Le Dîner, effet de lampe.LES CHATS DE LA LAMPE
mona-monie
Je n’aimais pas les carreaux blancs et orange de la toile cirée. Ils me faisaient penser à l’école, périmètre, surface, angle droit, triangle scalène...
Pourtant, j’aimais l’école.
Pas la géométrie. Alors, la toile cirée, je la griffais en douce, des cinq dents de ma fourchette et de la pointe du couteau, j’avais enfin eu droit à un couteau, le jour de mes neuf ans. On a accusé les deux chats, Sinueuse et Cosinus. On leur a interdit d’entrer dans la maison. J’ai
laissé faire.
Pourtant, j’aime les chats.
Maman s’est aperçue que les griffures continuaient sur la toile cirée.
Elle m’a appelée dans sa chambre. Tu seras privée de dessert pendant un mois. Pendant un mois, elle a, aussi, attaché mes mains au moment du dessert.
Pourtant, j’aimais ma mère, ses yeux si clairs, toujours un peu brouillés par une larme qui ne tombait jamais, sa voix, d’une douceur de pétale.
La première fois où elle m’a attaché les mains dans une soie noire scintillante et cisaillante, mon père l’a regardée, m’a regardée, a regardé son assiette. Il n’a rien dit. Cet homme a la tête pleine de chiffres, jérémiadait ma grand-mère lors de ses visites hebdomadaires, ça lui a fermé les yeux et le cœur.
La première fois, j’ai tendu le cou vers lui. J’ai ouvert la bouche. Il va prendre une profiterole dans son assiette, l’enfoncer doucement entre mes lèvres. Il n’a vu ni ma bouche, ni mes yeux en attente.
Pourtant, il me semble que j’aimais mon père.
On n'a jamais changé la toile cirée.
Je n’aimais pas la plante verte sur la table, son nom latin
imprononçable, ses tentacules qui me cachaient le si fin si délicat visage de ma mère.
Alors, je glissais dans le pot des fourmis, des escargots. Je leur murmurais : mangez-la, dévorez-la. Le lendemain, de petits grains roses dans la terre avaient rempli leur mission de tueurs d’insectes.
Pourtant, j’aimais les escargots, leurs cornes précises, leur sillage lumineux surtout les après-midi de pluie, un sillage que j’appelais la voie lactée de la terre. Les fourmis, je les aimais aussi, tellement fraternelles. J’aurais voulu avoir autant de frères et sœurs qu’elles.
J’aimais surtout mon oncle Alfred. Une fois par an, deux peut-être, il rentrait d’Afrique, et venait dîner chez nous. Ces soirs-là, on laissait mes cheveux rouler en liberté sur mes épaules. Je savais me taire quand le peigne tirait trop fort sur mes boucles. J’avais droit à une touche de rose sur mes joues et mes lèvres. Comme mes poupées. Tu es belle, soupirait ma mère. Sa voix était si plaintive, je regardais la larme dans ses yeux clairs, elle ne tombait pas. L’oncle Alfred approuvait : ravissante. Mon père faisait hmmm. Le dîner était succulent, plus bavard
que d’habitude, voire joyeux. Oncle Alfred racontait cent histoires, des qui font rire et des qui font peur. Il nous montrait des photos noires et blanches, des qui font peur et des qui font rire.
Et le moment arrivait.
Récite donc un sonnet à l’oncle.
Je joignais les mains. Je salivais mes lèvres rosies. On m'enroulait de silence.
Ce soir, il est avec nous, l'oncle Alfred, avec sa barbe rousse, ses yeux verts.
Il a distribué ses cadeaux : tissus de couleur pour maman, quelques tabatières d’ébène pour papa, un coupe-papier, mais non, c’est un petit poignard. J’ai eu droit à un éléphant qui plie en arrondi ses pattes de devant et dresse sa trompe, et à un bracelet en ivoire.
Pour la maisonnée, il a apporté cette ahurissante lampe sur laquelle des chats noirs grimpent, rêvent, s'étirent, s’arcboutent. Sa lumière jaune m’éclaire mieux que nos pâles soleils de plein été.
Récite pour l’oncle.
Le sonnet, je le répète depuis un mois, devant le miroir de l’entrée.
Le rêve du jaguar, de Leconte de Lisle.
“Sous les noirs acajous, les lianes en fleurs”...
Il est cruel à la fin, mais bon, c’est pour l’oncle Alfred. J’ai appris à dire sans frémir“Il enfonce d'un bond ses ongles ruisselants dans la chair des taureaux effarés et beuglants.”
Je joins les mains. Je salive mes lèvres rosies. Tu réciteras mieux debout, souffle Maman. Je me lève.
Le rêve du jaguar, de...
Oncle Alfred a tendu le bras. Il montre la lampe.
- Ces chats que vous voyez-là ont été tatoués sur la peau d’un grand serpent par les sorciers nègres. Ce sont les âmes des objets de la maison, l’âme d’une bouteille, d’une nappe, les âmes, ils y croient, les sauvages. À toi, petite.
Il me fixe, de ses yeux verts de faune.
Nous t’écoutons.
Je regarde la toile cirée à carreaux, la plante verte échevelée. Mon père a mis un quignon de pain dans sa bouche. Il va le mâchouiller. Le grignotis brisera le rythme de mon poème.
On me regarde.
On m’attend.
Ma mère frôle ma main du bout de ses doigts pâles et froids.
Je regarde la lampe. La peau du serpent vibre, ondule, éclaire des chats qui veulent se libérer. Ils m’observent. Ils se cambrent. Ce sont les âmes des escargots, l'âme de la nappe, l'âme de mon bracelet en ivoire que je n'aime pas, de la soie noire et scintillante, des mâchoires de
Papa. L'âme de la larme qui ne veut pas tomber.
Au fond de la pièce, debout contre le piano, ma nounou cuisinière Sybille, bras croisés sur son tablier blanc, hoche sa tête de tendresse.
Je lui souris.
J'aime ma nounou Sybille.
Grignotis d'un quignon mâchouillé.
Eh bien, dit Papa qui ne dit jamais rien.
J’appuie mes mains sur la table. Je m’arcboute. Je me cambre. Je compte.
Un, deux. À “trois” je m'élance d’un grand bond de jaguar et de mille serpents. La table bascule, la lampe s’effondre dans un cri de verre brisé.
Les chats sont libres. Où vont les âmes ?
Je suis sous les éclats du verre, le poids d’une table et de quelques bibelots. Personne ne s'est encore penché vers moi. À côté de ma main, le casse noix s’est ouvert en tombant.
J’aimais aussi le casse noix sur la toile cirée. Il ressemblait à une ballerine dès qu’on l’ouvrait.
Je m’entends crier que je voulais être danseuse, et pourquoi on m’a assise-vissée à cinq ans devant un piano, pourquoi on m’oblige des heures entières à fixer les lignes parallèles d’un solfège, la géométrie d’un clavier blanc et noir. Moi, je voulais tourner tourner, grimper,
valser, voler.
Quelqu’un me pousse du pied. Calme toi
Pourtant, j’aimais tellement l’oncle Alfred.