Le diagramme arlequin

fran

Je suis des yeux l’avion dans le ciel. Il s’évanouit dans les nuages. Manille, avril 2012, parc Rizal. Trois amateurs de tai-chi s’entraînent malgré la chaleur étouffante. Assise en tailleur, le dos droit, je les observe et admire la précision de leurs gestes. Ce matin, j’ai laissé l’hôtel Kabayan derrière moi, mais n’ai pas hélé de taxi pour l’aéroport Ninoy Aquino. Ma valise à mes pieds, les yeux mi-clos, des images me reviennent. Anna, en robe longue à manches papillon dans les rizières de Banaue. Bayani, en short rouge et tongs à l’entrée de la grotte de Lumiang. Surtout Datu. Une rencontre inattendue à Pagudpud et qui fait fondre le cœur. Mon poignet entre son pouce et son index, on ondulait dans les vagues et ses pieds battaient sous l’eau. Les récifs, les poissons, par transparence on devinait tout.

L’avion devient un point imperceptible. Il s’enfuit vers Paris tandis qu’un enfant s’approche de moi avec une glacière. Il est frêle, les cheveux ébouriffés, dix ans tout au plus. Je lui demande son prénom. Arvin, Madame. C’est joli Arvin, ça sonne bien. Il me tend une boisson fraîche, s’assied à ma gauche, parle. Ses mots remontent le temps. Hangin, le dieu du vent, avait rencontré une jeune fille prénommée Bulaklak et en était tombé éperdument amoureux. Les légendes de Visayas et Mindanao n’ont bientôt plus de secret pour moi. Bien après, le petit se lève et me fait signe de le suivre. On quitte le parc, marche, trottine sur les routes. Des tricycles nous doublent en klaxonnant.

Aux portes de Manille, nous pénétrons dans un parking terreux. Là, un vieux jeepney bariolé est garé. Sur le siège du conducteur, un homme tanné par le soleil, sans âge. Arvin me présente Crisanto. L’homme a sillonné Luzon pendant cinquante ans. Désormais, il ne roule qu’exceptionnellement. Quand les kilomètres lui manquent, quand la nostalgie le surprend. Ses yeux bleus me fixent. Je les supplie. Emmenez-moi à Pagudpud, je veux retrouver Datu. Crisanto pose sa main gauche sur le volant, la droite sur le levier de vitesse. C’est oui. Alors je m’installe sur la banquette arrière. Arvin escalade le marchepied, me tapote l’épaule. Puis s’éloigne. Les pneus crissent et mon cœur se pince délicatement.

Le jeepney roule maintenant. Mon avant-bras posé sur le rebord de la fenêtre, l’air chaud me caresse la peau. J’ai peur, mais ça ne dure pas. Les creux et les bosses du chemin me secouent, me font rire. Crisanto fredonne, chante, se raconte. Sa femme, ses trois enfants et ses six chiens. Sa mère, ancienne maitresse d’école d’Hungduan, une municipalité de la province Ifugao. Elle aimait les rizières, se baigner dans les sources chaudes et les chapeaux à plumes. Les kilomètres défilent. Le soleil se dissimule derrière les montagnes, les villages s’assoupissent. Mais Pagudpud est encore loin. Alors je m’allonge. Tout bouge, mes épaules valsent. Je me laisse bercer. Datu, ses gestes tendres, ses cheveux sombres. Les aspérités de la route tamponnent ma colonne vertébrale. Je rêve un peu plus fort.

Datu est pêcheur. Son bateau dort sur la plage, lui songe les yeux dans les voiles et compte les étoiles. Je suis montée à bord, aux aurores. Un mercredi. Datu tenait la barre, la faisait chalouper sous ses doigts. On filait sur l’eau au gré des clapotis. J’avais le nez au vent, j’écoutais. La demoiselle cacao, la porcelaine tigre, le clown à trois bandes. Datu était intarissable. Il m’expliquait les poissons, leurs noms et leurs couleurs. Le diagramme arlequin avait sa préférence. Une robe mouchetée. Je hochais la tête, inspirais, expirais. Datu ne me regardait pas. Il était légèrement de biais, contemplait le bleu, le vert et le soleil. Son profil était éloquent. On aurait dit un parchemin, neuf mais vieux.

Je ne sais pas combien de temps cela a duré. Les poissons avaient cédé la place aux étoiles de mer. L’eau était passée par-dessus bord et faisait des va-et-vient dans l’embarcation. Datu s’agenouilla pour écoper. Il avait un seau doré qu’il remplissait avec dextérité. Je n’avais pas de récipient pour l’aider, alors je m’étais levée pour rejoindre la poupe. Debout, la vue était différente. On distinguait pleins de navires à l’horizon. L’océan se démultipliait. Dans mon cou, la brise me rafraichissait. Puis, un souffle tiède. Datu m’avait rejointe au fond du bateau et se tenait immobile derrière moi. Très bon. Très gênant.

Il glissa ses doigts dans ma paume. Je les saisis et on se toucha le cœur par les extrémités. Clip-clap contre la coque, houhou dans les voiles. Le murmure de l’océan nous enveloppait et l’air flottait alentours comme des bouées à la mer. On était restés ainsi longtemps, à se serrer les mains, à observer le rivage s’éloigner. Les cabanes sur le sable ressemblaient à des coquillages, puis des grains. Invisibles. Il n’y avait plus que l’eau et nos doigts entremêlés. Alors on avait sauté ensemble. Une vague nous avait submergés et on avait nagé au milieu des poissons, à la recherche d’une étoile de mer un peu plus jaune, un peu moins éphémère, beaucoup plus secrète que les autres.

Les freins du jeepney crissent. Je me réveille en sursaut. Dans le rétroviseur, le visage de Crisanto me fait face. Ses sourcils remontent en chapeaux pointus, il sourit franchement. Nous sommes arrivés. Je m’étire et le remercie. De rien, de rien. Crisanto a roulé toute la nuit comme avant, se sent vivant comme jamais. Je lui rends son sourire. Pagudpud, avril 2012, c’est maintenant que tout commence.

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