Le désespoir n'a pas d'ailes...

Line Saltel

L'essentiel est invisible pour les yeux...

La dernière fois qu'elle l'avait vu, elle se souvient bien, c'est là. Là, sur ce banc solitaire au bord  de l'étang. Il lui avait dit d'être à l'heure et elle était même arrivée en avance. Mais il était déjà là à l'attendre.

Sans doute ne l'avait-il pas entendue arriver. Il regardait l'eau, immobile comme lui.
Elle, elle avait pris le temps de l'observer, de loin. Elle connaissait par cœur ce dos un peu voûté, ses épaules fatiguées plus par le poids des soucis et de la vie que par les années. Elle voyait ses doigts tapoter d'un geste machinal le bois du banc. Pourtant il y avait longtemps qu'il avait arrêté de fumer.
Elle avait pris soin de faire un peu craquer les feuilles mortes sous ses pas, pour ne pas le surprendre.
Alors, il avait lentement tourné la tête vers elle et elle avait cru, de loin, qu'il pleurait.

Depuis combien de temps ne s'étaient-ils pas revus ? Dix ans ? Un peu plus peut-être…

Elle se récita mentalement ces vers d'André Breton qui l'avaient marquée autrefois : « Je connais le désespoir dans ses grandes lignes… » Ils lui étaient revenus en mémoire sans qu'elle sache pourquoi. Aujourd'hui, il lui semblait les comprendre et en saisir le sens mieux que jamais. « Le désespoir n'a pas d'ailes… »
Elle s'approcha puis elle tendit la main vers lui. Il ne réagit pas. Surprise, elle voulut l'embrasser malgré tout, mais il ne faisait aucun geste vers elle et elle resta pétrifiée,  retenant l'élan qui l'avait portée vers lui, ne sachant que faire. Il ne s'était même pas levé et n'avait pas ôté ses lunettes. Elle choisit de s'asseoir à côté de lui et d'attendre ses mots.

Il continuait à fixer sans bouger l'étendue d'eau froide.
Un héron déchira l'air devant eux dans un cri rauque et partit se poser quelques mètres plus loin. Elle avait dû le déranger en arrivant. Elle essaya de plaisanter, mais il restait muet, et son silence commençait à peser très lourd entre eux. Elle le regardait du coin de l'œil mais il semblait refuser obstinément de croiser son regard, comme buté et emmuré dans son mutisme.

« C'est un bateau criblé de neige, si vous voulez… »

Elle s'était fait presque une joie de le retrouver ce soir. Longtemps elle avait attendu un signe de lui après leur rupture, puis les jours avaient passé sans qu'il ne se manifeste, et elle avait dû abandonner l'espoir de renouer avec lui un jour. Oh, elle ne l'avait jamais oublié. On n'oublie pas comme ça des années de vie commune… Mais elle avait réussi à  recréer un semblant d'équilibre, elle avait retrouvé un appartement, s'était épanouie dans son travail, avec ses collègues… Elle n'avait jamais pu construire de nouveau une vie de couple et elle vivait seule. Cela ne la satisfaisait évidemment pas, mais elle en avait pris son parti après quelques aventures sans lendemains, et elle s'était résolue à laisser faire le destin. « Il fait un temps de temps. Je connais le désespoir dans ses grandes lignes… »

Alors, quand elle avait reçu son coup de fil, quelques jours auparavant, elle s'était dit que c'était peut-être bien le destin, justement, qui enfin donnait signe de vie. Elle n'avait pas hésité longtemps pour donner sa réponse et elle avait eu le cœur léger en se préparant soigneusement pour cette deuxième « première fois ».

- Tu ne m'as même pas dit que j'avais une jolie robe rouge ? murmura-t-elle en souriant à moitié… C'est bien ta couleur préférée, non ? 
Il haussa légèrement les épaules, sans se tourner vraiment vers elle.
- Tu pourrais au moins me regarder !  dit-elle, un peu plus vivement cette fois.
- Non ! lâcha-t-il d'une voix blanche.  Non  justement je ne peux pas… 
- Mais pourquoi ? Ce serait la moindre des choses… Je te parle, il me semble…
- Non… non…  je ne te ferai pas de compliments sur ta robe rouge…
- Mais…
- Laisse-moi parler… l'interrompit-il alors. Ecoute-moi… C'est si difficile… 

D'une main hésitante, il lui avait pris les siennes et les tenait serrées contre lui.

- J'aurais bien voulu te dire que tu es belle… balbutia-t-il… Si tu savais… J'aurais bien aimé voir l'éclat rouge de ta silhouette s'avancer vers moi…  Mais…
Il se taisait à nouveau et elle n'osait pas interrompre son silence.
Il releva son visage vers elle. Son regard derrière les verres sombres des lunettes était vide et comme perdu.
Alors ce fut comme elle se vidait soudain de tout son sang. Elle venait de comprendre. Elle était comme pétrifiée devant l'évidence.

- Je ne vois pas. Je ne te vois pas. Je ne vois plus. Je ne verrai plus jamais…
Les mots glissaient entre ses lèvres comme autant de sanglots étouffés mêlés de rage.

Elle ne bougeait pas. Ils étaient là, tous les deux face à face, sur le banc solitaire, incapables de parler.  Plus proches que jamais. Et pourtant elle ne s'était jamais sentie aussi seule. Elle avait tellement imaginé ce moment où ils se reverraient…

« Dans ses grandes lignes le désespoir n'a pas d'importance. C'est une corvée d'arbres qui va encore faire une forêt, c'est une corvée d'étoiles qui va encore faire un jour de moins, c'est une corvée de jours de moins qui va encore faire ma vie. »

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Le jour commençait à décliner. La vieille dame marchait doucement en faisant craquer les feuilles. A son bras, un vieux monsieur les faisait voler avec sa canne blanche. La dernière fois qu'ils étaient venus dans ce parc, c'était là, sur ce banc, qu'ils s'étaient retrouvés. C'était il y a longtemps. Elle portait une robe rouge…

 

© Line SALTEL – 07/10/2014

(Texte et Photo Line SALTEL – Citations extraites du poème d'André Breton : Le Verbe Etre (Le revolver à Cheveux blancs -1932– Poésie Gallimard)

Toute ressemblance…

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