La cloche

Line Saltel

J'irai au bout de mes rêves...

« C'est sûr, demain, je sonnerai… » pensa-t-elle...
La cloche la narguait.

Elle était passée tant de fois devant ce portail vermoulu envahi de lierre sans oser s'approcher.
Pourtant chaque fois, elle avait les yeux fixés sur la vieille cloche rouillée accrochée au mur de pierre. Au fil des saisons, elle composait des tableaux qu'elle aurait voulu fixer dans sa mémoire : fleurs roses de pommiers aux pétales délicats au printemps, branches givrées en hiver, guirlandes de pommes rutilantes à l'automne. Elle ne se lassait pas de contempler ce décor. Jamais elle n'avait osé s'arrêter complètement pour le prendre en photo. Elle avait trop peur que quelqu'un ne sorte et l'interpelle sur sa curiosité, ou que le volet bleu de la fenêtre qui donnait sur ce portail ne s'ouvre. Mais en même temps, elle aurait bien voulu savoir qui habitait là. Elle n'avait jamais pu voir qui que ce soit. La maison était habitée. Elle le savait à quelques petits détails : pots de fleurs soigneusement entretenus sur les marches de l'escalier qui menait à l'entrée, parfois un linge était étendu discrètement sur le fil qu'elle apercevait à travers les volutes du portail de fer forgé, à moitié dissimulé par les branches des arbres fruitiers….
Elle se disait que ce devait être une personne seule, qui habitait là. Sans doute un peu âgée, car elle n'avait jamais entendu de cris d'enfants ou vu d'agitation dans le jardin.
Elle passait en quelques minutes, sur le chemin qui la menait à son travail. Toujours le même circuit : elle privilégiait les ruelles peu fréquentées aux grandes artères de la ville. Car on était bien en ville, même si ce décor évoquait plutôt un coin de campagne hors du temps.
Mais on n'entendait rien du tumulte de la vie du monde. Ici, c'était un espace préservé.

Au fil des mois et des saisons, elle avait imaginé vivre là. Elle ne se voyait nulle part ailleurs. Elle savait qu'elle serait bien, ici.  Et le reste de son trajet vers ce travail qu'elle n'aimait pas, vers ce bureau gris et impersonnel qui l'attendait chaque jour et qu'elle n'était jamais parvenu à apprivoiser, elle le passait à inventer cette vie idéale à laquelle elle aspirait. Bien loin des hautes murailles de verre de l'immeuble qui l'emprisonnaient tous les jours. Bien loin de sa réalité. Bien loin de sa vie.
Elle n'était qu'une petite employée anonyme, perdue au milieu de la foule des sans-grades du travail qui se regroupaient dans la fourmilière gigantesque du quartier des affaires. Une foule dont chaque membre était plus solitaire, plus seul, que le plus reclus des Robinson oublié sur une île perdue.
Sa bulle de survie à elle, c'était cette cloche rouillée qui pendait et frissonnait au vent dans un cliquetis qu'elle entendait même parfois la nuit… en rêve.

« Demain, je sonnerai », se disait-elle encore une fois, ce matin-là, lorsqu'un grincement la fit sursauter et lever les yeux, comme prise en faute.
« Je vous attendais ! »
Celui qui avait ainsi interrompu son rêve éveillé la regardait en souriant.
C'était un homme de son âge, bien habillé, en costume, et portant cravate. Elle analysait et réfléchissait à toute allure, ne sachant que dire. Lui la détaillait à travers ses lunettes élégantes. Et cela la mit encore plus mal à l'aise.
« Oui… pourquoi ? qui êtes-vous ? Mais je n'ai pas le temps !… » balbutia-t-elle.
Il l'interrompit d'un geste et d'un sourire. « Attendez ! je viens vous ouvrir… Je vous expliquerai !»
Elle savait déjà qu'elle serait en retard à son travail ce matin-là.

Ce qu'elle ne savait pas, c'est que les rêves ne sont pas toujours des étoiles inaccessibles.


Quelques mois plus tard, elle prenait possession de la petite maison au milieu des arbres fruitiers que  sa propriétaire âgée et malade, disparue depuis, avait décidé de lui léguer, sans même la connaître. Juste parce qu'elle passait tous les jours devant le vieux portail surmonté d'une cloche rouillée, qu'elle ralentissait chaque fois, et qu'elle avait tellement envie de sonner…
Le monsieur qui l'avait interpellée depuis la fenêtre ce jour-là était le notaire. Il lui avait tout expliqué, et, après avoir hésité elle avait accepté.

C'était un cadeau sans prix. Un cadeau inespéré. Mais elle en mesurait la valeur et elle était infiniment reconnaissante. Elle savait qu'elle saurait  mieux que quiconque continuer à fleurir les marches du perron comme le faisait celle qui avait donné vie à son rêve, donné corps à sa vie, et redonné vie à cette maison qu'elle avait aimée longtemps avant d'en franchir le seuil. Elle ne se trompait pas.
Tous les jours, désormais, elle faisait sonner la cloche rouillée en partant au travail, juste pour le plaisir d'entendre son tintement léger. C'était la musique de sa vie.

Il y a quelque chose que je ne vous ai pas dit. Un détail qui l'avait faite sourire et qui n'était qu'un clin d'œil de plus d'une vieille dame malicieuse qu'elle n'avait jamais connue, jamais vue, à une jeune femme qui aimait beaucoup les cloches un peu trop silencieuses. Elle l'avait découvert sur les papiers du notaire, et aussi sur une plaque ébréchée accrochée au mur, à demi cachée sous la vigne vierge, comme en portent beaucoup de maisons du début du siècle d'avant…

La maison avait un nom. Elle s'appelait « Villa Mon Rêve ».


© Photo et Texte Line SALTEL - 30 10 2014

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