Le disco est mort, vive le disco !

marie-cheng

Le disco est mort, vive le disco.

 

 

1.


Au milieu de centaines d’autres corps en mouvement qui sautillaient, certains le poing en l’air, d’autres hochant la tête par a-coups au rythme de la musique, elle ondulait. Il suffisait de scruter la foule un moment pour s’arrêter enfin sur elle, et ne voir plus qu’elle, son corps luisant, ses mains d’ange, sa chevelure de feu. Sa sarabande frénétique, sa transe musicale, était à la fois antithèse et illustration rythmique de la musique.

Elle acquiesça, tendant son verre de bière blonde au grand échalas qui lui faisait face. Il lui indiquait un petit sachet de poudre blanche. Sans s’arrêter de frétiller, le garçon, qui cachait ses pupilles dilatées derrière des Wayfarers over-sized vertes, versa le contenu du sachet de MDMA dans les verres tendus autour de lui. Lunettes chaussées, bière versée, drogue absorbée, le set d’Eric Keaton pouvait enfin commencer.

Trois mois qu’ils attendaient ça, il fallait être prêt. Quand ils avaient entendu dire qu’Eric Keaton, un DJ nordique qu’ils vénéraient, serait à l’affiche du festival, ils avaient tout de suite commandé leurs billets pour Tomorrowland, quittant leur Virginie natale pour la campagne anversoise.


A leur droite, un cri effroyable retentit.
Un coup d’œil désabusé leur suffit à comprendre qu’un garçon venait de vomir sur les cheveux roses de la fille qui se trémoussait devant lui. Les services d’ordre et la Croix Rouge étaient là pour s’en occuper. Pas question de porter secours à un abruti. En tout cas pas avant d’avoir pu entendre ce pour quoi ils étaient venus.


Les yeux rivés sur la scène, détaillant ses décors alors que la drogue faisait son office dans son organisme, lui ouvrant les portes d’une lucidité musicale qu’elle n’avait jamais connu jusqu’alors, Victoria sourit aux premières notes d’Eric Keaton. Derrière les platines trônait un gigantesque soleil de polystyrène, souriant au public. Elle le voyait briller de rayons de feu et prendre vie sous l’effet du set de l’artiste. Pour lui, elle continua sa danse hypnotique, faisant onduler ses longs cheveux blonds en sirotant goutte à goutte le nectar houblonné par lequel elle entrait petit à petit en communion avec la musique.

Jusqu’alors parfait, le set du DJ fit entendre des notes étranges. Les premières secondes, tous crurent à un remix un peu folko, du genre de ses nouveaux DJs qui ne savent plus quoi inventer pour exister face aux mastodontes de l’électro. A sa droite, Victoria entendit Steve hurler son approbation en enchaînant des borborygmes qui n’auraient eu de sens dans un autre contexte … Il aimait les marginaux.

-“Incroyable ce set, ce mec mixe comme un ouf, j’te jure, après l’année qu’on s’est tapés, on a bien mérité d’entendre ça !” lui hurla-t-il dans l’oreille, hilare, avant de fermer à nouveau les yeux derrière ses lunettes.

Sur scène, le mix devint incontrôlable. La main du DJ frottait avec violence les fragiles platines. Tendant l’oreille, Victoria su très vite que quelque chose ne tournait pas rond. Ce n’est qu’en levant les yeux sur scène qu’elle le vit tenter d’émettre un son en s’approchant du micro. Rien ne sorti de sa bouche. Portant la main au cou, Keaton se tordait de gauche à droite, comme un enfant pressé de se soulager. Mais le DJ ne dansait pas : laissant ses platines égrener les derniers sons de son set, il s’effondra par-delà les décors maléfiques qui lui tournaient le dos. Mort. Bouche bée, Victoria aurait juré qu’elle avait vu les yeux du soleil ciller.

2.


L’inspecteur Kristof Van Derten n’en menait pas large. Voilà déjà sept ans qu’il devait supporter ce festival où se rassemblaient chaque année pendant trois jours les junkies les plus hébétés de la terre. Car quelle personne sensée aurait l’idée de payer une fortune pour obtenir le droit de se trémousser dans un champ, au milieu de camés, sur des sons inhumains ? Ah, le maire de son patelin pouvait se laisser graisser la patte, l’inspecteur attendait lui chaque année un faux pas des organisateurs, une erreur quelconque et répréhensible qui pourrait justifier l’annulation de l’édition suivante. Cette année, quelle ne fût sa surprise lorsque le service de sécurité informa son unité de police du décès étrange et soudain qui venait de s’y passer !

Dès le départ, il s’était demandé pourquoi on l’appelait. Des morts soudaines dans les festivals, les raves ou les boîtes de nuit, il y en avait des dizaines chaque semaine à travers le monde. Ces bouffons n’allaient quand même pas mobiliser ses équipes pour un vulgaire cas de coma éthylique ou d’overdose qu’une analyse de sang à la morgue suffirait à corroborer ! Comme si ses agents n’avaient pas assez à faire avec tous les dealers qui vendaient leur merde en poudre à ces jeunes qui flambaient les économies biffeton de leurs parents pour quelques minutes de délire psychotique et probablement des années d’hébétude chimique !

-« Inspecteur, par ici ! », lui cria la voix fluette d’un jeune flic qui faisait ses classes chez lui depuis quelques mois. Il était excité de connaître enfin autre chose que les vols à l’étalage et les braquages au pistolet à eau perpétrés par les ivrognes du coin.

Le vieux flic s’approcha de la scène silencieuse. Un ersatz de médecin légiste à la retraite, un vieil ahuri que l’inspecteur connaissait bien, observait déjà le corps du DJ avec circonspection. Quoiqu’il dise, Kristof Van Derten savait déjà qu’il ne se fierait pas à son jugement.

-“Il est mort”, annonça le vieux fou avec un air théâtral qu’on ne pouvait trouver que dans une parodie américaine des séries policières à la mode.

Et voilà que le légiste commençait par annoncer l’évidence même. Un corps froid et inerte, sans pouls, devait bien être un corps mort. Fallait-il se demander où l’on formait les légistes il y a quarante ans !

-“En êtes-vous bien sûr, Huynck, j’aurai juré voir l’index de la victime frétiller” ?, railla l’inspecteur en regardant le vieux légiste avec dédain.

Il s’éloigna de la scène pour réfléchir. Mais fallait-il vraiment réfléchir très loin ? Nul n’avait besoin d’être un grand sage pour connaître l’affection des DJs pour les drogues excitantes. Au contraire des camés du public, l’inspecteur les comprenait presque : il n’était pas humain d’enchaîner les nuits blanches, les vols long courrier et les longues journées de décalage horaire sans quelque aide chimique.
Neuf chance sur dix que le musico ait succombé à un arrêt cardiaque, se dit-il, sans vraiment y croire, son instinct de vieux flic lui soufflant que l’affaire était autrement louche.

Il inspecta sommairement les lieux. Un vrai décor de fête foraine ! Les mecs qui avaient monté la scène devaient eux aussi être sous l’emprise de produits illégaux lorsqu’ils avaient dessiné les plans du décor haut de quinze mètres qui surplombait l’esplanade bondée à peine une heure auparavant. Le soleil gigantesque à visage humain n’aurait rien eu de surprenant s’il n’avait été entouré de colonnes d’une étrange couleur turquoise évoquant à la fois les tours d’un palais indien et les somptueuses constructions du Kremlin de Moscou. Derrière elles, une véritable roue de fête foraine.

Son téléphone sonna. Un vieux Nokia pourri mais increvable qu’il conservait depuis des années, se moquant des flics qui ne pouvaient plus se passer du GPS de leur Iphone pour se repérer dans les ruelles d’Anvers.
Il tressaillit en reconnaissant l’indicatif de Bruxelles et le numéro qui suivait. Pourquoi la police nationale l’appelait elle ?

-“Van Derten”, éructa il en décrochant. Sa voix était ferme, mais un étrange nœud lui écrasait les entrailles.

-“Van Derten, c’est Croÿ, Philip Croÿ”, répondit son interlocuteur d’une voix qui n’invitait pas à l’interrompre.
Croÿ était un de ses anciens copains de l’école de police. Major de promotion, il avait fait une carrière brillante et dirigeait maintenant la section criminelle de la police de Bruxelles. Que Croÿ appelle Van Derten en personne ne laissait augurer rien de bon quant à la teneur évidemment politique que devait avoir l’affaire.

3.


-“Allez, chante pour moi …” lui susurra la rousse dans l’oreille en caressant son torse velu. Elle venait de passer sa jambe autour de lui, comme pour le retenir. Qu’elle essaye !
Les deux amants se prélassaient encore au lit, alors que midi été passé depuis longtemps. La femme le regardait avec insistance, d’un sourire proche de la grimace.

-“Non”, lui répondit-il d’un ton sans appel. Elle n’allait quand même pas le faire chier comme les autres ! Pour qui se prenait-elle, cette vieille peau fripée ? Jean - Marie lui jeta un œil en biais. Il n’essayait même pas de cacher le dégoût qu’elle lui inspirait. Il avait sacrément merdé hier en la ramenant chez lui. Encore une nuit de picole...

Loin était le temps où il attirait encore dans son lit des groupies jeunes et sexys. Les minettes d’aujourd’hui n’avaient jamais entendu son nom. A 15 ans, elles n’avaient d’yeux que pour des garçons pré-pubères. A 20 ans, elles n’écoutaient plus rien d’autre que ces musiques électroniques psychédéliques. Le disco était mort, et ses fans commençaient à le rejoindre petit à petit dans la tombe.

D’un geste vers sa table de nuit, il attrapa sa télécommande.

-“Et merde !”, éructa il alors qu’il faisait tomber un cendrier débordant de mégots qui surnageaient sur un fond d’alcool. La pétasse à côté de lui ne disait plus rien, prostrée.

Un rictus déforma ses traits en alluma l’écran plat de sa chambre d’hôtel. La présentatrice du treize heures venait d’annoncer la mort subite d’Eric Keaton, un DJ néerlandais qu’on disait au sommet de son art. La police n’avait pas encore pu déterminer la cause du décès. La thèse de l’overdose n’avait pas été écartée pour le moment.
Il n’avait pas volé sa mort celui-là, se disait l’homme. Car que méritaient tous ces connards accrochés à leurs platines si ce n’est une mort lente et douloureuse ? Après tout, ils avaient tué la musique, sa musique.

- “Allez, casse-toi connasse”, dit-il à l’encontre du corps inerte qui  gisait à ses côtés.
La pauvre femme n’eut même pas la force de  répondre. Elle le fixa quelques secondes, l’œil éteint, puis attrapa ses frusques, ses rides et la perruque afro qu’elle avait apporté pour leurs ébats et s’en alla, sans la gloire et les honneurs avec lesquels Jean - Marie Baxton, la plus grande star française du disco  l’avait  fait rentrer chez lui la nuit précédente.

4.


Croÿ tournait autour du pot, embarrassé. Il essayait de prendre des nouvelles, mais vingt ans de silence ne lui donnaient pas matière à bavasser.

- “Bon écoute Croÿ, soyons clair, tu ne m’as pas donné de nouvelles depuis la sortie de l’école quand tu as décroché ce super poste et qu’on est allé m’enterrer au fin fond de la Belgique. Je n’en ai pas pris non plus. Alors aujourd’hui, n’essaie même pas de me demander comment je vais, ni comment s’appellent ma femme et mes enfants. D’ailleurs, que tu en aies toi-même ou que tu passes toutes tes nuits au poste, entre nous, j’en ai rien à foutre. Balance toute la merde qu’il y a à savoir à propos de cette affaire et qu’on en reste au  boulot”.

- “Kristof, je …”, tenta le bruxellois, sans vraiment y croire. Quels mots pouvaient effacer deux vies d’ignorance tracées en parallèle ?

- “Alors quoi, ce DJ, c’est le fils d’un diplomate néerlandais et il ne faut pas qu’on sache qu’il a fait une overdose ?, c’est ça “?, dit Van Derten, en ne lui laissant aucune chance.

- “A priori non, rien de politique là-dedans. Mais il se peut qu’il y ait justement bien plus dans cette affaire qu’un décès accidentel ou qu’une overdose. Ne clôt pas le dossier trop vite, Kristof, crois-moi. C’est plus grave que ça. Keaton est le troisième DJ à mourir dans des circonstances étranges. Il y a un mois, c’est un DJ français qui a été retrouvé mort, dans sa chambre d’hôtel, après s’être produit dans un grand club parisien. Et fin avril, un américain est mort dans l’avion qui le ramenait à New York, après avoir mixé au festival de Coachella”.

- “Drogues ?”, proposa Van Derten.

- “J’aimerai bien, mais dans les deux cas, ce n’est pas aussi simple que ça. En fait, à chaque fois, les légistes ont trouvé de petites quantités de drogues; ainsi que des restes de médicaments, tout à fait légaux ceux-là, mais en quantité trop infime ou avec une prise trop lointaine pour que cela soit mortel. Les deux hommes sont morts d’un arrêt cardiaque. A chaque fois, faute d’indice ou de résidus d’une substance pouvant prouver le contraire on a conclu à une mort de cause naturelle.”

- “Et toi, le grand flic bruxellois toujours prêt à faire du zèle, tu te dis que trois DJ, en pleine fleur de l’âge, qui meurent en trois mois de temps d’une cause qui semble similaire, c’est un peu douteux, c’est ça ? Tu sais, ces mecs ont des vies de fous, les crises cardiaques jeunes, ça arrive. De plus en plus souvent”.

- “Ecoute Kristof, j’en sais rien, tout ce que je te demande, c’est de faire attention. Demande des analyses plus poussées. Je t’envoie un légiste qualifié, j’ai cru comprendre que le tien ne savait pas se servir d’un stéthoscope.

- “C’est ça ouais. Je te tiens au courant”, répondit Van Derten.
Il raccrocha. S’il y a bien une chose dont il ne voulait pas, c’était de l’aide ou des conseils d’un bureaucrate comme Croÿ. Que son super légiste de Bruxelles vienne. Il verrait bien comment on travaille chez les bouseux de la campagne.

Il retourna vers son équipe, donna quelques ordres avant qu’on emmène le corps et que Hyunck puisse procéder aux premières analyses. En retournant vers sa voiture il croisa le regard d’un régisseur qui enroulait plusieurs mètres de câbles en prenant appui sur son avant-bras. Le mec devait avoir la soixantaine et malgré le tee - shirt noir qu’il portait comme les autres gars de l’équipe de production, il avait un look de vieux beau, longs cheveux gris et lunettes bleutées. Du genre à se la péter à 180 km/heure au volant d’un coupé sport. Le flic belge se demanda s’il ne l’avait pas vu quelque part, puis il monta en voiture, laissant ses doutes derrière lui.

5.


Van Derten méditait devant son café soluble. L’affaire lui avait trotté dans la tête toute la nuit. Il y avait quelque chose de louche qui ne collait pas, un élément qu’il sentait sans pouvoir le palper.

La légiste bruxelloise qu’il avait accueilli la veille, à peine deux heures après le coup de fil de ce faux - cul de Croÿ, déboula en quatrième vitesse. Si seulement les recrues de la police scientifique belge pouvaient ressembler aux nenettes qui défilaient dans les séries américaines ! Celle-là ? Un vrai boudin.

- “Inspecteur, j’ai le résultat des analyses. Comme je vous l’ai déjà fait savoir hier, le corps ne présentait aucune trace extérieure de lutte. En tout cas, rien qui puisse nous mettre sur la piste d’une violence quelconque. Les radios menées par Huynck ont corroboré cette hypothèse : la fracture la plus ancienne remonte à cinq ans”.

- “Bravo championne. On a plus de dix mille témoins qui ont vu la victime s’effondrer sans qu’aucune personne ne se soit approché d’elle ou sans qu’aucun projectile ou arme n’ait pu l’atteindre. Vous ne m’apprenez rien. Essayez au moins d’être intéressante. »

- “Justement, c’est quand on se penche sur les analyses de sang que cela devient intéressant. La victime était légèrement alcoolisée, mais rien qui puisse lui être mortel, allez trois, peut être quatre bières blondes. A l’inverse, je n’ai pu déceler aucune trace pouvant confirmer l’usage de stupéfiants, même lointaine, le mec était 100% clean sur les drogues.”

- “Et alors?” interrogea l’inspecteur, que le discours du boudin commençait à intéresser.

- “Et bien, j’ai relevé la présence d’une molécule en grande quantité dans le sang de la victime. C’est une molécule qui a été développée il y a quelques années seulement pour lancer un médicament contre l’hypertension. Depuis, son efficacité a été mise en cause par les autorités sanitaires mondiales et le médicament n’est pas très souvent prescrit. Mais ça arrive encore, de temps en temps, surtout en France et en Suisse.

- “Donc, tout ce que vous me dites jusqu’ici, c’est que notre jeunot souffrait d’hypertension et continuait à se soigner avec un placebo ?” lança De Kerten. “Rien de bien dangereux”.

- “Et bien, c’est là que ça se corse. Je me suis procuré le dossier médical d’Eric Keaton. Il n’a jamais fait d’hypertension. Pas un seul problème de santé. Rien. Le mec pétait la forme, faisait du sport, il se couchait tôt quand il pouvait, bref ce mec était un exemple ! Après m’être rendue compte qu’il était donc complètement illogique qu’il présente cette molécule dans son sang, j’ai voulu comparer avec les analyses des deux autres victimes. Bingo ! Elles étaient porteuses aussi. Les légistes français et américains ne se sont pas alarmés car les victimes étaient toutes les deux, par je ne sais quel hasard, suivies pour hypertension. Le médicament ne leur était pas prescrit depuis plusieurs mois, mais comme il était tout à fait possible que les deux victimes aient conservé des stocks de l’ancien médicament, ça n’a étonné personne. Mais avec Eric Keaton, ce n’est absolument pas normal.”

Van Derten réfléchissait. Ce simple en lien entre les trois décès pouvait laisser supposer que les trois victimes avaient toutes les trois été empoisonnées par une seule et même personne qui aurait pu avoir intérêt à les supprimer toutes les trois. Si c’était bien le cas, alors, il fallait croire qu’il avait un serial killer sous les bras.

- “Dites-moi Nathalie, vous êtes en train de me dire que les trois décès auraient été provoqués par ce médicament ? Votre molécule, là, elle est mortelle ?”

- “Inspecteur, vous mettez le doigt sur l’impasse. A ma connaissance, la molécule ne peut en aucun cas être mortelle. Elle n’est même pas un tout petit peu dangereuse. En fait, elle est aussi inoffensive qu’un bol de lait de soja.” lui lança-t-elle, découragée.

6.


L’homme écoutait en boucle “Born to be alive”. L’atmosphère musicale le mettait pratiquement en transe. Le voisin venait de frapper violemment sur le mince mur de la chambre d’hôtel pour lui faire comprendre qu’il était temps de baisser le volume.

“Qu’il aille se faire voir celui-là !“ se dit il intérieurement, ne comprenant pas que la musique disco puisse irriter les oreilles de ses contemporains. Penché sur sa valise, il préparait ses affaires pour de longues vacances au soleil.

Il n’était jamais allé à Ibiza. Pas vraiment un endroit pour ressortir les jeans à paillettes. Il avait pourtant hâte.

Jetant quelques shorts et chemises dans sa valise, il y ajouta ensuite une trousse de médicaments soigneusement préparée. Rien ne manquait, et il avait sa prescription. Le voyage s’annonçait grandiose.

7.


Quand Van Derten lui avait soumis les derniers développements de l’affaire, Croÿ lui avait envoyé une armada de psychologues pour travailler sur l’hypothèse d’un serial killer.
Voilà qu’il était maintenant entouré d’une équipe de pingouins en total look de velours marron. Vraiment, d’où pouvait bien venir cette fâcheuse tendance des psys à porter des couleurs dégueulasses de manière uniforme ? Ça méritait bien quelques années de psychanalyse ...

Puis, persuadé que la légiste avait levé le bon lièvre, il avait consulté son beau-frère, un ingénieur chimiste français employé par BASF. Au téléphone, le geek lui avait confirmé que de nouveaux poisons pouvaient être inventés tous les jours et que la mise en contact de molécules tout à fait inoffensives séparément pouvait parfois fabriquer de véritables bombes chimiques.

Tu sais, le cyanure ou la cigüe sont des poisons très célèbres qui existent à l’état naturel et dont la structure chimique n’est pas tellement compliquée à comprendre. Mais les poisons naturels ne constituent qu’une partie infime des substances pouvant tuer un homme” lui avait expliqué Jean avec une patience de professeur.

8.


Jean - Marie Baxton se réjouissait d’avoir épousé Joséphine. Sans elle, Dieu sait s’il aurait jamais osé passer à l’acte ! Pauvre femme, sa fin n’avait pas été jolie …

Un jour, alors qu’il enchaînait encore les concerts, Joséphine étaient venue le rejoindre à Nantes, dans sa chambre d’hôtel. Évidemment son métier de laborantine, qu’elle n’avait jamais voulu abandonner malgré le succès musical de son mari, ne lui permettait pas de suivre ses tournées, mais elle le rejoignait quand elle pouvait, surtout le week end, tachant toujours de le prévenir pour ne pas se retrouver nez à nez avec une de ses groupies. Elle était ce genre de femme qui se savent trompées et l’acceptent. Dieu qu’il l’aimait !

Ce soir-là, Joséphine était particulièrement agitée.
Son agitation n’avait rien à voir avec le train de vie de Jean - Marie. En fait, elle travaillait sur la mise sur le marché d’un nouveau médicament dont elle était censée tester les propriétés, pour le compte de l’agence sanitaire française pour laquelle elle travaillait. Par ennui et par un terrible hasard, le cahier des charges ne lui demandant pas, elle avait mis la molécule du médicament en contact avec la molécule d’un autre produit qu’elle avait testé des semaines auparavant, puis l’avait inoculé à un rat. Le rat était mort vingt-quatre heures plus tard d’une crise cardiaque.

Sur le coup, Joséphine avait cru à une coïncidence. Pourquoi pas. Ce n’est qu’en recommençant qu’elle avait constaté que le cocktail des deux molécules extraites des médicaments avait causé la mort de plusieurs rats. Elle avait tout de suite dressé les conclusions qui s’imposaient et recommandé à ses supérieurs de demander l’interdiction des deux médicaments.
Lorsqu’elle était venue voir Jean - Marie sur sa tournée, Joséphine venait d’apprendre que son dossier avait été perdu et que le médicament serait mis sur le marché très rapidement. Choquée par l’influence des lobbys pharmaceutiques, dégoutée par la corruption des institutions françaises, elle avait alors tout raconté à Jean - Marie qui lui avait alors offert une oreille attentive et compatissante, l’incitant à interpeller les médias et apprenant par la même occasion et de manière alors tout à fait innocente et désintéressée à fabriquer le plus facile et le plus invisible des poisons.

Quelques jours plus tard, Joséphine était morte. Crise cardiaque. Le disco avait bientôt suivi, les concerts s’espaçant alors que commençait la longue descente aux enfers de Jean – Marie.

9.

Troisième nuit blanche sur cette affaire. C’était son premier meurtre en dix ans de police à Willebroek et toujours pas l’ombre d’un indice. Il allait bientôt se ranger à l’avis général et se prendre pour le raté qu’on voyait en lui.

Le flic s’adressa à la meute de psychologues qui planchaient avec lui sur l’affaire. Une jolie brune, la plus jeune de l’équipe, regardait le fond de son gobelet de café soluble d’un air dépité.

Non mais je rêve ! Il vous faut une machine Nespresso pour sortir quelque chose ? Bande de cul – serrés de la capitale ! Ici, on n’a pas le luxe de Bruxelles, pas de budget pour les campagnes, soyez déjà heureux d’avoir du café ! Réfléchissez ! Vous devez bien avoir été confrontés à un cas de ce type ! », hurla-t-il en lançant un regard noir à la fille qui s’était renfrognée.

-« C'est-à-dire qu’on a jamais eu de cas de ce genre. Nos serial killers à nous, vous les connaissez, ils choisissent leur cibles pour des caractéristiques physiques, souvent parce qu’elles ressemblent à des personnages qui ont fortement bouleversé leur vie. Marc Dutroux et consorts quoi, je ne vous fais pas de dessin ! »

-« C’est vrai, rajouta son collègue en tricot beige, on n’a jamais entendu parler d’un serial killer qui s’attaque à une profession. Tueur de menuisiers ? Egorgeur de dentistes ? Ça ferait un beau titre de mauvais film en tout cas ! », plaisanta-t-il, goguenard.

Si Van Derten n’avait pas mis les pieds au cinéma depuis plusieurs années, il se dit à ce moment qu’il pourrait bien aller dépenser sept ou huit euros pour un navet où l’on massacrait des dentistes à coup de fraises et de lampes aveuglantes, ce serait jouissif !

-« Soyez sérieux deux secondes. Merde alors, imaginez-moi quelque chose ! Pourquoi, vous, auriez-vous envie de tuer un DJ en l’empoisonnant ? »

-« Parce qu’il me casse les oreilles ? », tenta le jeune flic qui ne se séparait jamais de son Iphone. « Parce que mes enfants me font chier avec sa musique alors que je trouve qu’elle n’a aucun intérêt ? »

La psy brune sauta sur l’hypothèse.

-« On peut évidemment avoir quelque chose dans ce genre. Les tordus ont parfois des mobiles dérisoires ou ridicules d’un point de vue extérieur ».

-« Oui, tenta son collègue, on peut toujours imaginer que le tueur reconnaisse dans la musique des sons qui lui rappellent un traumatisme de son enfance. Et pour se protéger, il a besoin que cette musique s’arrête. D’où son obsession contre les DJs. C’est hautement improbable, mais psychologiquement possible. »

Sauf qu’il n’y avait rien de vraiment commun dans les sons mixés par les trois DJs morts jusqu’ici. Un journaliste musical avait été consulté sur cette hypothèse. Pas de réflexe de Pavlof à l’écoute de leur musique, donc.

La brune continua.

-« Ou alors il déteste cette musique, en opposition avec une autre. Si c’est le cas, on peut imaginer que notre tueur soit un grand mélomane. Musique classique peut être, c’est ce qui diffère le plus des musiques électroniques, non ? Un grand pianiste, un chef d’orchestre peut être ? »

Van Derten sentait bien qu’on touchait quelque chose. Il lui faudrait un autre café, la nuit risquait d’être longue.

Il attrapa le pot de Nescafé sous format familial en fredonnant « I’ll give you the kinda love you never had », un air disco aux paroles légères qui passait à la radio à ce moment-là. La petite brune pouffa de rire lorsqu’il versa l’eau bouillante à côté de sa tasse en se trémoussant sur la musique. Il en avait emballé des comme elle sur ce tube … Le disco, c’est clair, c’était une autre époque !

Pui son visage se figea. Il venait de comprendre.

« Chef, vous êtes sûr que ça va ? » demanda le jeune flic, en voyant son regard se perdre dans les abysses.

-« Dites-moi, interrogea Van Derten, le mec qui chante ça, il s’appelle comment déjà ? Il ne porte pas des lunettes bleues par hasard ? »

-« I’ll give you the kinda love ? C’est Jean – Marie Baxton, une star française du disco. Lunettes bleues et veste brillante à tous ses concerts ! » répondit le seul flic black du commissariat. Des comme lui, on en voyait pas beaucoup à Willebroek et s’il y en avait un qui maîtrisait le disco, c’était bien lui.

Van Derten se frappa la tête, persuadé d’avoir reconnu Baxton dans l’équipe de production du festival. Qu’est-ce qu’une vieille star pétée de fric irait foutre comme intermittent dans un festival de ce genre ? Cela ne pouvait pas être une coïncidence !

-« Localisez le moi, on a notre tueur », ordonna l’inspecteur à l’adresse de son équipe.

La petite brune sorti de ses gonds.

-« Quoi, on avance deux ou trois hypothèses et vous choisissez le premier chanteur français qui vous passe pas la tête ? Vous ne pouvez pas le blairer ce type ou quoi ? Il va nous en falloir un peu plus pour coffrer ce mec, inspecteur ! »

-« C’est moi flic ou c’est vous ? Faites-moi confiance mistinguett, on est tombés sur un tueur pas bien malin qui s’est fait connaître bien avant qu’on ne soupçonne un meurtre derrière cette affaire ».

Quelques minutes plus tard, Van Derten était en route pour le Royal Hôtel d’Anvers, un deux étoiles dont le patron s’était vanté d’avoir hébergé Jean – Marie Baxton, la star des midinettes des années 70.

Pas malin, vraiment pas malin.

10.

Le lit était défait, quelques mégots trainaient sur les draps. Des gouttes de sang perlaient sur la moquette. Un doigt coupé, peut être …

Dans la salle de bain, un vieux rasoir en plastique et un savon à demi utilisé.

-« Vérifiez-moi la poubelle ! » hurla Van Derten aux policiers qui s’occupaient de la salle de bain alors qu’il inspectait le pas de la porte de la chambre.

Aucune trace de ce gigolo de Baxton. Envolé.

-« Il n’y a que des vieilles boîtes vides de médicaments pour la tension et un flacon de gouttes pour les yeux, chef ! »

Bingo. Il n’y avait plus qu’à envoyer tout ça au labo et à mettre la main sur cet abruti de discoman. Baxton avait dû mettre au point un poison puissant et très facile à composer à partir de médicaments qu’on pouvait obtenir sous prescription. Un poison qui tuait lentement et dont l’organisme se débarrassait petit à petit, mais pas avant que le cocktail n’ait provoqué un arrêt cardiaque fatal.

Mais ou pouvait-il bien être ? Etait-il en route pour une destination où il agrandirait son tableau de chasse ? Les autres crimes n’étaient pas aussi rapprochés, là, si le tueur projetait de frapper à nouveau, alors il accélérait carrément la cadence. Il devait avoir peur. Se sentir acculé. Ou sa mission avait-elle pris plus d’ampleur ?

Il décrocha son téléphone, c’était le moment de faire appel à un véritable expert.

-« Salut Jordan, c’est Kristof », annonça-t-il lorsque son interlocuteur décrocha.

-« Salut tonton ! Qu’est ce qui t’arrives, t’appelles jamais en dehors des anniversaires d’habitude ? », lui lança l’ado en raillant.

Et bim. Dans les dents. Aucun doute, son neveu tenait de lui-même plutôt que de son hypocrite de sœur.

-« Jordan, c’est important. Dis-moi, t’écoutes toujours de la techno ? »

-« De l’électro, Kristof, putain t’écoutes jamais rien hein, je te l’ai déjà dit, la techno c’est la merde des années 90 … »

-« Peu importe, c’est ce que je voulais dire. Si tu pouvais voyager, il y a un endroit en Belgique ou tu irais pour écouter de l’électro à ce moment de l’année ? »

-« En Belgique ? Bah, après Tomorrowland, non, surtout que je ne sais pas si t’as vu mais ça été annulé dès le premier jour de festival ! Et puis, c’est pas comme si maman m’avait laissé y aller de toute façon. Trop abusé en tout cas, il paraît qu’ils ont fermé à cause d’une histoire de meurtre. »

Van Derten s’impatientait.

-« Et ailleurs qu’en Belgique, Jordan, t’as une idée ? T’irais passer où tes vacances pour écouter le ou les meilleurs DJs ? Il y a un autre festival quelque part, une boîte qui monte des événements ? »

-« Bah à Ibiza, c’est clair, là t’as Steve Aoki, Guetta, Sinclar, Tiesto, Van Buren, ils y sont tous, c’est trop ouf ! Mais pourquoi tu me demandes ça ? Tu vas … ? »

Van Derten sautait déjà dans sa voiture en direction de l’aéroport de Charleroi. Il serait bien temps de vérifier en chemin s’il existait des liaisons vers Ibiza.

11.

Baxton jubilait sur son siège, devant la porte d’embarquement 17.

Si on lui avait prédit ce qui arriverait, il ne l’aurait pas cru.

Jamais aucun tueur en série n’avait dû aussi peu préméditer son crime. Ce qui le rendait d’autant plus parfait. A condition qu’il y ait bien meurtre, évidemment.

Il n’avait pas prévu de commencer avant d’arriver à Ibiza.

Au mois d’août y serait rassemblée une concentration effroyable de la vermine qui lui avait volé la musique et le succès ces dernières années. Il n’aurait qu’à choisir et exécuter.

Un vrai bonheur pour le tueur qu’il était devenu.

Tout à ses rêves de crimes, quand il avait aperçu Jakob Van Der Marck, le DJ allemand, seul sur une place isolée à côté de la porte d’embarquement 15, où personne n’attendait, il s’était juré de commencer par lui.

Mais quand l’homme s’était levé pour aller aux toilettes, emportant sa valise avec lui mais laissant sa bouteille d’Evian et sa veste en cuir sur place, Baxton n’avait pas hésité une seule seconde et avait sauté sur la bouteille, y adjoignant le mélange explosif qu’il gardait sur lui, dans une petite fiole. Incolore, inodore et rudement efficace.

Si le DJ revenait vers sa table avant de monter dans l’avion et reprenait sa bouteille, une gorgée d’eau suffirait à le tuer en vingt – quatre heures. Sinon, et bien, il n’aurait fait que gaspiller un peu de médicaments.

Avec un peu de chance le DJ serait mort avant d’honorer son premier contrat.

Mais Baxton n’eut jamais l’occasion de le vérifier.

Quelques minutes après avoir regagné sa place, une dizaine d’officiers s’avançaient vers lui. Ils étaient armés jusqu’aux dents, ça ressemblait tellement à un vieux film d’espionnage que s’en était risible. Le plus vieux, un barbu crado en veste de cuir grise, s’approcha de lui, menottes au poing, lui récita ses droits avec un accent belge qui le fit sourire.

Les hauts parleurs de l’aéroport diffusaient « I’ll give you the kinda love you never had » alors que les autres passagers embarquaient pour Ibiza.

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