaires. Mais mon esprit, lui, avait occulté tout cela. Je me sentais étrangère sous le ciel de mon enfance, une inconnue en errance, les yeux en découverte. J'avais tout fait pour quitter mon village, mes parents et leur existence. Je voulais oublier. Mais j'étais là. Je revenais sur les pas qui m'avaient conduite loin d'ici, à la ville. À la vie. Il n'avait fallu qu'une semaine pour que je me retrouve ici. Au volant d'une voiture louée. Sur la route de mes souvenirs. 

Quelques jours avant, au lever du soleil, j'avalais mon troisième café. Pressée par le temps. Contrainte. Stressée. Une journée de réunions, de rendez-vous. D'entretiens à enchaîner, à un rythme effréné. Je me sentais fatiguée avant de commencer, lasse. Épuisée par cette vie que j'avais choisie. Qui m'avait coûté tant d'énergie. Nue devant la glace, je me dévisageais et je ne me reconnaissais pas. Moi la petite Soudanaise si joviale, qu'étais-je devenue ? Où étaient passés ma fougue, mon énergie, mon rire tonitruant ? Du bout des doigts, je caressais mon visage. L'arête du nez. Le contour des yeux. Les lèvres. Les joues. Ma peau était aussi sèche que la terre qui m'avait vu naître. Ma mère disait toujours qu'à la campagne, les gens n'ont pas d'âge. Que tous les corps s'y ressemblent. Que les hommes y naissent vieux et les femmes, usées. Là-bas, ce n'est pas l'Homme qui cultive la terre, c'est la terre qui sculpte les Hommes. Burine les visages. Taillade les mains. Marque les âmes. Grave les cœurs. Ancre les vies. J'avais quitté tout cela depuis vingt ans mais, à l'orée de mes quarante printemps, je n'étais pas certaine d'être plus heureuse que mes parents, libres aux champs. Taiseux, courageux. Indépendants. J'avais fui ce que je croyais être leur misère et j'avais créé la mienne. Une existence loin d'eux. Dans un monde d'apprêt qui ne valait guère mieux. 

Depuis quelques mois, j'avais la sensation de vivre dans un univers atone. Je ne savais plus comment me mouvoir dans l'existence.

Comment respirer sur une planète où l'amour d'un Dieu justifiait de tuer, où la science semblait incontrôlée ? Où l'argent sale procréait dans l'enfer de salles de marchés et dans les paradis fiscaux. Où les forces de la nature se déchaînaient, comme pour rappeler à l'homme qu'il n'était plus le bienvenu. Où l'air était pollué, l'eau souillée au plastique, la nature essoufflée, la politique corrompue et les médias affolés. Vingt-quatre sur vingt-quatre.

Le tumulte de la ville me fit sortir de mes pensées, me rappela à mon quotidien. Le travail. Je m'habillai avec soin, sélectionnant chaque vêtement avec une attention méticuleuse.

Ne pas être trop féminine, pour éviter d'attirer les regards insistants, les réflexions. Mais l'être assez pour susciter le désir, l'ambition. Et puis marcher dans les rues bondées, côtoyer la horde des travailleurs automatisés. Le nez dans leurs téléphones, tête basse. Arpenter cette jungle urbaine, ce labyrinthe citadin où je n'étais rien. Se frayer un chemin entre les œillades de travers, les gestes déplacés. Prendre le bus, trouver à s'asseoir et attendre, les yeux ailleurs. La tête dans les nuages et le cœur vicié de craintes contemporaines. Ces peurs insensées. Où vais-je ? Qui suis-je ? Sommes-nous condamnés ? Terrorisme, récession, violence, chômage. Toutes ces négativités qui plombent. Et tous ces plus. Tout le temps, partout. Qui poussent. Qui portent. Qui pèsent. Plus de consommation, plus de technologie, plus d'êtres humains sur terre, plus d'inégalités, plus de restrictions.

Perdue dans mes songes, je ne la vis pas entrer dans le bus. Ni s'asseoir à côté de moi. Je sursautai quand elle me parla. Je détaillai son boubou couleur des blés. Avec des serpents de perles orangées. Ses sandales abîmées. Son sourire chaleureux et ses dents éclatantes. À côté d'elle, je me sentais toute petite. Dans ses mains, elle tenait un dossier au logo de ma société. Elle me dévisagea avec bienveillance et s'adressa à nouveau à moi. Vous connaissez ces tests ? Oui, je connais. Vous les avez passés ? Oui, il y a quelques années. Vous avez trouvé cela compliqué ? Pas compliqué, mais difficile. Elle se tut et se plongea dans le document. À nouveau, je regardai le paysage défiler sous mes yeux. Je me souvenais du jour où l'on m'avait reçue pour ces évaluations. J'avais eu la sensation d'être l'une des vaches du troupeau de mon père un jour de marché.

On ne m'avait ni tâté la mamelle, ni ouvert la bouche pour vérifier mes dents, mais on avait fait de moi, et de mes concurrents, des bêtes de concours. Ils avaient vérifié notre résistance, évalué nos compétences, mesuré notre productivité, questionné nos possibilités. J'aurais pu me douter, ce jour-là, que le poste ne me conviendrait pas. Mais je m'étais accrochée. Par fierté, par conviction, par lâcheté peut-être. J'avais tant voulu quitter le monde de mes parents, je ne pouvais plus revenir en arrière. Déjà, à l'accueil des bureaux, ils nous avaient donné un numéro. J'avais perdu mon identité. J'étais le 240569 pour passer mes épreuves, et je l'étais restée. J'avais bien senti que je n'étais pas des leurs. Ma coiffure, mes habits, mes origines. À leurs yeux, je n'étais qu'une gentille petite Soudanaise. La fille du village qui avait osé venir à la ville. Qui avait réussi ses études mais qui n'avait rien à faire ici. Je n'avais pas perdu pied. Et ils m'avaient embauchée. Non sans questions intrusives et précautions abusives quant à mon désir d'avoir ou non des enfants. En toute illégalité. En signant mon contrat, j'avais accepté d'occulter ma vie personnelle, privée, pour me vouer entièrement à leurs tableurs, tâches, besognes, labeurs, efforts, contraintes, occupations. Il avait donc fallu que je sois folle pour accepter cela. Sotte. Idiote.

La dame en boubou me donna un coup de coude qui me fit revenir à la réalité. Pour répondre à sa question, je lui expliquai ce que j'avais trouvé de difficile au test qu'elle s'apprêtait à passer. Elle me regardait avec de grands yeux écarquillés.

Ses traits et ses rondeurs lui conféraient un aspect immédiatement chaleureux, attachant. Mais son regard était curieux, empreint de stupeur et de malice. Elle me fixa. Longtemps. Elle semblait mâcher les mots que je venais de prononcer sans parvenir à les digérer. Et soudain, sans parler, elle sortit une petite carte de sa sacoche. Allez là-bas, vous en avez besoin, me conseilla-t-elle. Comme on dit chez moi celui qui veut la pluie, doit accepter la boue. Puis elle se leva, me tapota l'épaule. Et sortit du bus à l'arrêt d'après.

Je restai pantoise devant l'étrangeté de ce qui venait de m'arriver, ne fis pas attention à la carte qu'elle m'avait donnée et la rangeai dans l'une de mes poches. Je poursuivis ma route et la journée se déroula comme je l'avais programmée. Le bureau, les discussions futiles, les réunions inutiles, la pause-café, des rendez-vous interminables, l'heure qui avançait. Doucement. Trop lentement. 

À la nuit tombée, je participai à la dernière réunion de la journée. Le grand patron s'écouta parler un moment. Accorda que ses responsables de secteurs l'abreuvent de chiffres. Quand le plus ancien d'entre eux prit la parole, il la lui coupa. Le regarda à peine et lui annonça, sans émotion, qu'il l'invitait à se taire, à quitter la réunion, à passer à la comptabilité et à rentrer chez lui. Il était licencié. Nous le regardâmes, stupéfaits, replier ses chiffres, fermer ses tableaux et récupérer son léger manteau. Puis partir. Il avait quitté l'entreprise et nos vies en moins de trois minutes. Je n'en revenais pas. Le patron s'accrocha à son pupitre. Et, sans pincette, désigna l'homme en costume à côté de moi au poste que je convoitais tant. Et qu'il m'avait promis. Devant ma mine béate, il ne se sentit pas obligé de se justifier et nous quitta. Je restai un instant interdite, sidérée, abasourdie. Et je repensai à la femme en boubou. Celui qui veut la pluie, doit accepter la boue. J'avais l'impression d'y être enlisée jusqu'au cou. Avais-je visé trop haut ? M'étais-je fourvoyée à désirer un poste qui m'apporterait travail, contraintes et responsabilités supplémentaires ? En rangeant mon téléphone dans ma poche, je sentis la carte qu'elle m'avait laissée et la détaillai avec curiosité. Le Comptoir des insouciances. Une adresse, juste à côté de chez moi. C'était tout.

Alors que je rejoignais mon logement, je me questionnais sur mon travail. En étions-nous donc réduits à cela ? Produire, satisfaire, contenter. Fidèles aux postes jusqu'à l'épuisement. De l'aube au crépuscule. Pour être vus. Distingués. Appréciés, promus. Tous des numéros. Interchangeables. Malléables. Inutiles ? Le petit carton au creux de la main, je me demandais ce que la dame au boubou avait perçu de moi. Mes désillusions émanaient-ellesde tout mon être ? Des signaux de détresse, de perdition ? M'envoyait-elle chez l'un de ces charlatans capable de soigner des maladies incurables, de faire partir les verrues et revenir l'être aimé ? Qui était-elle ?

Au creux de la ville désertée par ses travailleurs, je décidai de rejoindre ce mystérieux comptoir. Curieuse, intéressée. De loin, j'aperçus la petite devanture de bois sombre.

Aucune indication ne pouvait m'aider à appréhender ce que j'allais y découvrir. Je poussai la porte et fis retentir un léger carillon. Une odeur d'encens me saisit les narines alors que la pénombre m'obligeait à plisser les yeux.

J'avançai encore en lançant un bonjour mal assuré. La pièce était dénuée de meubles. Vide. Un large tapis coloré sur le sol, une petite table, des jarres autour des murs et deux poufs pour décoration. Malgré son dénuement, la salle était chaleureuse. Je vous en prie, asseyez-vous. Je me retournai, surprise, et la vit arriver. Solaire. Souriante. La femme au boubou. Il vous attend, me dit-elle en m'indiquant les poufs. Elle disparut quand il arriva. Il me regardait avec une intensité déstabilisante, s'approcha de moi et me scruta encore. Profondément. Étrangement, je ne ressentais aucune peur, aucune gêne. Je m'assis sur l'un des coussins et attendis qu'il fasse de même. Nous nous retrouvâmes face à face, dans un silence absolu. Il ne disait rien. Pour briser la glace, je lui racontai mon voyage en bus, la femme au boubou, le test de personnalité. Il me fixait avec un léger sourire et m'écoutait attentivement. Son visage était d'une douceur rare.

— Voulez-vous en déposer une insouciance ou en emprunter ?

Je le dévisageais sans comprendre. Il m'expliqua que des gens venaient ici pour partager leurs insouciances à ceux qui, en panne, entraient dans la boutique pour s'en approprier. Devant mon incrédulité, il se décida à poursuivre. 

— Dites-moi ce qui était si difficile dans cet examen dont vous parliez.

Il avait une éloquence et un vocabulaire qui contrastait avec sa carrure légère, ses traits fins et sa discrétion. Je lui expliquai que le test nécessitait que je parvienne à me rapprocher de mon moi profond, de ma personnalité première. De mon caractère initial. Celui que j'avais à la naissance. Dans l'enfance. Qu'il m'avait été difficile de rejoindre la petite fille que je n'étais plus et qui, dès que je tentais de la rattraper, me filait entre les doigts. Il m'avait fallu déployer des trésors d'énergie pour me rappeler celle que j'étais avant que mes parents ne m'éduquent, avant que les études puis le travail ne me forment. Ou me déforment. Essayez de penser aux réactions que vous avez lorsque vous êtes épuisée, ou quand vous avez peur, m'avait conseillé la psychologue. Dans des situations de stress ou de grande fatigue, notre cerveau n'a pas le temps de réfléchir conformément au prisme de nos éducations et de nos formations, il va au plus rapide. À l'essentiel. C'est là que réside votre caractère profond. Votre véritable personnalité, avait-elle souligné avec une voix grave que j'essayais de restituer à mon interlocuteur du soir.

— Même asséchée, la rivière garde son nom, me lança-t-il en souriant franchement.

Je n'osai pas le lui dire, mais je ne saisis pas le sens de son intervention. À la campagne, les mots s'envolaient. Ils ne prenaient pas pied, ne germaient pas. 

Dans ce désert aride de nos humanités, seule la nature exprimait ses sentiments. Il n'y avait que ses émotions qui comptaient. Mais ses mots à lui avaient du poids. Rares, choisis, mastiqués avant d'être exprimés, ils semblaient chargés de sens. Plus je le regardais et plus je me demandais ce que j'étais venue chercher ici. Pourquoi rester assise là, à le regarder m'écouter ? Son silence caverneux, couplé à son regard insondable, était embarrassant. Je me sentais déshabillée de l'intérieur. L'âme à nu. Dans ce monde empreint de paroles, d'avis, de rumeurs, de coups d'éclats, d'humeurs, j'avais la sensation d'être une bulle de savon suspendue. Prête à me poser en douceur. Ou à éclater. Gênée par cette communication sans mot, je lui demandai ce qu'il attendait de moi, assis comme ça en tailleur à me fixer. Il me répondit que c'était moi qui étais venue à lui et que, par conséquent, il n'y a que moi qui pouvais savoir ce que j'étais venue explorer ici. Je me sentis mal à l'aise et je perçus, au creux de moi, une colère grandir. Il commençait à me contrarier avec ses mystères. Pourtant, tout dans ce local et dans les prunelles noires qui me dévisageaient invitait à la détente. Au lâcher-prise.

— Quelle insouciance souhaitez-vous ?— Je ne comprends pas.— Alors ce n'est pas encore le bon moment. 

Il se leva du tapis et se dirigea vers les jarres en cuir près du mur. Il y en avait une dizaine. Il plongea la main dans la première, se gratta le crâne, y récupéra un papier. Et recommença plusieurs fois cette routine dans différentes amphores. Il revint à mes côtés, fit glisser quatre morceaux de feuille sur le tapis devant moi. Faites-en bon usage, me dit-il en plongeant ses yeux dans les miens, puis il se leva et disparut dans l'obscurité de la pièce. J'attendis un instant, mais il ne revint pas. La femme en boubou non plus. 

Je rangeai frénétiquement les billets manuscrits, me relevai et sortis de ce local lugubre pour rentrer chez moi. Énervée. Déçue. Pour qui se prenait-il pour me toiser ainsi ? Pour me demander de lui confier mes insouciances.

Je pestai seule dans mon désarroi. À quoi m'étais-je attendue en me rendant dans cette boutique sans âme, à un miracle ? En avais-je seulement besoin ? 

En rentrant, je m'assis sur mon lit et dépliai le premier papier qu'il m'avait confié. Derrière les plus gros nuages, le soleil brille toujours. Je plissai les yeux pour relire la phrase et essayer de comprendre. D'accord, mes soucis étaient sûrement futiles. Demain, il ferait jour et il fallait que je parvienne à prendre du recul. Tendue, j'entrepris d'ouvrir le deuxième. La chèvre mange où elle est attachée. N'avait-il que des proverbes idiots à dire ? Que signifiait cette phrase ? M'invitait-elle à briser les chaînes qui m'attachaient à mes malheurs ou évoquait-elle la nécessité de s'adapter à son environnement ? Je lus les deux autres bulletins avec surprise. Et émotion. Je me sentais vexée qu'il ait osé me donner des leçons aussi puériles. Et meurtrie qu'il m'ait percée à jour sans me connaître. Qui étaient donc cette femme au boubou et ce dealer de proverbes qui entraient dans ma vie par effraction ? Mon existence n'était pas parfaite, mais c'était la mienne. Moi la Soudanaise de la campagne, j'étais salariée d'une grande entreprise en ville, je gagnais ma vie, je louais un appartement en ville. Je n'étais pas heureuse, je n'étais pas malheureuse non plus. Ce qui était certain, c'est que je n'avais pas besoin de cette collection de maximes débiles gribouillée par un pseudo-spécialiste de l'insouciance. 

Je me couchai irritée et rembrunie. Bien malgré moi, ces mots résonnèrent pourtant dans mon esprit endormi et, au réveil, je ne pus m'empêcher de brasser des souvenirs. Le bonheur que j'éprouvais, petite, à regarder une perle de rosée sur une feuille, à suivre des yeux le vol d'un corbeau, à décrypter les formes des nuages. À courir, à sauter à cloche-pied, à rire, à jouer. À rêvasser. Inventer des histoires. Aider ma mère aux champs. Mes insouciances étaient celles d'un enfant. Émue, je me rappelai ces étourderies que mon père vivait si mal et qu'il avait mis un point d'honneur à contraindre. Mon détachement quant au travail à la ferme, mon attachement au rythme de la nature. Oui, petite, je ne vivais que le présent. Je savourais un bonheur sans inquiétude, une existence sans tracas. J'étais légère, évaporée, optimiste. Je ne pensais à rien d'autre qu'à jouir de la journée qui se levait. D'en faire un cirque, un spectacle, un ballet, une féerie. J'étais l'actrice de la grande comédie que, chaque matin, je décidais d'écrire.

Sur un coup de tête, je décidai de ne pas aller au travail. Je passai la matinée à me remémorer mes insouciances en pensant au garçon du Comptoir. Si je retournais le voir, je pourrai lui dresser une liste interminable de ces instants flegmatiques, heureux et nonchalants que je savourais autrefois. Comment avais-je pu perdre tout cela, oublier ? En grandissant, en choisissant de m'éloigner de mes parents et de leur vie à tout prix, qu'avais-je réellement gagné ? Ou perdu ?

Les premières heures, seule chez moi, j'étais encore celle de la veille. Avide de faire des choses, habituée à bouger, à faire du bruit, partout, tout le temps, sans répit. Un sablier dans le cœur. Un chronomètre dans la tête. Pas question de faire une pause, impossible de stagner. J'allais faire de cet endroit, où je vivais à plein temps mais où je ne me reposais jamais, un espace chaleureux, un cocon rassurant. Pièce après pièce. J'ai commencé par faire de la place, par ranger. D'abord, les choses trop imposantes, encombrantes, évidentes. J'ai dégrossi la pièce principale de mon for intérieur, pilier de nos vies. J'ai oublié le travail. Et les transports encommun. 

L'esprit libéré. Je me suis ensuite consacrée à mon anti chambre. Débarrassée des bibelots intermittents. Bricoles éphémères. Babioles ordinaires. Porcelaines passagères. Sur l'étagère de mes remembrances, j'ai fait le tri dans ma mémoire. Réminiscences. Regrets. Impressions. Ressentiments. Sensations. Plus question de s'embarrasser du passé quand le monde nous impose le présent.

Assise au cœur de moi, entourée de mes souvenirs, j'ai dépoussiéré les vestiges, apaisé les stigmates, accepté les traces. Pour aller mieux. Pour faire encore de la place. 

Au balcon de mon intérieur, j'ai également pris soin de mes plantes. Je leur ai parlé beaucoup. Je les ai couvertes de mots doux. Maman disait qu'elles poussent plus vite quand on leur dit qu'on les aime. Grâce à elles toutes, plus ou moins empotées, je redécouvrais l'importance des racines. Celles qui me permettaient de tenir bon, de tenir debout. Les seules qui comptaient finalement. Familiales. Amicales. Fraternelles, parfois. Je me suis réjouie de la beauté de leurs feuilles. J'ai eu envie de leur dire tout ce que je ressentais. J'ai béni le parfum de leurs fleurs. Celles qu'on avait fait naître ensemble. Le fruit de nos relations. De nos échanges. De nos aventures. De nos confidences. Mes plantes étaient sublimes. Je le savais. Mais je ne le voyais pas. Je ne les voyais plus.

Cela faisait quatre jours que je n'étais pas allée au travail. Dans mon for intérieur, citadelle imprenable, j'étais seule et je me sentais bien. Depuis que je m'étais contrainte à m'y reposer, je n'y avaisjamais été aussi libre. Bastion de douceur. Acropole de réflexions. Château de bonheurs. Entre ces murs intimes où j'apprenais à faire taire ma peur de l'avenir, mes pleurs du passé, le stress du quotidien, la petite musique de leurs sourires m'accompagnajour après jour. 

Les quatre billets du Comptoir des Insouciances ne me quittèrent pas. Dans la voiture de location qui me ramenait à la maison de mon enfance, ils ornaient le tableau de bord. Là où on s'aime, il ne fait jamais nuit. Là où sème non plus. J'avais tout de suite été touchée par cette phrase. Une fleur qui pousse, qui éclot, qui se fane et qui laisse place à un fruit ou à des graines n'en est-elle pas le meilleur exemple ? L'impermanence, contrairement au contrôle, à la perfection, pouvait donc être délicieuse. Je n'avais pas travaillé depuis plusieurs jours, je me sentais bien. J'avais la sensation d'avoir retrouvé une confiance oubliée, perdue. J'avais balayé la négativité qui avait atteint mon nombril, mon cœur, et qui se distillait sauvagement dans tout mon être. En quelques mots, en quelques phrases, j'avais compris que s'attacher aux choses impermanentes ne m'amènerait qu'à souffrir. Je devais retrouver le goût du changement, les saveurs du présent. Le présent. Cadeau de la vie.

Le soleil était haut lorsque j'arrivai enfin dans mon village soudanais. Mes origines. Mon monde. Je repensai, le cœur serré, à la femme en boubou qui m'avait amenée à pousser la porte du Comptoir. Et à ce petit bonhomme qui m'avait accueilli avec elle. Du haut de ses dix ans, ce petit garçon africain m'avait appris bien plus en quatre proverbes que la vie en quarante ans. Du haut de son innocence, il avait eu la sagesse de me réveiller à la vie.

Garée devant le panneau blanc et rouge qui marquait l'entrée de mon village, j'eus la sensation, moi aussi, d'être un enfant. J'avais tant de choses à vivre, à rattraper.

Je me saisis de l'un des quatre morceaux de papier, mon préféré, sortis de l'habitacle et me postai devant ces lettres que j'avais tant voulu fuir. SOUDAN. Petit village de Loire-Atlantique, tu avais fait de moi une paysanne, une fille d'agriculteurs. Rurale, villageoise. Je t'avais détesté et j'avais eu tort. À vouloir te quitter et à tant espérer la pluie, je m'étais enlisée dans la boue.

J'avais oublié que derrière les plus gros nuages, le soleil brillait toujours. Je n'avais pas compris que là où on s'aime intimement, intérieurement, il ne fait jamais nuit. Que quoiqu'il arrive, la rivière garde son nom et que la chèvre est capable de manger partout où on l'attache.

Les larmes aux yeux, moi, la Soudanaise de naissance, la Nantaise au travail, mais la Française avant tout, je relus une dernière fois ce morceau de papier qui avait changé ma vie.

Si tu ne sais pas où tu vas, retourne d'où tu viens.

Et je courus retrouver mes parents.

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