Torse de femme aux torts de l'homme

Michel Chansiaux

L'exceptionnel dilemme d'une femme ayant épousé un homme, mari idéal, mais resté un gamin balbutiant du sexe.

Au début, j'étais impatiente. Je n'aurais pas dû. Maintenant c'est trop tard, il sait. Il sait que je ne l'aime pas ce grand maladroit, débordant de tendresse et de naïveté. Je l'adore, seulement. Il sait qu'il nous faudra du temps. Blanc comme un cierge et demeuré tout vert dans sa tête, c'est mon asperge géante. Raide, fragile et cassant lorsqu'il se pavane, mou comme une chique lorsqu'il est allongé, c'est une pousse de printemps. Il a la candeur et la versatilité de cette saison qui voit renaître la vie et exploser les suicides sous la pression d'une sève qui révulse les affaiblis. Tel le soleil avec l'averse, il m'aime et se joue de moi comme un enfant. Je suis son poupon. Il tempête pour me trouver si je ne suis pas à la place attendue, puis me délaisse. Mais quiconque s'aviserait de musarder avec moi qu'il serait rouge de colère, disposé à mordre et prêt à me reconquérir. Après un câlin, je le regarde avec affection quitter la chambre. Presque comme une mère ! Je laisse souvent un de mes seins à nu avec son petit mamelon qui chuinte des encore et encore pour tenter de le maintenir, qui lui susurre des mots osés l'invitant à réinvestir mon intimité autrement, plus secrètement, plus sensuellement. Mais il n'a plus de force pour un second assaut. Ses batailles sont éclair, il se retire avant que l'ennemi ne se soit déployé. L'adversaire ne ressent rien d'excitant, ses défenses sont à peine pénétrées, il n'y a ni sang, ni cris. «Reviens te battre », le harangue son rival. Il feint de ne pas l'entendre. « À la prochaine », ne lui lance-t-il pas, aigri par le dépit, alors qu'il réajuste son col défait et que toute cette sueur qui devait s'évaporer dans les galops des chevaux, dans le vacarme bleu des armes à feu et dans les corps à corps à l'arme blanche, lui mouille son habit et le transit de froid par la bise soudain survenue. C'est pourquoi, au saut du lit conjugal, pour que l'air ne fasse frissonner ma peau, je me roule dans la première chose qui me tombe sous la main, une couverture, un châle, voire ma robe dont j'avais pris le soin, la veille, de me dégager comme font les gourgandines, en la baissant vulgairement, en la piétinant ensuite comme si elle n'était qu'une fripe immatérielle d'une réalité cachée et monstrueuse d'un organisme avide qu'il fallait satisfaire. Je pensais que cela lui ferait plaisir. Pour l'occasion, je m'étais enhardie à carminer mes lèvres et à les travestir en un joli « cul-de-poule » dans lequel il viendrait égarer son sabre. Ces ruses n'ont pas fonctionné. Mon touchant dadais, il est si prompt. Il sait qu'il s’épandrait dans ma bouche. Il la fuit donc comme une lépreuse. Il se concentre et se précipite sur mon triangle fertile pour l'irriguer et y faire germer un fœtus Mais mon jardinier a tout juste la force d'arriver au pied des choux où naissent les bébés pour y déverser son arrosoir. Ces jours derniers, c'est encore pire. Sa source jaillit à l'air libre, sur mon ventre, sur nos draps, sur le tapis … Et dans l'instant même se tarit, la petite mort l'emportant dans ses bras.

Durant ce coma, la sécheresse envahit son âme, mieux vaut que je l'ignore et vaque à mes affaires au foyer. Je popote, je papote. Je brode, je me dérobe. Je couds, j'astique. Je mouds, je mastique. Je tricote, je me .... Puis mon nigaud de primesautier me revient. Avec tous ses charmes, brillant, drôle, généreux, affable, serviable, gentil, attentionné. Il me couvre de cadeaux comme ces luxueuses tentures mordorées de notre nid de mariage, une de plus de mes fréquentes et fantasques envies qu'il a assouvies. Rien en effet de ce que je désire ne m'est inaccessible, quel que soit le prix à payer, en général ravageur pour ses finances et son statut, même si je sens sous l'acceptation courtoise et désintéressée, une peur d'aller trop loin, comme si mes audaces comblées étaient autant de liberté accordée au détriment de notre union et offrant un angle d'attaque supplémentaire à ceux qui le qualifient de soumis ou d'impuissant. Si mon bassin pleure du manque d'amour à en souiller mes fauteuils à travers mes effets par mégarde, en revanche mes yeux, mes oreilles, ma langue, mes dents, mes doigts sont assaillis de hoquets et de rots d'opéras, d'expositions, de conférences, de restaurants, de salons de thé, de sociétés savantes, de cafés, de cabarets... Des orgies que nous partageons à deux, lui et moi à égalité, dans des cercles où il n'y a qu'une femme. Moi. Dans des instances, où les messieurs la plupart jaloux et blasés, disent avec mépris « Il a osé nous l'imposer ». Oui, il ose exhiber sa conjointe femelle alors qu'eux se guindent derrière leurs épouses qui les font cocus ou se trémoussent avec des maîtresses qui ne le font qu'aux sous. En ces moments-là, je jouis profondément de cet homme qui me fait grimper dans les cieux vierges de rivales. Je me sens un être plein, asexué, ma parole se délie et je déverse sur la grisaille masculine des torrents de lait nourrissant et fécond. Mes interventions publiques éclaboussent. Lui est là, debout, superbe et silencieux près de la cheminée, souriant, savourant une jouissance longuement retenue, sans doute remontant à cette vilaine blague qu'un de nos nombreux imbéciles camarades de l'Université me fît alors que j'étais une des premières à user une jupe sur ces bancs. « Si dorénavant les filles larguent aussi la sauce, où va-t-on ? » car j'avais osé lever la main et  m'exprimer sans ambages sur le beau sexe et le suffrage universel. Merci mon fiancé d'alors de vouloir lui faire sauter la cervelle en duel. Merci mon époux d'ici et de maintenant de me permettre de fertiliser le monde, de n'être pas qu'un utérus, de n'être pas qu'un trou. Merci de m'avoir confiée à Félix Valloton pour immortaliser ma jeunesse insolente que vous avez voulu fixer épanouie et entière. Mais le peintre ne s'y est pas trompé. Ce n'est pas le premier venu en matière de féminité. Il vous déshabille d'un regard, il scrute vos chairs au plus profond, de votre poitrine à votre périnée, il lit dans les circonvolutions de votre cerveau les plus inavouables pensées. Sur sa toile, mes épaules sont basses et chargées d'un poids usant, ma tête est inclinée de fatigue, mon sein pend de lassitude et mes yeux ruissellent d'insatisfaction.

Au début, j'étais patiente. Je n'aurais pas dû. Aujourd’hui, c'est trop tard, je le sais. Je sais que je hais cet immense maladroit, suintant de tendresse et de naïveté. Je sais que je n'ai plus de temps. Ce matin, alors que je reprenais la pause, il est passé. « Tout va bien chérie ? » s'est-il enquis. L'artiste s'est alors autorisé cette privauté lourde d’ambiguïtés « Comme il doit vous aimer pour accepter que je vous représente ainsi ». « Finissons-en » lui ai-je rétorqué. Je me suis sitôt enroulée le torse dans cette soierie violine en harmonie de complémentarité avec ces fameux voilages que j'ai désirés et obtenus. Le tissu portait ses empreintes, il m'avait prise dessus au lever du jour. Comme d'habitude, crac, boum, hue, en moins de deux minutes. Dans l'immobilité exigée du portrait, l'esprit vagabonde et je me remémore la scène en boucle comme dans le cinématographe des Frères Lumières ce train qui n'en fini pas d'entrer dans la gare de la Ciotat à chaque projection. Sur l'écran, je vois le spectacle court et haché de notre amour. Je nous vois à la sortie de notre bauge à pourceaux. Je le vois enfiler ses chaussettes noires sur son interminable silhouette blême et glacée de croque-mort. Il ressemble à un blanc de poulet aux extrémités nécrosées. Dans le lit, auquel il n a apporté aucune chaleur, il règne au contraire une humidité malsaine. Il y a laissé un parfum de froidure. Une odeur qui n'est pas sans évoquer les remugles particuliers que dégage l'eau croupie des fleurs dans les vases. Une émanation de cimetière, de cadavre qui se liquéfie, libérant sa putrescine, sa spermine, sa spermidine et tout le cortège des vigueurs assassinées. Une senteur de pourri vert, de pivoine enflée qui a dégorgé ses sucs, de tiges de chrysanthèmes qui ont exsudé leur trop-plein de Toussaint, de coucous jaunes qui vomissent le printemps. Jaunes comme mes tentures de putain capricieuse, jaunes comme ces tubes de couleurs, jaune toxique, jaune arraché aux entrailles de la terre, jaune orpiment au trisulfure d'arsenic et au soufre natif, belle poudre de Bohème. Indestructible pigment, je me gaverai de toi, quand le maître aura le dos tourné. J'emplirai mes orifices affamés de ton sperme safrané. Dieu seul sait, quelles teintes maudites tu enfanteras dans ma tombe en rongeant le plomb de mon cercueil et le bronze de ma croix.

  • sans doute, inconsciement

    · Il y a environ 11 ans ·
    Apphotologo

    Michel Chansiaux

  • J'aime beaucoup... Je pense aussi que vous avez essayé de faire parler le "mannequin" avec la langue de l'époque ?

    · Il y a environ 11 ans ·
    Muraco.nashoba

    ahqepha

  • Merci Lyselotte d'être revenue parmi les miens avec tant d'enthousiasme

    · Il y a environ 11 ans ·
    Apphotologo

    Michel Chansiaux

  • Punaise ! j'adore ! Une toile au couteau, pleine de couleurs et d'odeurs. La dissection des odeurs me fait furieusement penser au style de monsieur Pierre Magnan qui allait chercher, dans la nature, en terre ou fauchée, l'essence des fragrances distillées par sa plume. C'est très beau ! et puis la cruauté que pose ce regard féminin sur l'être qui partage sa vie est un pur délice d'ironie assumée. Vraiment, j'adore.
    CDC

    · Il y a environ 11 ans ·
    D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

    lyselotte

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