Le dîner, effet de lampe, ou la lanterne magique

Delphine Schwartzbrod


« Elle semble bien sotte pour une Parisienne, votre madame la gantière, on voit qu'elle n'a pas beaucoup lu et qu'elle masque derrière sa bigoterie un désert intellectuel! Mais j'imagine déjà qu'elle va faire tourner la tête des imbéciles...je préfère me retirer, puisque vous en faîtes partie et je ne vous souhaite pas bonne nuit, à vous, votre portefeuille troué et vos bourgeoises idiotes! ». Sur ces brèves paroles, Madame Beaumont se lève de table en se tenant les tempes.

La journée a pourtant été paisible et la mère de Camille a joué au bridge tout l'après-midi avec son cercle, ce qui en temps normal la met d'humeur mondaine, enjouée. C'est un soir d'hiver, les volets ont déjà été fermés, il fait sombre et l'atmosphère est froide car le charbon ne suffit pas à réchauffer la pièce qui a trop de fenêtres. Heureusement, il reste une bonne odeur de soupe à l'oseille préparée par la bonne Louise dans l'après-midi. Camille aime bien l'observer faire revenir les feuilles dans la cocotte noire usée. Après avoir appris ses leçons, elle traîne toujours devant le fourneau pour retenir le plus de recettes possible. On ne sait jamais, ça peut lui être utile pour le jour où elle aura un mari ou sera peut-être ruinée.

Il y a bien eu cet incident des bottines crottées quand elle est revenue de la ferme des Matthieu. Bien qu'elle ait attendu l'éclaircie pour aller chercher le lait frais, dont elle se régale au petit-déjeuner, le chemin était encore mouillé. Et devant la beauté de l'arc en ciel, elle avait oublié que sa mère, qui pourtant confie à d'autres le soin du ménage, ne supporte pas les traces de boue sur le sol. Ce prétexte pour s'énerver avait été comme la préfiguration de la suite.

A l'apéritif, chacun a retrouvé ses esprits. Les grandes personnes se sont plutôt excitées sur « les emprunts russes » : est-ce une valeur sûre, oui ou non ? Elle craint la réponse, n'a jamais rien compris aux tractations qui sont un autre objet de disputes entre ses parents mais elle sait qu'elle ne se séparerait jamais du Napoléon en or que son grand-père lui a donné pour ses sept ans, juste avant de mourir renversé par un tramway: « Quand on a l'âge de raison, alors on peut commencer à avoir des économies, tu feras fructifier ce talent d'aujourd'hui comme dans le nouveau Testament » lui a-t-il dit le jour de son anniversaire, en se mettant accroupi pour être à sa hauteur. C'était il y a trois ans mais ce moment est resté gravé dans sa mémoire. Dans le lit de ses anciennes poupées, elle a caché la boite entourée d'un ruban qui lui sert de coffre-fort, où la pièce voisine avec un mot de félicitations écrit par son précepteur.

Comment fait-on fructifier des francs, elle n'en a pas encore idée, mais sûrement pas en envoyant cet argent si loin, au pays du Général Dourakine et de la Comtesse née Rostopchine ! Sinon pourquoi se seraient-ils exilés ? Elle a beau être naïve, elle a le pressentiment que cette histoire finira mal. Que vaudront les terres transmises par la branche maternelle de ses ancêtres si sa famille n'a plus les moyens de les entretenir parce que les Bons restent éternellement du papier dans un tiroir? Elle a quand même savouré le velouté préparé par Louise en y trempant deux grosses tartines de pain bis pour s'habituer à la disette, plutôt qu'en y ajoutant un œuf mollet et du lard rôti comme ont fait ses parents et leur ami. Et pour le dessert, elle a préféré aux fruits frais présents sur la table, casser des noix en les mêlant à du St Marcellin sec : c'est son plaisir dauphinois du soir.

Tout est parti quand ils en étaient à ce moment du repas où l'essentiel de ce qui a servi à meubler la conversation est épuisé : les commentaires sur le temps du jour ou la texture de la soupe, les anecdotes grivoises du notaire chez qui le père a signé une nouvelle vente de champs pour avoir des liquidités ou encore les remarques acides de la couturière chez qui la mère a fait modifier une robe d'un nouveau ruban plutôt que d'en commander une neuve. Ce moment où chacun commence à penser à ce qu'il va faire en sortant de table et hésite entre bailler ou finir le quignon de la miche ; cet instant dangereux où tout peut arriver, parce qu'on ne veille plus à rester courtois et digne malgré tous les renoncements, et qu'on ne fait plus attention à ses mots ni aux images qu'on provoque.

« Au fait, n'avez-vous pas trouvé à la sortie de la messe de dimanche que le nouveau propriétaire de la fabrique de gants avait l'air un peu prétentieux? » a demandé le commissaire-priseur qui vient dîner tous les jeudis, avant de faire un billard entre hommes. Cette question apparemment anodine a fait imperceptiblement sursauter le maître de maison et apparaître sur ses lèvres un sourire que la petite fille connaît trop pour ne pas imaginer déjà l'épilogue : « Moi en tout cas, je trouve que sa femme est charmante, c'est peut-être l'explication ».

En une phrase achevée par un rire de gorge, le sous-entendu explose. Le visage de son père qu'elle peut détailler grâce à la lampe posée sur la table comporte tout ce qu'elle a compris depuis longtemps malgré son jeune âge et qui ne cesse de l'étonner: la dissimulation et la transparence à la fois, la vulgarité de la petite bourgeoisie quand elle fait semblant d'avoir des manières parce qu'elle n'en a aucune, la composition d'un masque pour intégrer un milieu social auquel on n'appartient pas, qui s'ôte à la moindre tentation trouvée sur sa route. « Evidemment, dés qu'il y a un chapeau sur la tête d'une chevelure blonde, un missel au bout d'un bras ganté, et une vie d'oisiveté dûe à la fortune, vous ne savez plus comment vous vous appelez, mon pauvre Jean ! » a ricané sa mère, qui comprend moins vite que sa fille mais souffre davantage des infidélités de son mari.

Camille voit en accéléré ce qui va suivre parce que ça a déjà eu lieu, comme si la lampe posée sur la table était la lanterne magique d'une histoire muette à venir, racontée par les frères Lumière. Son père fera une cour assidue à cette Madame Dandin, ce qui tendra sa mère chaque jour davantage, allongée sur son lit pour des migraines à répétition. La grande bourgeoise s'offusquera d'abord, résistera ensuite, puis se laissera griser par la culture de son père quand il a envie de séduire. Les rendez-vous secrets seront connus de tous, on chuchotera au passage des amants, qui feront semblant de revenir d'un endroit différent. Les retours à la maison de l'un se feront l'oeil brillant et la blague salace, le vague à l'âme de l'autre quand elle rentre au foyer alimentera autour d'elle les spéculations, le tout dans une provocation insupportable pour les conjoints officiels. Quand le mari trompé découvrira sa trahison, il la fera payer d'un renoncement mélodramatique à l'infidèle, qui acceptera pour garder sa position dans la ville et le prie-dieu gravé à son nom à l'église. Enfin, l'épouse bafouée se relèvera et redressera la tête le temps d'un répit, même si elle sait que seule sa présence dans une généalogie réputée permet à son couple de durer, ce qui la tuera à petit feu.

« Mais enfin, Marie-Thérèse, qu'allez-vous chercher là ? Vous savez bien que vous êtes la seule!» a tenté quand même Jean sans y croire lui-même, en faisant claquer sa langue sur son palais, ce qui annonce toujours une rouerie à venir. « Oh ça oui, pour financer votre paresse, il n'y a que moi, c'est certain ! » lui a répondu sa femme de manière cinglante. « Moi j'ai trouvé que leur fille avait de jolies manières, l'autre jour au catéchisme » dit soudain l'enfant. Ces quelques mots suffirent pour que Madame Beaumont lui lance un regard empli de dureté.

C'est à ce moment que le commissaire-priseur adressa à son ami l'invitation inespérée : « Eh bien, mon cher, on va la faire cette partie de billard? Sinon la lumière des réverbères ne suffira plus pour que je regagne mon logis en toute sécurité ».

Camille décide alors de sortir de table pour aller se coucher, sans demander l'autorisation. Il faut dire que l'attendent « Les Fleurs du mal », ce recueil de poèmes chapardé dans la bibliothèque familiale pour son titre mystérieux et qu'elle retrouve depuis plusieurs soirs avec un plaisir infini, dans ses draps de lin chauffés par la bouilloire en cuivre. Camille ne comprend pas tout et saute les poésies qui ne lui disent rien, surtout celles qui évoquent ce Paris trop lointain. Mais quand elle s'arrête sur ses préférées, elle est émerveillée qu'un inconnu fasse resurgir aussi précisément la mélancolie qui l'envahit parfois devant l'immensité et la beauté des choses, l'impression d'avoir déjà tant vécu, l'envie de partir comme le manque qui la retient auprès de ces personnages de boulevard et de leurs tourments.

  • superbe texte, bien documenté, un peu loin de Vallotton à mon goût, mais cdc, bravo.

    · Il y a environ 11 ans ·
    26012013757

    franz

    • Merci! c'est le premier texte que je publie sur welovewords et vous êtes mon premier commentaire étranger (mes amis m'en ont fait sur Facebook) alors je fais un voeu! "

      · Il y a environ 11 ans ·
      Dscf1901

      Delphine Schwartzbrod

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