Le départ d'Alisma

carlotta

Le soleil brille sur la plaine. L'herbe est encore fraîche et la rosée se dissipe peu à peu. Seuls les chants gais de quelques oiseaux brisent le calme qui règne sur la campagne normande. Les arbres s’élancent vers le ciel bleu et les bourgeons laissent éclore de petites fleurs, blanches par ici ou roses par là.

Alisma, couchée sur la paille, se redresse pour accueillir la propriétaire du haras.

–    Bonjour ma belle, lance la jeune femme en tapotant l'épaule musclée de l'animal.

Marie installe le licol et attrape la longe puis conduit la jument sur le chemin qui mène au pré. Les sabots foulent la poussière en entonnant leur puissant cliquetis. D’habitude, aussitôt allégée de son équipement, Alisma s’éloigne pour se dégourdir les jambes dans la pâture, mais cette fois elle reste immobile, attendant un geste ou une caresse de la part de celle qui est sa cavalière depuis de nombreux mois. Marie s'approche et lui frotte vivement le garrot. Leur regard se croise et l’animal voit dans les yeux de l'autre une peine profonde, presque une fatalité.

–    Je suis navrée Alisma, j'aimerais tellement que les choses se passent autrement. J'ai essayé. Tu le sais n'est-ce pas ? J'ai persévéré. J'y ai mis toutes mes forces, tout mon cœur. Va maintenant, profite de ce dernier jour, rejoins tes congénères.

Marie effleure le nez de la jument où se distinguent de minuscules taches brunes, puis elle la regarde s’éloigner. Le vent soulève sa crinière. Des reflets roux apparaissent sur sa robe noire. Elle la contemple encore quelques minutes puis retourne à l'écurie.

 

Alisma lève la tête et contemple le paysage. Elle a bien compris que ce serait la dernière fois. Elle ne verrait plus les collines verdoyantes de Normandie. Elle ne ressentirait plus la fougue de s'élancer sur la piste pendant des heures sous les encouragements de Marie. Elle pousse un retentissant hennissement et galope jusqu’au groupe que forment les autres équidés. Elle frotte son encolure contre l’imposant noyer du pré et se désaltère à l’abreuvoir.

 

Quelques heures plus tard, le soleil est au zénith, il fait doux. Alisma qui savoure quelques pissenlits voit Marie se diriger vers elle, accompagnée d’un homme costaud à la peau brunie vêtu d’une chemise à carreaux comme la portent les cowboys du far West.

–    Il s’agit de cette jument, dit la jeune femme en désignant Alisma.

–    Effectivement c’est une très belle bête. Les muscles sont saillants. Son alimentation et son jeune âge donneront une viande tendre et…

–    Epargnez-moi les détails monsieur Lortin.

–    700€ ça vous convient ?

–    Promettez-moi qu’elle ne souffrira pas.

–    Soyez tranquille, je travaille avec un petit abattoir familial situé à quelques kilomètres d’ici. Ils ne travaillent pas à la chaîne. Ils respectent les animaux.

Devant la mine triste de son interlocutrice, le boucher la questionne.

–    Pourquoi devez-vous vous séparer d'elle ?

–    Je peux vous assurer que c'est pour moi un crève-cœur. Je dresse des chevaux destinés aux hippodromes ou aux clubs sportifs. J'ai besoin de bêtes rapides. Bien qu'elle soit endurante, Alisma n'a pas la rapidité nécessaire. Elle a de grandes qualités mais son problème est son tempérament. Elle est trop douce et pas assez performante. C'est une jument percheronne. Elle n'est pas vive et nerveuse comme le sont les pur-sang.

–    La race percheronne n'est habituellement pas celle que l'on retrouve sur les courses, alors pourquoi l'avoir choisie ?

–    Son père était fin et athlétique. Je me suis dit que peut-être, avec de l'entraînement, elle pourrait elle aussi prouver que cette race n'est pas seulement douée pour l'attelage.

–    Avez-vous bien réfléchi ? Etes-vous sûre de vouloir le faire ?

–    Entretenir ce centre me coûte beaucoup d'argent. Je ne peux pas garder tous les chevaux qui ne présentent pas les capacités nécessaires à la pratique de la course. Je suis donc obligée de vendre un ou deux animaux à l'abattoir.

–    Quand voulez-vous que je vienne la chercher ?

–    Je n’y ai pas encore réfléchi à vrai dire.

–    Aujourd’hui si vous voulez.

–    Déjà ?!

–    C’est trop tôt pour vous ?

–    Non ça ira, mais je préférerais en fin de journée. J’aimerais bien profiter de ces dernières heures avec elle.

Marie adresse un dernier regard à la jument puis s’éloigne en continuant sa discussion.

 

Dans quelques heures, un homme viendra la chercher et elle vivra ses derniers instants dans la crainte. Elle n'a pas peur de la mort, non, son instinct la convainc que la nature est ainsi faite.  Ce qui l'effraie c'est la solitude. Fermer les yeux pour la dernière fois en ayant comme ultime image la froideur d'un abattoir, plutôt que la présence chaleureuse d’une personne familière.

Elle a grandi dans ce haras, donnant chaque jour le meilleur d’elle-même. Elle a appris à connaître les dresseurs, les routes des pistes ou du pré. Elle s’est adaptée aux horaires, aux équipements, sans jamais manifester son mécontentement. On lui a appris à trotter, galoper, toujours de plus en plus vite. Et aujourd’hui toute cette vie s’arrêterait ?

 

Pour la 3ème fois aujourd’hui Marie revient à la pâture. Alisma la sent perturbée, en détresse.

Elle installe bride, selle, et grimpe sur la jument ravie de cette promenade improvisée. Elles traversent la plaine au galop, puis ralentissent pour emprunter les sentiers de la forêt avoisinante. La fraîcheur les enveloppe tout à coup et le parfum des sous-bois les surprend.

Au fur et à mesure de la balade, bien que silencieuse Marie abandonne sa tristesse pour laisser place à la joie. Toutes deux veulent apprécier ces derniers instants et garder de bons souvenirs. Elles ne doivent pas gâcher ces précieuses minutes. Il ne faut garder que le meilleur. Elles terminent leur escapade par un crochet dans le centre du village. Puis, épuisées elles retrouvent les écuries où un fourgon les attend déjà.

Après avoir salué le visiteur Marie ôte la selle et la bride d’Alisma qui devient nerveuse. Le transporteur attache la corde et tente d’amener l’animal dans le véhicule. Mais bien qu’il ait l’habitude de ce genre de transport cette fois la tâche se veut bien difficile. En effet, Alisma est bien décidée à ne pas obtempérer. Elle veut se battre jusqu’au bout. Elle prend appui sur ses jambes arrière et résiste. Ça ne peut pas être la fin. Elle se cambre et hennit. Le chauffeur tire de toutes ses forces sur la corde tendue mais rien n’y fait. Le regard noir lancé par sa proie ne le rassure pas. Marie qui assiste à la scène est désappointée. Jusque-là Alisma n’avait fait preuve que de douceur. Elle cache ses yeux dans ses mains tremblantes.

A bout de souffle, l’homme se tourne vers la propriétaire des lieux afin d’obtenir de l’aide.

Marie s’avance. Des larmes roulent sur les joues.

–   Alisma, je suis désolée. Pardonne-moi… Tu sais l’amour que j’ai pour toi, mais tu dois comprendre que je ne peux pas te garder. Ça a été un grand bonheur de t’avoir comme monture mais aussi comme confidente. S’il te plaît, ne complique pas tout. Monte dans ce fourgon.

Alisma frotte sa tête contre la main de Marie et ferme les yeux quelques secondes. Elle perçoit les battements de son cœur.

Résignée elle abandonne toute résistance et monte dans le véhicule.

 

La porte se referme et le véhicule démarre. Alisma ressent des secousses. Au détour d’un virage elle manque de perdre l’équilibre et sa croupe se cogne contre la carrosserie.

Le voyage n’est pas très long. Quand les portes de la camionnette s’ouvrent le soleil laisse pour quelques heures sa place à la lune, pleine et brillante.

La jument est conduite dans un box sinistre en métal froid. Au sol quelques brins de paille jonchent le sol en bêton sale et humide. Le claquement des sabots d’autres chevaux rompt le calme des lieux. L’homme lie une corde autour d’un piquet et s’adresse à Alisma.

–   Ainsi s’achève cette dernière journée. Plus que quelques heures à attendre. Ensuite, tu pourras reposer en paix.

Puis il remplit un grand seau en inox d’eau fraîche tirée d’un tuyau d’arrosage posé à même le sol.

Alisma est de nouveau seule. Elle tremble et n’a pas d’appétit. Le foin qui lui est laissé ne lui donne pas envie. Ce qu’elle aimerait c’est une nouvelle fois goûter aux brindilles savoureuses des pâtures de Normandie. Elle se couche. Elle voudrait dormir pour ne plus penser à ce qui l’attend, pour que le temps passe plus vite. Cependant sa tristesse l’en empêche.

Est-ce le sort de tous les animaux ? Est-ce de cette façon qu’ils sont remerciés pour leur dévouement envers la race humaine ? Pourquoi la mort ? N’est-elle qu’un objet dont on se débarrasse lorsque l’on en a plus l’utilité ? Les êtres vivants ne sont-ils pas tous libres ? Le créateur du ciel et de la terre n’a-t-il pas prévu d’immenses étendues pour eux ? Marie ne la laissera pas tomber. Elle n’arrive pas à s’en persuader.

Les heures s’écoulent lentement, les hululements d’une chouette semblent interminables.

Alors qu’elle parvient à s’assoupir le grincement d’un portail sort Alisma de son sommeil. A peine le temps de se lever qu’un homme vient la chercher. Il s’empare de la corde et sans dire un mot, tel un robot qui accomplit sa tâche dans la plus grande indifférence, il la conduit à l’abattoir.

Alisma ne veut pas le suivre, mais où fuirait-elle ? Où est Marie ? Est-elle en retard ? N’y a-t-il pas d’autre issue. Peut-être existe-t-il un paradis pour les chevaux. La mort est bien mystérieuse. Peu importe, il faut savoir accepter que la vie nous place où elle le désire et qu’elle nous retire quand elle le choisit.

Elle longe un couloir où de larges néons l’éblouissent. Le sol en carrelage est glissant. Un autre homme s’active autour d’elle. Il observe minutieusement chaque partie de son anatomie puis inscrit quelques mots dans son bloc-notes. Il s’éloigne tandis qu’Alisma est entraînée vers une autre pièce dans laquelle elle est brossée et lavée.

Elle aperçoit un autre équidé dans la salle voisine. Il semble effrayé et émet un puissant hennissement. L’homme le place dans un étroit passage et ajuste sur sa tête un objet de la forme d’un pistolet. Sans un bruit, en quelques secondes à peine, l’animal s’écroule.

Alisma est maintenant tétanisée. Ses muscles se raidissent. Elle ne doit pas se laisser envahir par la crainte. Elle doit se concentrer sur ce qui viendra ensuite. Marie ne va plus tarder. Cela ne peut pas être autrement. Plus que quelques minutes et elle sera libérée de son angoisse.

Tandis que l’opérateur prépare la jument à subir le même sort que son congénère il se retourne brusquement vers deux femmes qui viennent de pénétrer dans la pièce.

–   Arrêtez tout ! Laissez cette bête tranquille !

–   Que faites-vous ici ? Vous ne savez pas lire ? L’entrée est réservée aux membres du personnel et…

L’homme n’a pas le temps de finir sa phrase que Marie se jette affectueusement sur la bête.

–   Alisma ! J’arrive à temps. Je te demande pardon. Comment ai-je pu te laisser partir comme ça ? Mais tout va bien maintenant, j’ai trouvé une autre solution.

Bien que ravie de revoir sa cavalière, Alisma ne comprend pas ce qu’il se passe.

–   Vous avez raison, elle est magnifique. Cela aurait été un bien malheureux gâchis, ajoute la quadragénaire vêtue d’une veste polaire bleu ciel et d’un pantalon en velours marron. Quel âge a-t-elle ?

–    Bientôt 3 ans. Elle est adorable. Je suis si contente de la retrouver.

–    Je suis particulièrement satisfaite de sauver cette jument d'une fin cruelle. Un cheval ne devrait pas être mangé. Il est l'ami de l'homme et depuis la nuit des temps il lui a rendu de nombreux services. Ce sont les  journées comme aujourd’hui qui me donnent la force de continuer mon combat.

–    Que deviendra Alisma ?

–    Habituellement nous confions les chevaux à des centres d’équitation ou à des familles que nous connaissons bien. Ils sont ainsi soignés, souvent même chouchoutés par des enfants ou des adolescents qui apprennent à les monter. En revanche un tout autre destin attend Alisma. Etant donné ses capacités et le dressage dont elle a bénéficié, j’ai prévu de la proposer à un grand parc d’attraction en région parisienne. Elle sera montée par des comédiens et fera partie des spectacles. Son jeune âge et sa docilité sont des atouts.

–    Quand partira-t-elle ?

–    Je ne sais pas encore, mais je pense qu’ils l’accepteront sans hésiter. Je vous en informerai dès que je recevrai confirmation. En attendant son transfert vous pouvez la garder, dans le cas contraire nous nous occuperons d’elle. Nous avons une très grande propriété au milieu de vallées, un bonheur pour les chevaux.

–    Tu as entendu ça ma belle, tu vas continuer les promenades. Vous n'avez pas idée à quel point vous me faîtes plaisir. Je me sens beaucoup mieux.

Marie caresse longuement l'animal qui semble avoir compris qu'elle ne vivait finalement pas ses dernières heures. Marie ne l’a pas abandonnée. Elle est revenue.

–   N’hésitez pas à me recontacter si à l’avenir vous devez vous séparer d’un animal, notre association se fera une joie de vous aider.

Pendant que les femmes discutaient le boucher s’étaient précipité au bureau prévenir le responsable de l’abattoir de l’intrusion.

–   Bonjour mesdames. Je suis monsieur Duriez, le gérant de cet abattoir. Pouvez-vous m’expliquer ce que vous faites ici ?

–   Bonjour monsieur. Je suis madame Priem, la propriétaire de cette jument, et voici madame Debré, présidente de l’association SavEquidia. Je vous présente mes excuses, nous n’avons pas pris la peine de vous demander l’autorisation d’entrer, mais il nous fallait arriver à temps.

–   Arriver à temps pourquoi ?

–   Alisma ne doit pas être tuée.

–   Ecoutez, je ne comprends pas votre histoire. J’ai signé un contrat avec monsieur Lortin, un boucher de Saint-Valéry en Caux qui…

–   Effectivement j’avais vendu cette jument à ce monsieur, cependant j’ai changé d’avis. Je ne veux pas qu’elle finisse dans une boucherie chevaline.

–   Cela n’est pas mon problème madame. Arrangez-vous avec lui. Il m’a confié une mission, je ne peux pas vous rendre l’animal. Si vous voulez je vais le contacter.

L’homme sort son téléphone portable de sa poche de veste et compose un numéro.

–   Monsieur Lortin, excusez-moi de vous appeler si tôt mais je suis très ennuyé. Nous étions sur le point d’abattre une jument quand la propriétaire est arrivée en nous demandant de la laisser sauve, (…) tout à fait oui (…), non je ne crois pas (…), entendu, je vous fais parvenir cela par fax dans la matinée. Bonne journée monsieur Lortin, à bientôt.

Puis il raccroche et range son téléphone dans sa poche. Il se tourne vers Marie qui ne cesse de caresser l’animal.

–   Monsieur Lortin est d’accord pour annuler la vente. Vous avez de la chance. Il avait le droit de refuser. Je vais vous demander de me suivre à mon bureau, je vais vous faire signer un document. Vous pourrez ensuite partir.

–   Tu entends ça ma belle ?! Tu es sauvée !  Tu vas commencer une nouvelle vie à… De quel parc s’agit-il ? Demande-t-elle en se tournant vers madame Debré.

–   Disneyland.

–   Tu entends ça, Disneyland ! Tu vas devenir une star. Quelle chance tu as, le prince charmant, Buffalo Bill… Tu me les présenteras n’est-ce pas ?

La jument lance un long hennissement et exécute un jeu de jambes pour témoigner de sa joie.

 

Céline MIANNAY

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