Post-apoc blues

rielvaux

Post-apoc blues

 Texte

 Comment résister à un tel flot d’enthousiasme ? Sa voix était allègre et son sourire si vivant. Ses descriptions enflammées l’avaient rapidement convaincue et elle sentait que ce qu’il avait dit avait réveillé au fond d’elle une corde endormie.

Il est vrai que l’alcool y était aussi pour quelque chose.

–  Tu vois, lui disait-il en se resservant du vin, ce qui est merveilleux et qu’il faut bien comprendre dans toute cette histoire, c’est que chacun choisit qui il veut être. Le choix est large. Il n’y a pas que des humains. On peut être prêtre, brigand, scientifique, mais aussi mort-vivant, zombie,… Tu brûles de savoir qui je serai, bien sûr ?

Marjorie dit que non. Par réflexe, car elle détestait ce genre d’insinuation, surtout venant d’un inconnu.

–  A ta santé !

Elle accepta de trinquer. A combien de verres était-elle ? Elle en avait perdu le compte. Mais n’était-elle pas là pour ça?

Le jeune homme continua, avec la même assurance.

–  Tu m’es sympathique, je vais te confier mon secret. Le cocon qui m’emprisonne est sur le point de tomber et dès ce soir, je quitterai mon état de chrysalide pour devenir encore plus beau, encore plus vaillant. Je serai Abiphaël, guerrier d’élite, le plus apte à la survie, le plus redoutable au combat.

Il fallait reconnaître une certaine crédibilité à Abiphaël – elle ignorait son vrai nom. On pouvait déceler chez lui quelques traits des jeunes militaires qu’on voit au cinéma : vif, musclé, légèrement trapu et plutôt bien fait de sa personne, avec une peau tannée qui donnait l’impression d’une certaine maturité. Comme si une exposition prolongée au soleil garantissait une expérience de terrain.

–  Ah ! C’est sûr, tu seras méconnaissable ! Bafouilla-t-elle avec une ironie qu’elle savait maladroite.   

Abiphaïl s’était contenté de sourire.

Un de ses deux compagnons, celui attablé à sa droite, intervint, l’index en l’air. Derrière ses lunettes embuées, il se voulait sérieux, mais un léger chuintement le desservait. 

–  En réalité, ch’est plus compliqué que cela. Il y a auchi des facchions, des règles à rechpecter. Faut pas croire qu’une fois là, on che contente d’improvijer. On prépare chon personnage pendant un an, chur base d’un chénario fouillé.

–  C’est l’intello qui parle! coupa Abiphaïl. Je te présente Inésis, notre législateur.

–  Déjolé. Y a pas que les armes ! Chi on veut reconchtruire une chivilisachion, il faut che donner des lois!

Inésis aurait voulu continuer à parler, mais Abiphaïl ne lui laissa pas le temps.   

–  Et tu sais combien nous serons ? Lança-t-il à Marjorie.

–  Pas la moindre idée.

Il insista et pour le provoquer, elle avança un nombre qu’elle savait trop petit. Abiphaël éclata d’un rire enjoué qui tranchait avec l’ambiance sinistre du bar.

–  Une dizaine ! Pour qui nous prends-tu ? Nous sommes de l’Apoc-théon, une des plus grandes communautés GN existantes. De tous âges et de toutes confessions… Et de toutes les nations aussi. On ne vient pas seulement de France ! Ce matin des Belges, des Allemands ont passé la frontière, des Canadiens ont atterri. Sophie pourra te le confirmer, n’est-ce pas ?

Sophie, la seule dont elle connaissait le vrai nom, qui lui avait été présentée comme une des assistantes du Maître du jeu – un certain Gatien -, ne répondit pas. Les dents serrées, elle avait les pensées ailleurs, jetant des regards impatients sur son portable ou fixant, à travers la vitre du bar et de l’autre côté de la place, la gare qui venait d’allumer ses feux dans l’obscurité naissante. C’est là qu’ils étaient descendus une heure plus tôt avec leur équipement. Si la correspondance n’avait pas eu de retard, ils ne seraient jamais entrés dans le bar.

–  Il arrive dans dix minutes. Je vais payer.

Elle se leva et partit vers le comptoir.

Est-ce à ce moment-là qu’il eu l’idée ou l’avait-il mijotée? Abiphaël prit une mine grave.

–  Ça te dirait de venir avec nous ?

Les clients commençaient à affluer et une musique aux sonorités criardes venait d’être lancée. Seule Marjorie avait entendu.

–  Oui, pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous ? On est vendredi. Tu seras de retour dimanche soir.

 Marjorie n’avait encore jamais entendu parler de ces jeux de rôle « grandeur nature ». Ceux organisés autour d’une table l’avaient toujours laissée de marbre. « La vie est assez difficile comme ça », se disait-elle. 

–  Et si je peux me permettre, tu me donnes plutôt l’impression d’avoir du temps.

–  Que veux-tu dire ?

–  Je ne sais pas. Juste une intuition.

Marjorie haussa les épaules.

–  C’est vous qui m’avez invitée… Je suis polie, moi.

Une idée noire lui traversa la tête.

–  Vous vous foutez de moi, c’est ça ?

Inésis avait entendu le principal et fut le premier à réagir. 

–  Pas du tout ! C’est vrai. Pourquoi tu ne viendrais pas avec nous?

–  Tu n’as pas dit qu’il fallait se préparer pendant un an ?

Abiphaïl ne lui laissa pas le temps de répondre.

–  Il exagérait.

–  Oui, c’est vrai. Il y a de la place pour tout le monde.

–  On a déjà fait cela, accueillir des nouveaux. On t’aidera.

Le sourire conquérant d’Abiphaël était revenu sur son visage.

–  D’ailleurs on pourrait déjà commencer à songer à ton personnage, non?

Marjorie prit du temps avant de répondre, d’une voix hésitante.

–  Je ne sais pas. C’est que tout est tellement confus dans ma tête.

Entre temps, Sophie était revenue à la table. « C’est payé. Il faut y aller », commanda-t-elle, ajoutant sèchement à l’adresse de Marjorie : « C’était un plaisir. A une prochaine fois peut-être ».

–  Attends ! Tu ne connais pas la dernière ? sourit Inésis. Notre soldat a levé une nouvelle recrue ! C’est décidé. Elle vient avec nous !

Synopsis

Un soir, dans où café où elle a pris l’habitude de se saouler seule, Marjorie dont on ne sait presque rien, fait la connaissance d’Abiphaël, Inésis et Sophie. Ils attendent le train pour un endroit où ils participeront à un jeu de rôle grandeur nature : l’Apoc-Théon. Pendant trois jours, ils incarneront avec beaucoup d’autres des personnages imaginaires devant survivre dans un monde hostile. Marjorie accepte leur invitation de les suivre.

Un peu plus tard, le groupe arrive dans les souterrains d’un gigantesque site industriel désaffecté, où une foule de joueurs se préparent. Marjorie perd ses guides et ses affaires, et se voit livrée à elle-même, sans les moyens de sortir du site. Le jeu est lancé. On lui assigne un rôle qu’elle ne comprend pas. Elle a peur, mais les joueurs refusent de sortir de leur jeu. Sont-ils fous ou est-elle trop faible ? En tous cas, ils l’enferment et elle reste docile se disant qu’elle a toujours baissé la tête.

Le lendemain, un joueur (Leonid) se présente et lui dit qu’elle est son esclave. Elle apprend qu’elle évolue dans le futur aux alentours d’une centrale nucléaire. Celle-ci a été frappée par une météorite, ce qui a eu de lourdes conséquences sur les alentours: des mutants et des zombies ont surgi, des objets mystérieux aux propriétés insolites ont apparu, donnant lieu à un commerce fructueux. C’est là qu’intervient Leonid qui les recueille et les vend aux membres des différentes factions (prêtres, militaires, barbares,…) qui rodent autour de la centrale.

Marjorie obéit à Leonid et commence à se plaire dans ce jeu. Qu’aurait-elle fait seule ou dans le bar ? Que lui importe si elle ne rentre pas à la maison ? Son mari la rend si malheureuse. Cependant, Leonid et elle sont attaqués par des mutants. Leonid est tué, mais Marjorie est sauvée par un commando dirigé par Abiphaïl. Il lui apprend qu’elle est une agente spéciale qui a perdu la mémoire à cause de gaz toxiques projetés par l’Apoc-théon, l’ordinateur qui à la suite du cataclysme a pris le contrôle de la centrale. Ses pouvoirs sont très grands : non seulement il défend l’accès à la centrale, mais règne sur tout le territoire avec de grands pouvoirs, comme celui de transformer les personnages en mutants et d’en faire ses esclaves. A cette nouvelle, le plaisir de Marjorie augmente, car elle se sent devenir une autre personne.

Abiphaïl a un rapport curieux avec Marjorie, mêlé de méfiance et d’attirance. Il lui apprend que sa mission est d’arriver au coeur de la centrale et de débrancher L’Apoc-Théon. Elle découvre que les objets accumulés avec Leonid constituent des atouts pour franchir les obstacles jusqu’à l’ordinateur.

Plus le commando avance, plus il subit des pertes. Il finit par être anéanti par les mutants. Seul Marjorie en réchappe. Abiphaïl, quant à lui, devient un mutant.

Marjorie arrive devant l’ordinateur, incarné par une très jeune fille en hologramme. Marjorie doit livrer un combat contre Abiphaël qui tente de la violer avant de la tuer. Elle le tue. Marjorie débranche l’ordinateur, malgré les supplications de la jeune fille, et l’avertit que les choses ne sont pas ce qu’elle pense. Elle se rend compte alors que derrière l’ordinateur se cache en réalité un groupe de scientifiques qui pour asseoir leur domination sur le monde ont réglé tout ce système de croyances autour de l’Apoc-Théon. Parmi eux se trouve Inésis. Il l’invite à se joindre à eux et à rebrancher l’Apoc-Théon.

Marjorie refuse et part à la recherche du Quartier général du jeu. Malgré son épuisement, elle le trouve. Elle croit reconnaître comme organisateur du jeu son mari, en pleine débauche avec les assistantes. Le mari l’insulte, la bat. Elle s’évanouit.

Le lendemain, Marjorie se réveille au bar du début. Elle ne parvient pas à savoir si ce qu’elle a vécu était vrai ou si elle l’a rêvé. Elle sent par contre qu’elle a changé. Elle doit à présent rentrer chez elle, où son mari l’attend.

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