Mortelle Mélody.

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Un bruit assourdissant, une sorte de boum, et puis ce gamin qui s’arrête brutalement. Ses yeux qui clignent, cet impact rouge sur le front, comme ahuri, il tend une main vers sa mère et dix millions de téléspectateurs virent cet enfant, ce bébé de trois ans, s’effondrer sur scène, la bouche ouverte sur ce dernier mot : « maman ».

Trois semaines que je suivais Melody Delavoix dans ses moindres déplacements et rien n’y faisait, je ne la supportais pas. A trente-cinq ans, elle minaudait comme une fillette de douze ans, se prenant pour l’égale des grandes chanteuses de ce monde. Elle dégageait cependant un incontestable charisme lorsqu’elle chantait et se mettait au piano. Lorsque le rédacteur en chef m’avait annoncé que j'étais chargé de la rédaction de la biographie de Mélody Delavoix, j’étais loin d’être ravi. La chute vertigineuse des ventes de ses disques la poussait à nouveau sur scène, elle qui aimait se faire rare. En effet, ces quatre dernières années, Mélody ne semblait plus susciter la passion des médias et des français. Certains malveillants chuchotaient déjà qu’elle était finie. Quant à moi, je me demandais surtout ce que j’allais bien pouvoir écrire sur elle. La chanteuse avait étalé sous mes yeux blasés, sa superbe demeure du XVIIème siècle entretenue avec soin par un couple de gardiens aux allures fatiguées. Elle m’avait présenté avec force démonstrations de joie son chien, grand vainqueur de multiples prix canins, affichés fièrement dans le hall d’entrée. Je fis enfin la connaissance de Mapila, sa fille de six ans et Ratino, son fils de trois ans. Mélody n’avait jamais dévoilé l’identité du père des enfants et chacun spécula sur telle ou telle star du show biz. Le mari temporaire du moment, Jack Danielss, éphèbe de 25 ans, s’essayait apparemment sans grand succès à la guitare.

Présentée par Mélody, sa vie ressemblait à un conte de fée : adoptée à l’âge de 8 ans par le fameux duo Delavoix, dans un orphelinat belge, elle essuyait une larme lorsqu’elle racontait sa première rencontre avec ses parents, venus adopter un enfant et qui en l’attendant, avaient entendu une voix magique briser le silence du salon. Surpris, ils se rendirent compte qu’une fillette, ravissante comme un coeur, se tenait derrière la fenêtre ouverte donnant sur le jardin. Ce fut une sorte de coup de foudre artistique : la chanson chantée par Mélody était une composition personnelle et son interprétation révélait un talent prometteur. Finalement, les Delavoix étaient repartis avec la jeune fille. Malheureusement, sans raison apparente, elle n'avait plus chanté jusqu'au jour de ses retrouvailles avec sa camarade d'orphelinat, Natacha, que ses parents engagèrent comme fille de compagnie. A 19 ans, sa carrière démarrait en trombe avec « La trahison. », chanson sombre que la voix de Mélody rendait envoutante. Mariée trois fois, mère deux fois, primée sept fois, elle semblait ne plus rien attendre dans la vie si ce n’est de se maintenir à la première place. Et c’est bien ce qui la rendait malade en ce moment. 

Son retour sur scène se fait ce soir. Une tournée dans toute la France doit suivre, je perçois un stress monumental dans l’équipe et surtout sur le visage de Mélody. Habituellement cassante avec tout le monde, elle ne pipait mot, se tordait les mains devenues blanches sous la pression.  Son concert passerait en direct à la tv dans le cadre de la grande campagne de dons pour les orphelins. 10 millions de téléspectateurs prévus !  Une occasion en or pour un retour fracassant sur le devant de la scène et avec un nouvel album ! Tout avait été vérifié plusieurs fois mais l'angoisse de la boulette, d'un problème technique assombrissait l'humeur de chacun. Vu l' humeur massacrante de Mélody, je me cachai prudemment dans un coin des coulisses. A ce moment, je reconnus assis sur un banc jaune fluo les enfants de Mélody ainsi que Natacha.

Cette dernière, femme d’un âge indéterminé et indéterminable, contrastait violemment avec la chanteuse. Aussi brune que Mélody était blonde, Natacha s’imposait par sa circonférence qui impressionnait, immédiatement, ses interlocuteurs. Sans cette caractéristique, la préceptrice aurait pu aussi bien incarner un fantôme tant elle manquait de présence et semblait même parfois s’enfoncer dans le mur. Sur presque toutes les photos publiques de la star, cette étrange mastodonte l’accompagnait. Les enfants, de vraies pestes à ce que j’ai pu en juger, lui menaient la vie dure mais elle restait d’un calme olympien, un sourire hésitant sur les lèvres. Mélody la gardait, plus par charité, et surtout parce que toutes les deux étaient passées dans le même orphelinat. Depuis plus de 15 ans, Natacha, d’abord demoiselle de compagnie puis préceptrice à l’arrivée des enfants, acceptait par reconnaissance et peut être parce qu’elle n’avait pas le choix, les rebuffades et les méchancetés de Mélody.

Ratino, échappant à la main de Natacha, se précipita vers sa mère qui eut un geste d’humeur et le repoussa brutalement. « N’abime pas ma robe ! Natacha, Natacha mais je te paye pour quoi ? Hein ? Garder mes enfants. C’est pourtant pas compliqué. Même toi, tu devrais y arriver. » La préceptrice ne répondit pas, elle tira le petit par la main et le supplia de la suivre mais rien n’y fit. Au contraire, la situation empira : Ratino se mit à hurler et pleurer en même temps. Une grosse main vint se poser sur l’épaule du gamin « Ratino, ne pleure plus ! Maman va t’emmener sur scène et tu pourras être une star toi aussi. » A ces mots, les larmes de l’enfant se tarirent brutalement et ce dernier se tourna vers sa mère « C’est vrai ? Dis c’est vrai ! » Mélody s’en prit alors au  nouveau venu « T’es content ? Je fais quoi maintenant ? ». Jean Bidat, l’agent de Mélody, un type dégoulinant de servilité et fourbe au possible, lui répondit «  Prends le avec toi ! Pour ton retour sur scène, rien de plus émouvant qu’un petit bout de chou venant soutenir sa maman et saluer son public. Tes fans auront encore plus envie de mettre la main à la poche pour tes dvd ou concerts» Tout en l’écoutant, Mélody réfléchissait furieusement à ce que son fils pourrait lui apporter comme popularité supplémentaire et comment elle pouvait exploiter ce filon. « Jean,  t’es au top ! Je vais faire comme tu dis » Cette résolution avait apaisé la chanteuse qui reprit dans ses bras Ratino, attentif quant à l’issue de ce dialogue, et lui murmura «  Tu vas monter sur scène avec maman mais il faut me promettre que tu feras exactement ce que je dirais. ».

Le calme retrouvé dans les coulisses, Mélody entra sur scène sous un tonnerre d’applaudissements et s’avança jusqu’au micro. Elle tira une révérence au public présent au zénith et suivant le programme proposé par son agent, entonna son petit discours : « Aujourd’hui, je chante d’abord pour tous ces enfants seuls, sans parents, sans famille, sans foyer qui espèrent qu’un jour, ils pourront faire partie d’une famille. Orpheline moi-même, j’ai eu la chance d’être adoptée par les Delavoix qui furent des parents merveilleux. Un terrible accident priva mes enfants de la joie de connaitre leurs grands parents et... » A ce moment, comme convenu, la mélodie de la chanson de Brassens « L’orphelin » interrompit le discours de Mélody et Ratino s’élança sur scène pour rejoindre sa mère.

Admiratif du cynisme de Jean et de sa chanteuse, je me demandais avec curiosité comment allait finir cette mise en scène mélodramatique. Lorsque soudain, j'entendis un bruit assourdissant, une sorte de boum, et puis ce gamin qui s’arrête brutalement. Ses yeux qui clignent, cet impact rouge sur le front, comme ahuri, il tend une main vers sa mère et dix millions de téléspectateurs virent cet enfant, ce bébé de trois ans, s’effondrer sur scène, la bouche ouverte sur ce dernier mot « maman ». Un silence terrible s'abattit dans la salle de concert brisé par les hurlements entremêlés de Mélody et du public. 

Encore choqué, j’étais toujours dans les coulisses lorsque les flics débarquèrent. Mélody, dans les bras de son mari, restait en état de choc. La petite Mapila, les yeux fixes, se cramponnait à Natacha qui lui caressait doucement la tête. Un des policiers se présenta comme l’inspecteur Meunier. Il m’apparut de suite sympathique : ses yeux noirs brillaient d’intelligence et son sourire laissait transparaitre une humanité rassurante à voir chez un représentant de l’ordre. Tentant de questionner la chanteuse, il se résigna à la laisser entre les mains de son médecin personnel venu à la rescousse. Jack Danielss, comme à son habitude, ne put que bafouiller des réponses incohérentes aux questions de l’inspecteur. Il n’avait rien vu, rien entendu, rien compris...  un malade, c’est ça, un malade … tuer un enfant, faut être fou. Laissant là l’éphèbe prostré, Meunier se tourna vers la préceptrice qui expliqua qu’elle n’avait rien vu puisqu’elle était aux toilettes à ce moment là. Quant à Jean, son visage exprimait des idées peu reluisantes qui devaient tourner autour des différentes manières d’utiliser la mort de cet enfant pour redorer le blason écornée de sa poule aux œufs d’or. Il ne perdait pas le nord même dans ces circonstances macabres. Écœuré, je m’apprêtais à m’en aller lorsque l’inspecteur m’interpella « Et qui êtes vous ? » «  Monsieur Bernard Porte, journaliste mondain» A ces mots, le visage de Meunier se ferma pour m’offrir un masque impassible. Je m’attendais à cette réaction : les flics n’apprécient pas les journalistes fourrant leur nez dans leurs enquêtes. « Je vous remercie, Monsieur Porte de nous laisser et de quitter les lieux sans attendre. « Bien sûr, Monsieur l’inspecteur. Je m’en allais justement. » A ce moment, une voix que j’eus du mal à reconnaitre intervint sèchement : «  Non, je veux qu’il reste avec nous et qu’il témoigne de la mort de mon enfant.» Surpris, je saisis cette opportunité sans coup férir  et me rencogna dans un coin voulant me faire oublier de Meunier. Ce dernier se tourna alors vers Mélody, sortie de sa catatonie, qui poursuivait « Je veux qu’on arrête ce monstre qui a tué Ratino, mon bébé… » Elle s’arrêta, prise de sanglots convulsifs « Je n’aurais jamais du le faire monter sur scène... Tout ça, c’est de ta faute. Tu l’as tué, Jean » Tout en hurlant ces derniers mots, la chanteuse se jeta toutes griffes dehors sur l’agent, qui n’eut pas le temps de reculer et reçut de plein fouet les coups de griffes de Mélody, qui zébrèrent allégrement le visage doré aux UV de l’agent. L’inspecteur intervint pour rétablir le calme et proposa à Mélody de remettre au lendemain son entretien avec elle.

Des policiers raccompagneraient la famille Delavoix jusque chez elle et resteraient sur place pour une protection rapprochée. Ce meurtre était probablement du à un fan malade ou un psychopathe voulant se faire une renommée grâce à ce crime horrible. Dans ma voiture qui me ramenait dans ma petite banlieue, le visage de Ratino avec son regard figé pour l’éternité revenait sans cesse devant mes yeux.

Cinq jours après le meurtre, l’enquête n’avançait pas, la tournée de Mélody était en suspens. Les médias s’en donnaient à cœur joie, épinglant la police et son incapacité. Une vague de colère submergea la France mais aussi le reste du monde. La notoriété de Mélody ajoutait à ce drame un aspect indubitablement tragique. Moi-même, j’avais du mal à me remettre de cette mort à laquelle j’avais assisté en direct. Incarnant une douleur maternelle télégénique, la chanteuse avait passé un appel à témoin lors du 20h sur TF1. Quant à moi, Mélody, je ne sais pour quelle raison, ne voulait plus que je la quitte et me demandait à chaque instant de noter ce que je voyais. Pensait-elle déjà à sa future biographie et voulait elle que moi, son nègre en quelque sorte, m’attarde sur ce drame ? Etait-elle à ce point opportuniste ? Son chagrin de mère perdait de sa sincérité sous les spots tv. Perplexe, je m’interrogeais toujours sur la personnalité de la chanteuse tout en me promenant dans le parc attenant à la demeure des Delavoix lorsqu’un hurlement d’horreur me figea sur place. Je vis au loin le couple de gardiens venant de directions différentes se précipiter vers la terrasse. Je m’empressai de les suivre de loin et essoufflé, je parvins devant une scène qui me laissa sans voix. Mélody, tenait dans ses bras son chien de race dont la gorge offrait à la vue une plaie béante, qu’un flot de sang avait noirci. La chanteuse exprimait un chagrin inhumain à travers des hurlements ininterrompus que je fis cesser brutalement par une gifle retentissante. Sous le choc, la chanteuse s’arrêta et se mit à pleurer silencieusement. Je n’en revenais pas : son fils n’avait pas eu droit à une telle peine. Son chien représentait beaucoup plus à ses yeux que son propre enfant. Je reculais de dégout devant cette femme, effondrée sur le sol, tenant dans ses bras un chien mort, le berçant comme un bébé. Son maquillage dégoulinant sur son visage laissait des traces noirâtres rendant la scène encore plus écœurante. Saisissant mon regard posé sur elle, Mélody comprit en un instant mon dégout et se releva furieuse pour me jeter au visage, sur un ton aussi froid que de la glace, « Vous me jugez de votre hauteur mais ce chien, Bill, ressemblait au chien que j’avais petite fille avant que deux psychopathes, défoncés, violent ma mère et ma tante et ne tuent ensuite mon père, mon oncle, mes deux cousins. Ce chien, je l’aimais, il était une part de la petite fille que j’ai été, une part de mes parents, ce qui restait de ma famille. Maintenant, je n’ai plus rien. Alors, gardez vos jugements pour vous et foutez moi le camp ! » Je ne savais plus quoi dire et muet, laissait Mélody et le couple de gardiens sur la terrasse se recueillir autour de la dépouille de Bill.

Lorsque je voulus rejoindre ma voiture garée dans l’allée principale, je me heurtais à Natacha, haletante, qui me demanda d’une voix affolée si j’avais vu Mapila. Pris d’un sombre pressentiment, je lui demandai de s’expliquer « Mapila et moi jouions à cache cache après le déjeuner et c’était à mon tour de me cacher. Au bout d’un moment, ne la voyant pas venir, je sortis de la remise à outils et me mis à sa recherche, en vain. » Une note hystérique dans sa voix me fit craindre une crise de nerfs imminente mais elle se reprit et s’élança vers le parc. Je la suivis sans tarder, l’informai de la mort de Bill et lui fis part de mon inquiétude de cette série d’événements qui ne présageaient rien de bon pour la petite fille. Natacha, quant à elle, semblait ne pas m’écouter, s’égosillant à s’en rompre la voix. J’en profitais pour appeler la police qui devait être immédiatement informée de la tournure prise par les événements ici. La préceptrice courait dans tous les sens, les cheveux défaits, hurlant le nom de Mapila à tous vents. Je fis de même, mais étrangement, je sus avec conviction que la fillette ne répondrait jamais à nos appels. Le cœur serré, je me demandais qui en voulait à Mélody ? Quel était le malade qui s’amusait à décimer sa famille, les êtres auxquels elle tenait ?

Lorsque je la vis accourir, sa robe pleine de taches brunâtres, j’eus peur de la voir définitivement s’effondrer à la nouvelle de la disparition de sa fille. Ce fut le cas, mais pas de la façon que je m’imaginais. La chanteuse s’en prit à Natacha « Tu es une incapable ! je suis trop bonne de te garder. Vas dans ta chambre ! Mapila nous rejoindra quand elle aura fini de jouer avec Bill. » Natacha et moi nous nous regardâmes à ces mots, aussi stupéfaits l’un que l’autre. « Mais, madame...» tenta timidement la préceptrice « Non, pas un mot. Va préparer un gouter pour mes chéris. Et n’oublie pas que Ratino n’aime pas les tartes aux pommes. » Mélody, sans prendre garde à nos réactions, s’en alla calmement en chantonnant  « Je suis malade » d’une voix criarde, méconnaissable sous le coup du traumatisme. Lorsque Natacha se mit à rire comme une démente, je me crus tombé dans un asile de fous. A la limite de l’hystérie moi-même, je me pinçais pour garder ma lucidité. Natacha recouvrit également la sienne en s'excusant : « Je ne sais plus où j’en suis, Ratino est mort, Mapila a disparu, Madame est devenue folle, qu’est ce que je vais devenir si je suis renvoyée. Je n’ai personne. » .

Lorsque les policiers arrivèrent, ils trouvèrent Mélody allongée sur un transat dans le parc, en train de bronzer en compagnie, selon ses dires, de ses enfants et de Bill, son chien. Les médias déjà alertés campaient devant la grille d’entrée. L’arrivée de l’inspecteur Meunier mit un terme au chaos ambiant : il ordonna à ses hommes de fouiller la propriété et de rassembler toutes les personnes présentes sur place dans la plus grande pièce de la demeure. Au bout de trois heures, l’inspecteur daigna se montrer et nous informer de la suite des événements. A sa démarche lourde, nous sûmes tous, avant même que Meunier n’ouvre la bouche que Mapila n’était plus de ce monde. Mélody ne broncha pas lorsque le policier lui annonça la découverte du corps de sa fille, retrouvée noyée dans la rivière du domaine. Elle se mit à sourire bêtement et se tourna vers Natacha, cherchant étrangement du réconfort auprès de ce personnage falot. La préceptrice s’élança auprès de la mère malheureuse et la serra dans ses bras, se mettant, dans l’émotion du moment, à la tutoyer. «  Ne t’inquiète pas ! Tu n’es pas seule, je suis là. Tu es la grande Mélody, la seule, l’unique, n’est ce pas ? » Je sursautai à ces derniers mots prononcés presque avec une joie mauvaise. Se réjouissait-elle du malheur qui frappait cette femme qui la maltraitait et l’humiliait sans cesse ? J’observais alors attentivement Natacha et remarquais qu’elle se tenait différemment, les épaules relevées et le regard plus ferme.

Des cris à l’entrée détournèrent mon attention : je reconnus la voix sinueuse de l’agent de Mélody. Jean fit son entrée fracassante dans le salon en lançant des imprécations contre l’incurie des policiers. « J’ai besoin de parler à Mélody, tout de suite. C’est urgent. » Meunier fit signe au planton de laisser passer le sinistre individu qui se précipita auprès de Mélody sans prendre garde à son état. Natacha, après avoir versé un verre d’eau à la chanteuse, s’écarta discrètement. « C’est la catastrophe ! Non, on est dans la merde, la merde totale ! Une vidéo de nous passe en boucle sur le net et maintenant à la tv sur toutes les chaines. La foule nous accuse d’avoir tué le petit et veut nous lyncher. » Ne prêtant toujours pas attention au silence pesant du salon, Jean se saisit de la télécommande de l’écran géant et l'alluma. Sous nos yeux atterrés, repassait la dernière scène qui avait eu lieu dans les coulisses, avant la mort de Ratino : « Prends le avec toi ! Pour ton retour sur scène, rien de plus émouvant qu’un petit bout de chou venant soutenir sa maman et saluer son public. Tes fans auront encore plus envie de mettre la main à la poche pour tes dvd ou concerts» sonnait aux oreilles de tous comme une obscénité révoltante. Moi-même du métier, je ne pus que m’indigner lorsque le montage de la vidéo fit apparaître les images de la mort du petit accompagnées d’un seul commentaire en voix off, la réponse de Mélody à son agent « Jean,  t’es au top !  Je vais faire comme tu dis. »... C’était un vrai lynchage médiatique. L’agent poursuivait son monologue uniquement préoccupé des pertes financières qu’il allait encaisser du fait de cette publicité détestable. La chanteuse regardait les images en marmonnant entre ses dents, puis elle sortit un instant de sa torpeur pour dire platement «  Ma fille est morte, Jean. Elle est morte. Mon fils est mort. Bill est mort. » Le personnage se révéla encore plus laid que je ne le pensais puisque sa seule réponse fut «  Et alors ? On meurt tous un jour. Il faut te ressaisir, show must go on ! ». Il ne put finir sa phrase car il fut saisi à la gorge par l’inspecteur qui, sans un mot, le jeta hors du salon. Je fus étonné de le voir se diriger vers moi et m’interroger durement « Est-ce vous qui avez transmis cet enregistrement aux médias ? » Outré, je répondis. « Non, en aucun cas. J’ai une autre conception de mon métier de journaliste comme vous du vôtre, inspecteur. » « Très bien. Je vous crois. Dans ce cas, une seule conclusion s’impose : un membre de l’entourage de Mélody s’en prend à elle. Ce n’est pas l’œuvre d’un étranger qui aurait choisi cette chanteuse par hasard. » Meunier s’exprimait devant Mélody comme si elle n’existait pas et c’était en quelque sorte le cas.

Dans ma tête tournoyait la même question : qui ? Depuis le début de cette histoire, les événements s’enchainaient trop rapidement avec une précision diabolique, mettant K.O à chaque fois Mélody en s’attaquant à ses enfants, son chien, sa popularité. Une volonté implacable semblait poursuivre avec minutie sa destruction. Et cette personne ne pouvait être qu’un proche de la chanteuse, avoir accès à la maison, être présent dans les coulisses, peut être inciter Ratino à aller sur scène avec sa mère, attirer Mapila vers une mort effrayante. L’inspecteur, arrivé aux mêmes conclusions, tenta d’interroger plus avant la mère effondrée mais elle répondait par monosyllabes. Natacha prit spontanément le relais, prenant à chaque minute une assurance que lui donnait son rôle de protectrice envers sa maitresse. « Non, personne ne pouvait détester Mélody. Il est vrai qu’elle pouvait être nerveuse et méchante mais elle avait un excellent cœur. La preuve, elle m’a gardée malgré mon incompétence notoire. N’est ce pas Mélody ? » Cette dernière acquiesçait docilement à tout ce que disait sa préceptrice. Je m’inquiétais de la voir si prostrée, les yeux trop brillants. J’eus une révélation : la chanteuse s’était défoncée aux médocs afin de tenir le coup. Meunier reprit « Afin de reconstituer l’emploi du temps de chacun je vous prie de répondre tous à cette question : ou étiez vous et que faisiez vous cet après midi ? ». Natacha répondit pour Mélody qu’elle était seule dans son studio d’enregistrement personnel, à composer les morceaux de son nouvel album jazzy.

Je me rappelais maintenant : la star de la chanson française composait sa musique, écrivait ses paroles, répétait seule et enregistrait elle-même ses morceaux qu’elle diffusait et vendait sur le net. Seule Natacha, au service de l’artiste, était habilitée à pénétrer dans son antre lorsque Mélody s’y cloitrait. Cette manière de travailler, indépendamment des grandes maisons de disques, avait participé au succès de la jeune chanteuse, adepte des nouvelles technologies.

Epuisé mentalement, je fermais les yeux  afin de réfléchir plus calmement aux raisons possibles de cet acharnement mortel contre la star. Je les rouvris brusquement lorsque j’entendis la voix de Mélody sans plus aucune trace de torpeur. Je tournai mon regard  vers elle et quelle ne fut ma surprise de la voir toujours aussi inerte et surtout silencieuse. Ce n’était pas la chanteuse qui s’exprimait mais Natacha qui racontait la disparition de Mapila à l’inspecteur. Un peu démonté, je me rendais compte que j’étais plus épuisé que je ne le pensais. M’adossant au dossier de mon fauteuil, je refermai les yeux et là une évidence me sauta aux oreilles : je ne m’étais pas trompé, c’était bien la voix de Mélody, en tout cas, celle que j’avais entendue sur ses CD. Je n’y comprenais plus rien.

Je me mis à fixer Natacha et constatais qu’elle ne ressemblait plus à une souris apeurée. Elle s’exprimait avec fermeté, tapotant avec compassion la main de la chanteuse tout en décrivant à Meunier ses hypothèses quant à la raison de cet acharnement. « La jalousie ! Je ne vois que cela. Je ne crois pas que quiconque dans notre entourage ait pu tuer ces pauvres enfants si adorables et surtout Bill, l’être qui comptait le plus aux yeux de Mélody. » Je me sentais de plus en plus mal à l’aise. Quelque chose clochait. « N’est ce pas ma chérie ! Tu es tellement exceptionnelle, tu chantes si bien, tu composes et écris si merveilleusement bien. Quelqu’un a du en prendre ombrage. C’est sûrement cela ? » L’inspecteur n’intervenait pas et observait, lui aussi, la préceptrice d’un œil nouveau.  « Montre leur à quel point tu es une artiste accomplie ! Chante leur un morceau en direct ! Ils comprendront enfin pour quelle raison quelqu’un peut t’en vouloir. Bois d’abord un peu d’eau pour rafraichir ta belle gorge ! » Je ne comprenais plus rien mais une angoisse sourde coupait ma respiration. Natacha ne s’arrêtait plus, prise par une frénésie qui l’emportait. Son visage se plissait sous une excitation malsaine, « Vas y chante ! Chante comme tu as su si bien le faire à l’orphelinat, il y a vingt-sept ans. » Mélody ne semblait même pas entendre, réfugiée ailleurs.

« Comme ce fut facile de pousser Ratino, cette petite peste, à t'accompagner sur scène ! Mes cours de tirs ne furent pas inutiles. Ta fille, il a suffit de lui tenir la tête suffisament longtemps sous l'eau. Malgré son âge, elle a bien résisté. » Horrifié, j'avais du mal à réaliser que cette Natacha, si insignifiante, avait tué de sang froid ces enfants qu'elle berçait depuis leur naissance. Mélody ne réagissait toujours pas. Une telle haine grondait dans la voix de la préceptrice que j'en avais des frissons. «Toi, mon amie, je t’écrivais des chansons, des musiques, je chantais pour toi et t’apprenais à chanter à ton tour. Tu m’as volé mes parents, mon avenir, ma carrière. Tu m’as enfermée dans notre chambre pour empêcher les Delavoix de me rencontrer. Tu as osé chanté une de mes chansons en imitant ma voix. Tu as toujours eu le don de l’imitation au point d’usurper la vie des autres. J’ai du rester dans l’orphelinat à subir la pauvreté et les coups des bonnes sœurs pendant que toi, tu avais la belle vie. Tu es revenue et tu m'as proposé cyniquement d’être ton nègre musical. Vivre toujours dans ton ombre, voilà l'avenir que tu m'offrais. La rage au cœur, j’ai accepté dans un seul but : te détruire. Et j’ai été patiente, très patiente. »

Elle vociférait maintenant, je ne comprenais pas pourquoi l’inspecteur n’intervenait pas. « Tu as tout perdu ! Tout perdu ! Tu n’as plus rien, plus d’enfants, plus d’argent et plus de carrière puisque sans moi, tu n’es rien. J’ai repris ce que tu me devais à l’exception d’une chose … » Mélody vacilla mais Natacha la rattrapa d’une main. « Non, non faut rester avec moi jusque la fin, chère amie ! Le duo infernal !  » Meunier ordonna enfin à ses hommes d’emmener la préceptrice qui, avant que quiconque ne réagisse, se mit à chanter la chanson phare de Mélody « La trahison », se mit à convulser brutalement et s’effondra sur le sol. L’inspecteur se précipita auprès de Natacha constatant qu’il n’y avait plus rien à faire et qu'elle avait préféré en finir en s'empoisonnant au cyanure. M’approchant quant à moi de Mélody, je fus surpris par l’étrange fixité de son regard. Je me rendis compte que ses lèvres, bleuies sous le poison, ne pourraient jamais répondre à mes questions.

Les deux orphelines avaient partagé finalement le même destin : mourir ensemble. En écrivant les premières lignes de leur biographie, je repensais aux dernières paroles de Trahison chantées par la voix tragique de Natacha/Melody :

« L’une dans l’ombre, l’autre dans la lumière ! L’une doit mourir pour que l’autre vive. Mais je préfère encore que nous mourions ensemble.» 

  • Merci Tom mais tu m as mal comprise. Quand je parlais de tenter l aventure, je parlais de la publication en chapitres avec les Jeux de l'arène. Quant à la concordance des temps, il faut que je vérifie car j ai tendance à trop en jouer. Que penses tu de mes autres textes ?

    · Il y a presque 11 ans ·
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    feryel--2

  • Je suis très flatté que ma modeste nouvelle t'ait donné l'envie de "tenter l'aventure", je te souhaite tout le succès possible ! ton style est intéressant, il s'en dégage une certaine urgence qui donne envie de connaître la suite, c'est bien... (si je peux me permettre il y a peut-être un souci de concordance de temps au début, tu passes du présent au passé simple avec "virent", mais je peux me tromper...) j'essaie de donner une suite à Tyler de mon côté, même si le temps m'est compté en ce moment. Bon courage et merci encore Tom

    · Il y a presque 11 ans ·
    Yinyang

    gordie-lachance

  • Merci Alain pour ce commentaire encourageant qui ne peut que me faire plaisir. Et aussi d'avoir voté ! ;-)

    · Il y a environ 11 ans ·
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    feryel--2

  • Ton texte commence vraiment avec un BANG! Excellent suspense, original et contemporain. J'ai voté, bonne chance!

    · Il y a environ 11 ans ·
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    Alain Le Clerc

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