Plus bleu que l'enfer
gordie-lachance
Tyler Milton trempa la tête du rasoir jetable dans le lavabo et le secoua pour faire partir le savon, qui se dilua dans l’eau tiède. Il appliqua la lame sur sa peau et la remonta soigneusement le long de son cou, créant une tranchée bien nette dans la mousse crémeuse ; une tranchée noire dans le blanc immaculé. Il trempa de nouveau le rasoir et continua jusqu’à ce qu’il ne reste plus de mousse que sur le haut de ses pommettes.
Il s’essuya avec la serviette et regarda longuement son reflet dans le miroir fêlé et piqueté de rouille. Il avait un visage anguleux mais non dénué de charme : des yeux empreints d’une douceur singulière, des lèvres sensuelles et bien ourlées. Quant à son corps, il n’était pas en reste. A bientôt trente ans, il n’avait pas un poil de graisse -les privations avaient au moins cela de bon. Il écarta légèrement les bras et contracta ses muscles noueux, qui saillirent sous son maillot de corps. Satisfait de ce qu’il voyait, il prit un peu d’eau dans le creux de sa main et lissa ses cheveux vers l’arrière, à la manière de ces artistes européens qu’on pouvait admirer dans les magasines de mode.
Bab’s dormait toujours, un bras replié sous sa tête. Le regard de Tyler s’attarda sur sa jambe nue à la peau laiteuse dépassant de sous le drap et il sentit lui venir une érection. Quelques semaines plus tôt, il se serait allongé à côté d’elle et aurait glissé une main sous le drap, la caressant avec assurance jusqu’à ce qu’elle se réveille et qu’ils fassent l’amour. Mais cette période faste était terminée. Leurs relations avaient viré à l’aigre. Les récriminations incessantes de Bab’s lui avaient peu à peu fait perdre son assurance.
Quant à elle, elle ne le voyait plus vraiment. Elle voyait le meublé minable dans lequel ils vivaient depuis un an, elle voyait le papier peint crasseux et les trous dans les murs, elle voyait les créances qui tombaient dans la boîte aux lettres avec une régularité implacable… mais elle ne le voyait plus, lui. Pire, elle le provoquait et le rabaissait sans cesse. Il devait ravaler sa fierté et serrer les dents pour ne pas la cogner en retour. Certains soirs, quand ses sarcasmes devenaient impossibles à supporter, il prenait sa guitare et entrait dans n’importe quel bar où il crachait son blues en échange de quelques verres… cela s’était encore produit la veille au soir. Il était allé au Pat O’Brien’s et avait joué pour des touristes hollandais braillards qui lui avaient payé une dizaine de Tijuana Bulldogs.
Il était revenu au meublé à deux heures du matin passées, titubant contre les murs, et s’était couché en renversant la table de nuit. Bab’s avait saisi de ce nouveau prétexte pour l’accabler de reproches. Mais Tyler n’avait pas répondu, se contentant de sourire et de se laisser happer par le sommeil.
Il était revenu à lui d’un coup, quand la lumière crue du soleil lui avait allumé du feu sous ses paupières. Il avait regardé Bab’s dormir pendant de longues minutes, se demandant quels rêves elle pouvait faire –si elle rêvait de lui, ce n’était sûrement pas très flatteur-, puis il s’était résigné à se lever.
Il était maintenant bien réveillé, et la faim lui creusait l’estomac. Il se dirigea vers la fenêtre et écarta le rideau pour voir ce qui se passait au-dehors. Les voitures avançaient pare-chocs contre pare-chocs. Un camion de livraison grimpa sur le trottoir en vomissant une fumée grise, bloquant la moitié de la rue. Il y eut des coups de klaxon furieux. Un gros type avec un tablier descendit du camion et montra son poing à un automobiliste mécontent, qui blêmit et remonta précipitamment sa vitre. La loi du plus fort était de rigueur, ici comme ailleurs, et le monde n’était pas près de changer.
− J’espère que tu as ramené du fric, au moins ?
Tyler sentit une boule de glace lui descendre dans l’estomac. Ça commençait de plus en plus tôt.
− Bonjour, petit oiseau, t’as bien dormi ?
− Essaie pas de m’embobiner. T’as ramené du fric ?
− Il y a trois dollars sur la table de nuit… répondit Tyler d’une voix atone.
− Menteur, y’a rien…
− Non, c’est vrai, ils doivent être plutôt dans ma chemise.
− De toute manière, tu veux que je fasse quoi avec trois dollars ? Tu crois que je te demande l’aumône, hein ?
Il jeta un coup d’œil dans sa direction. Elle s’était assise avec ses jambes repliées sous elle, le drap remonté jusqu’au menton. Avant, elle pouvait restée allongée entièrement nue sur le lit pendant des heures.
− T’inquiètes, ça va pas durer. Je suis sur un plan qui va me ramener des montagnes de blé…
Elle éclata d’un rire aigre qui lui fit grincer les dents.
− T’espères toujours jouer avec les Snarling Dogs, c’est ça ton plan ?
Tyler renifla bruyamment, accusant le coup.
− Fous-moi la paix, tu veux. Tu sais pas de quoi tu parles.
− J’en étais sûre ! C’est écrit sur ta tronche que c’est ça… Quel idiot tu fais ! Jamais ils t’engageront.
Tyler releva le menton d’un air de défi.
− T’oublies que j’ai déjà joué avec eux.
− Une seule fois, et c’était uniquement parce que leur guitariste avait une chiasse du diable.
− T’es jalouse parce que toutes les nanas me reluquaient. Les gars du groupe m’ont fait plein de compliments après le concert. Même que Lance a dit que j’avais un toucher de guitare du tonnerre…
− J’ai jamais dit que t’étais un mauvais musicien, t’es même plutôt doué. Le problème c’est que tu manques de couilles, et ça se sent à des kilomètres. T’es un loser, c’est inscrit dans tes gènes.
Tyler serra les poings à s’en faire blanchir les phalanges. C’était pareil que pour la musique. Il sentait qu’il avait beaucoup à dire, sans doute plus que la plupart des gens, mais ça restait bloqué quelque part au fond de lui.
− Alors arrête de me rabaisser, sinon…
− Sinon quoi ? Tu vas me coller une fessée ?
Tyler se vit dans un éclair en train de faire ce qu’elle disait et son érection revint, aussitôt tranchée net par une vague de culpabilité qu’il fit de son mieux pour repousser.
− Laisse ça, Bab’s, je t’en prie. On va pas recommencer…
− J’arrêterai quand je voudrai. Mon père avait raison, j’aurais jamais dû me mettre à la colle avec un nègre. Tous des propres à rien.
− Je croyais que tu pouvais pas le saquer, ton père, répondit Tyler sans conviction.
− Lui au moins, il a toujours nourri sa famille.
Il y eut un long coup de klaxon au-dehors et Tyler sentit ses cheveux se dresser dans sa nuque. L’air semblait devenir de plus en plus épais autour d’eux. Il se dirigea vers le fauteuil d’un pas lourd et se laissa tomber dessus en attrapant sa guitare au passage.
− C’est ça, reprit Bab’s d’une voix traînante. Allez, joue donc, tu sais rien faire d’autre.
Ils restèrent silencieux un bon moment. Tyler égrenait ses gammes en regardant le plafond. Les voisins du dessous s’engueulaient eux aussi, et il pensa un moment que ça pourrait aider Bab’s à comprendre combien eux-mêmes étaient ridicules de se déchirer ainsi. Mais ça aurait été trop facile. Il remonta le manche de la guitare un peu plus vite et s’arrêta sur la note bleue à la manière de Muddy Waters, tordant impitoyablement la corde de ses doigts durs et nerveux.
Sa guitare était un vieux modèle de Parlor acoustique dont il avait recollé l’arrière de la caisse. Elle produisait une vibration bizarre quand il descendait dans les basses et le manche était aussi épais qu’une bûche. Il s’était toujours dit qu’il s’offrirait un modèle digne de son talent quand il aurait les moyens, mais pour l’instant la Parlor faisait honnêtement le boulot.
Tyler perdit la notion du temps et joua pendant près d’une heure, révisant tous ses plans de chorus en essayant d’y mettre le plus d’intensité possible. Finalement, il décida de faire une pause et se leva pour aller boire au lavabo. L’eau était tiède et avait un arrière-goût de métal. Bab’s s’était rendormie. Le drap avait glissé, découvrant ses fesses rondes et plus blanches encore que le reste de son corps. Tyler déglutit avec peine, se sentant vaguement honteux de la regarder. L’appartement du dessous était anormalement silencieux. Il fit trois pas en avant pour avoir un meilleur angle de vue et sentit son cœur s’accélérer. Il avança encore, jusqu’au lit, posa un genou sur le matelas qui grinça légèrement et caressa la cuisse de Bab’s du dos de la main.
Elle lui décocha un coup de talon dans l’estomac qui lui coupa le souffle. Quand il repenserait à cette scène –au moins un million de fois- il se demanderait si elle n’avait pas fait semblant de dormir, rien que pour pouvoir le piéger.
− Qu’est-ce que tu fais ? Tu me prends pour une pute, ou quoi ?
Le désir taraudait Tyler. Il aurait fait n’importe quoi pour pouvoir se glisser contre elle.
− Mais non, petit oiseau, tu sais bien…
− Je veux plus que tu m’appelles comme ça, tu le mérites pas. Monsieur ne fout rien de ses journées, monsieur n’est même pas capable de prendre soin de moi correctement, et il s’imagine que je vais l’attendre avec les cuisses ouvertes…
− Dis pas que je fais rien, tu sais que c’est pas vrai…
− Va te faire foutre, Tyler Milton ! dit-elle en ramenant le drap sur elle d’un geste rageur. Tu pourras de nouveau mettre tes mains sur moi le jour où tu poseras un gros paquet d’oseille sur cette table.
Tyler se redressa en prenant appui sur l’oreiller de Bab’s –un truc en plume d’oie qu’elle emmenait partout depuis qu’elle était petite. Il y eut un bruissement auquel il ne s’attendait pas, comme si l’oreiller était rempli de feuilles sèches. Il le tira à lui d’un coup sec et se mit à fourrager dedans, sortant une pleine poignée de billets de cinq et de dix dollars.
− Qu’est-ce que c’est que tout ça, nom d’un chien ? Y’a une vraie fortune là-dedans…
Bab’s s’était redrésseé d’un bloc, sifflante et mauvaise comme un serpent. Le drap glissa complètement, offrant ses seins lourds à la lumière crue du soleil, mais c’était maintenant la dernière de ses préoccupations.
− Rends-moi ça tout de suite !
− Là, tu rêves…
− Espèce de salaud !
Elle tendit le bras pour attraper l’oreiller, mais Tyler la repoussa sans ménagement. Elle avait suffisamment de caractère pour lui mener une vie de tous les diables, mais question force physique elle ne valait pas un clou. Il continua de vider le contenu de l’oreiller sur le matelas. A vue de nez, il y avait entre cinq cents et mille dollars. Pour eux, c’était une vraie fortune.
− Comment t’as eu tout ce pognon ?
− Ça te regarde pas.
− Tu fais la putain, c’est ça ?
Elle aurait aimé pouvoir continuer de le traiter avec hauteur, mais elle lisait quelque chose de nouveau dans son regard –une sorte de dureté, une distance qu’elle ne lui connaissait pas. Sa mâchoire inférieure se mit à trembler.
− Bien sûr que non, Tyler, sois pas bête…
− Oui, t’es une putain… oui, t’es une sale putain…
− Rends-le moi, je te dis ! fit-elle d’une voix éteinte.
Elle tenta de nouveau d’attraper l’oreiller, mais Tyler lui asséna une gifle en plein visage, d’un geste sec et précis. Un filet de sang s’échappa de sa narine gauche, coula lentement le long de son sein et souilla le matelas. Sa mâchoire trembla de plus belle. Un éclair de panique passa dans ses yeux.
Tyler se leva et se mit à arpenter furieusement la pièce en ressassant « Oui, t’es une putain… oui, t’es une putain… », et à chaque fois qu’il le disait Bab’s se recroquevillait un peu plus sur le matelas. Finalement elle se leva à son tour, pâle et titubante, et tenta de gagner la porte comme un naufragé essaie de s’accrocher à une bouée. Tyler semblait ne plus la voir, mais au moment où sa main –une main belle et charnue d’une blancheur de nacre- allait agripper la poignée de cuivre, il se pencha légèrement pour ne pas perdre son équilibre et lui envoya un violent coup de pied dans l’estomac. La douleur la traversa avec la violence d’un choc électrique. Elle s’effondra sur le tapis en hoquetant, les yeux révulsés de terreur.
« Oui, t’es une putain… oui, t’es une putain… »
Il l’agrippa par les cheveux et la traîna jusqu’au lit, sans jeter un regard à son visage déformé par la peur. Il tira un grand coup pour l’obliger à remonter sur le lit et tendit son long doigt osseux dans sa direction.
− T’as pas intérêt à faire un geste, sinon…
− Je vais le dire à mon père… je vais lui dire tout ce que tu m’as fait et tu vas voir ce qui va t’arriver ! Il a des tas de relations, des gens influents…
Tyler posa son doigt sur sa bouche et la voix de Bab’s mourut dans sa gorge. Il recommença à arpenter la pièce en se tordant les mains et en poussant des soupirs, remâchant sans cesse les mêmes pensées. Toutes sortes d’images l’assaillaient –Bab’s riant avec l’épicier du coin, Bab’s s’entretenant à voix basse avec un type qu’il ne connaissait pas, Bab’s portant un tee-shirt d’homme noué avec insolence sous ses seins…-, formant dans son esprit un puzzle plein de noirceur.
Il y eut un bruit de verre brisé et une sorte de cri dans l’appartement du dessous, puis plus rien. Tyler parut ne pas s’en préoccuper. Quant à Bab’s, elle roulait ses yeux dans tous les sens en se disant qu’il fallait qu’elle s’échappe, tout en redoutant ce qu’il pourrait lui faire s’il l’attrapait.
Les minutes passèrent, ponctuées par les pas lourds de Tyler et les bruits de moteur du dehors. Le soleil s’élevait dans le ciel. Il faisait de plus en plus chaud. Des perles de sueur roulaient sur le front de Bab’s. Tyler restait sec et halluciné, comme si plus rien n’avait de prise sur lui.
Et puis il y eut des cris, suivis d’un bruit de cavalcade inhabituel dans l’escalier. Tyler s’immobilisa et prêta l’oreille, le soleil découpant des raies éclatantes sur son visage et ses bras. Bab’s l’observait du coin de l’œil, à la fois fascinée et effrayée par son attitude ; par son air de complète lucidité qui confinait à la folie. Elle avait enroulé un bout du drap autour de sa main droite et le tétait d’un air absent, retrouvant sans s’en rendre compte des gestes de sa petite enfance.
Dans le couloir et à l’étage du dessous, les autres locataires continuaient de s’agiter et de s’apostropher mutuellement. Le mot « feu » sembla émerger de ce brouhaha, mais Bab’s n’en était pas sûre. Elle se concentra entièrement sur ce qui se disait au-dehors, sentant confusément que cela allait avoir un impact déterminant sur sa vie à elle.
Il y eut comme une odeur de brûlé, semblant venir de nulle part.
Et soudain, la sirène des pompiers retentit dans le lointain. Le corps de Tyler se détendit et un sourire sinistre éclaira son visage. Il ouvrit un tiroir de la commode et se mit à sortir des vêtements.
A ce moment précis, Bab’s comprit qu’elle allait mourir. Elle essaya de bouger, mais ses membres étaient de plomb. Le temps s’étirait autour d’elle avec une extrême lenteur.
Tyler fourrait des affaires dans un sac, prenant un soin particulier à bien caler son cahier de partitions pour qu’il ne soit pas corné –c’était sans doute ce qu’il possédait de plus précieux après sa guitare. Bab’s fit tomber ses jambes en bas du lit à la manière d’une infirme et tenta de se lever, mais le souffle lui manquait. L’angoisse étreignait son cœur dans un étau glacé.
Tyler alla déposer son sac près de la porte et revint vers le lit en sifflotant. L’odeur âcre de la fumée était de plus en plus forte, presque suffocante. Il passa une main dans les cheveux de Bab’s, ces cheveux d’or qu’il avait tant aimé caresser.
− Au-revoir, petit oiseau.
Bab’s essaya de sourire, au bord de la panique.
− Il faut qu’on s’en aille, je crois qu’il y a le feu dans l’appartement du dessous… ils ont dû s’engueuler encore plus fort que d’hab…
− Non, toi tu restes là.
Elle s’agrippa à lui, griffant ses avant bras aussi secs et noueux qu’un morceau de bois mort.
− Non, attends, c’était bien, nous deux…
− Ferme la, t’es qu’une putain. En plus tu vas tout raconter à ton salopard de père.
− Arrête, je te jure que…
Le poing de Tyler s’abattit sur sa tempe avec la force d’une masse. Elle lâcha un soupir et s’effondra sur le matelas.
− Je croyais que j’étais foutu pour le coup. Tu parles, un nègre qui cogne une blanche ! Ils m’auraient pas fait de cadeau. Mais le Bon Dieu est avec moi, j’aurai même pas à te tuer…
Il l’allongea bien droite sur le lit et ramena le drap sur elle, puis il ramassa les billets, les glissa dans ses poches et alla chercher sa guitare. Au moment de sortir, il se ravisa et alla poser l’instrument sur la poitrine de Bab’s. Il retourna à la porte, ramassa son sac d’un geste souple et sortit sans se retourner.
La fumée lui sauta au visage, lourde, épaisse et suffocante. Il ramena son maillot de corps sur sa bouche et ouvrit le vasistas qui donnait sur la cour. Il y eut un courant d’air et une gerbe de flammes jaillit à l’autre bout du couloir. Il toussa deux ou trois fois et laissa tomber son sac sur un toit en contrebas, en se disant qu’il viendrait le chercher plus tard –pas question que des gens le voient sortir tranquillement avec un sac sur le dos. L’immeuble était plongé dans un silence irréel, à l’exception de ces affreux craquements qui ressemblaient à des pétards. La bâtisse toute entière gémissait. Tyler se plia en deux pour trouver un peu d’air frais et ouvrit la porte de secours d’un coup d’épaule, provoquant un nouveau courant d’air. Un soufle brûlant lui passa dans le dos. Il se retourna et vit une énorme langue de feu lécher le plafond. La chaleur devenait insoutenable et il pouvait presque sentir ses cheveux grésiller sur sa tête.
Pris d’un accès soudain de panique, il se rua au-dehors. La porte retomba derrière lui en grinçant sur ses gonds. Il resta un moment cramponné à la rambarde piquante de rouille de l’escalier. La tête lui tournait et une salive graisseuse affluait dans sa bouche. Quand il se sentit un peu mieux, il s’adossa contre la rambarde et fit sauter la poignée de la porte d’un coup de talon, des fois qu’il prenne l’envie aux pompiers de passer par ici.
Il descendit les quatre étages lourdement, en se cramponnant à l’échelle métallique. L’argent qu’il avait bourré au fond de ses poches formait deux bosses rassurantes. Il ne se souvenait pas en avoir possédé autant à la fois. Son épaule heurta un morceau de métal et il sentit un filet tiède lui courir le long du bras, mais il n’y prêta pas attention. Il posa enfin le pied sur le bitume de la ruelle et s’avança en chancelant sur le trottoir. Les pompiers avaient formé un cordon de sécurité autour de l’immeuble. Une foule avide contemplait le spectacle. Des morceaux de papier calciné voletaient dans l’air tiède.
Tyler se mêla à la foule la tête basse, et ne se retourna pas avant d’avoir mis plus de cent mètres entre lui et l’incendie. Se sentant près de tomber, il s’assit à une terrasse de café et étendit ses jambes sous lui en geignant. Il commanda une bière au serveur qui était trop occupé par la cohue ambiante pour le regarder, et la but à grands traits en contemplant le désastre du coin de l’œil.
Le feu avait gagné le toit. Tout le haut de l’immeuble était noir de suie. Les fenêtres du troisième et du quatrième étage crachaient des flammes qui s’élevaient en ronflant vers le ciel. Un pauvre pompier en veste de cuir combattait le monstre incandescent du haut de son échelle, aussi ridicule et dérisoire qu’un insecte.
Bab’s devait être morte. Il le fallait absolument. De toute manière, personne ne pouvait survivre à un enfer pareil. Quand il eut fini sa bière, Tyler laissa un billet de cinq dollars sur la table et s’en alla, en proie à un léger vertige. Il entra sans y penser dans le quartier français et remonta Orléans Street d’un pas lourd. Il s’arrêta devant les jardins de la St Louis Cathedral pour profiter de l’ombre et respirer l’odeur des lauriers roses. Un grand latino en chemise à manches courtes et sandales disposait des tableaux destinés aux touristes sur le trottoir et contre la grille. Une voiture de police dépassa le coin de la rue et se dirigea vers eux, lourde et menaçante. Tyler sentit ses jambes qui ramollissaient. Il s’appuya le dos à la grille pour ne pas tomber.
La voiture arriva à leur hauteur et s’arrêta en dans un chuintement. Le policier, un malabar dont le ventre dépassait par-dessus sa ceinture, se pencha sur le siège passager pour mieux les voir. Le type aux tableaux lui fit un signe de la main mais il resta impassible. Tyler ne pouvait pas voir ses yeux, à cause de ses lunettes de soleil, pourtant il était certain qu’il le regardait, lui. Il se redressa d’un coup de reins et commença à s’éloigner en essayant d’avoir l’air naturel. Une sueur glacée ruisselait dans sa nuque. Il accrocha sur le coin d’un tableau avec le bas de son pantalon et le fit tomber. Se sentant incapable de se baisser pour le ramasser, il grommela de vagues excuses de continua d’avancer.
− Eh, vous, attendez…
Le flic.
Tyler essaya d’avaler sa salive mais sa gorge était nouée. Il pressa le pas avec l’impression de marcher sur une épaisse moquette. Les bruits qui lui parvenaient résonnaient étrangement à ses oreilles. Il descendit du trottoir, manqua de tomber et se rattrapa de justesse. La portière de la voiture de police claqua derrière lui. Il pressa le pas et traversa le carrefour sans regarder. Un pickup pila devant lui et la conductrice –une blanche aux cheveux décolorés qu’il voyait à travers un brouillard- sortit sa tête hirsute pour l’injurier. Tyler contourna le pick-up en s’appuyant sur le capot. Il se sentait prêt à s’écrouler, à éclater en sanglots, mais les larmes restaient coincées dans sa gorge. Il était vidé. La seule chose qui lui restait, c’était ce goût de mort et de suie dans sa bouche.
Il faut que je me dépêche, sinon je suis foutu… Je ne profiterai même pas de tout ce fric…
De l’autre côté de la rue, un enfant était assis sous un porche, jouant avec des figurines en plomb.
Quelqu’un toucha l’épaule de Tyler. Les façades colorées des maisons qui l’entouraient se mirent à tourner follement. Il eut un mouvement instinctif de recul, mais ses jambes se dérobèrent sous lui. Des mains rudes –des mains de sale flic- se glissèrent sous ses aisselles et le soutinrent avant qu’il ne s’effondre pour de bon. Il sentit qu’on le tirait avec force sur l’asphalte, avant de l’appuyer le dos contre une grille dont le contact froid lui fit du bien. Il posa ses mains sur ses poches pour qu’on ne lui prenne pas son argent et attendit, le cœur cognant follement dans la poitrine.
Il se faisait l’effet d’être un rongeur coincé sous la patte d’un chat.
Bab’s a dû penser la même chose, nom de Dieu…
Il se sentait un peu mieux, mais l’idée de se retrouver face-à-face avec le flic lui était insupportable. Il préféra faire semblant d’être évanoui.
« Il n’a plus toute sa tête, dit le flic envoyant son souffle dans le visage de Tyler. Il doit être choqué. A voir toute la suie qu’il a sur lui, je jurerais qu’il était dans l’incendie de Lafitte Street. »
Tyler sentit qu’on soulevait le bas de son maillot de corps.
« Vous le connaissez ? »
« Non, dit une autre voix. »
« Apparemment, il n’a pas d’autre blessure que celle à l’épaule. Je vais aller contacter le central… merde, qu’est-ce que c’est encore ? »
La radio du flic s’était mise à cracher. Tyler l’entendit s’éloigner d’un pas de dinosaure –ce salopard devait peser au moins ses cent-vingt kilos- et répondre avec humeur. Quelques secondes plus tard, la portière claqua et le moteur se remit en marche.
« Gardez un œil sur lui, les secours devraient être là dans une quinzaine de minutes. »
La voiture démarra en trombe, toutes sirènes hurlantes. Tyler ouvrit un œil et fut surpris de voir tant de suie et de sang sur son maillot. L’entaille qu’il s’était faite en descendant l’escalier de secours était plus profonde qu’il ne l’avait cru.
D’où l’intervention du flic.
Ce n’était que ça ! Un vrai miracle.
Le vendeur de tableaux le dévisageait en fronçant les sourcils. Evidemment, la dernière chose dont il avait envie c’était bien de voir un nègre plein de sang venir s’assoir au beau milieu de sa marchandise.
Tyler fourragea dans sa poche en souriant et en sortit un billet de vingt dollars.
− Je crois que je vais pas attendre les secours, ça non… par contre, si tu veux, tu me files ta chemise et ce billet est à toi. T’auras pas tout perdu.
Le latino plissa les yeux d’un air entendu.
− T’aimes pas la flicaille, hein, c’est ça ?
− C’est pas tes oignons.
− Ouais… et si je te file ma chemise je fais comment ? Tu crois que les gens vont acheter des tableaux à un guignol qui se balade torse nu ? Sans parler des tatouages… ils s’imagineront que je fais encore partie d’un gang, ou je ne sais quoi.
Tyler fit mine de rempocher le billet.
− Fais comme tu veux, mais le temps passe, alors moi je file…
− C’est bon, bouge pas. Je vais faire un saut chez moi, j’habite à deux pas. Pas d’entourloupe, hein ?
Tyler leva une main devant lui.
− Foi de bluesman…
Le latino partit comme un bolide et revint moins de trois minutes plus tard avec la chemisette sous le bras. Il avait passé un tee-shirt d’un blanc douteux qui faisait paraître son visage encore plus buriné.
Tyler lui donna le billet et se leva en soufflant un peu, heureux de constater que le vertige avait disparu. Il enleva son maillot de corps, s’en servit pour essuyer grossièrement son visage et son épaule –la plaie avait arrêté de saigner-, et le lança dans une poubelle. Il enfila la chemisette avec un frisson de plaisir. Elle était un peu trop grande et sentait le déodorant bon marché, mais tout en la boutonnant il se sentit devenir un homme neuf.
Il fit un clin d’œil au latino et s’en alla d’un pas assuré, suivant la boussole qui venait de s’allumer dans sa tête. Il arriva devant la vitrine du prêteur sur gages en moins de dix minutes.
Elle était toujours là, fièrement dressée entre un guéridon en bois exotique et un vieil aspirateur de marque allemande.
Fender Telecaster 1952, finition butterscotch. Un mythe. La guitare des guitaristes. Un vrai concentré de rage, pas un de ces trucs modernes tout juste bons à épater les minettes…
Tyler tapota ses poches de jean pour s’assurer que l’argent était bien là et poussa la porte du magasin, le cœur battant.
Une nouvelle vie commençait…
Waou! J'ai été transporté par l'histoire, par l'écriture, par les émotions, le silence du début! Puis j'ai pas pu m'empecher de lire jusqu'au bout avec la meem tension! bravo
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
vraiment très flatté de votre enthousiasme, je ne viens plus très souvent sur WLW (je ne me retrouve plus dans leurs concours...), mais du coup je vais peut-être m'y remettre ! Strange fish est publié en ebook, et normalement Plus bleu que l'enfer devrait suivre dans les mois qui viennent... voilà, merci encore pour votre soutien, amicalement, Tom
· Il y a plus de 10 ans ·gordie-lachance
Une excellente écriture, bien maîtrisée et qui m'a fait plonger directement dans l'histoire. C'est un brin trop descriptif à mon goût (simple question de jugement), mais j'ai beaucoup aimé !
· Il y a plus de 11 ans ·octobell
Tom, je préfère ta nouvelle et celle de No_Pasaran à celles des 5 gagnants du concours... Je ne comprends pas que tu n'ai pas fait partie des gagnants. Tyler est au top !
· Il y a plus de 11 ans ·drims-carter
J'admire votre écriture très fluide, on se laisse emporter, bravo !
· Il y a plus de 11 ans ·psycose
Je viens de prendre le temps de lire ce premier chapitre .Je redoutais la lecture d' autant de pages sur un écran mais je constate avec plaisir que je n'ai qu'une envie , celle de bien vite découvrir la suite , tant tout ceci me paraît agréable à lire . Le sort de Bab's n'est pourtant pas enviable !
· Il y a plus de 11 ans ·phine
Vraiment bien !
· Il y a plus de 11 ans ·Françoise Grenier Droesch
une bonne histoire. et niveau maîtrise de l'écriture, je te renvoie le compliment!
· Il y a plus de 11 ans ·mys K
onafermenotrecompte
Bien bien, je viens de lire le texte,et franchement, je dois avouer que j'aime beaucoup. Une fois entré dans l'histoire, on se laisse prendre jusqu'à la fin. Je vais aller lire les suites car j'ai hâte de savoir ce que va devenir Tyler Milton.
· Il y a plus de 11 ans ·haedrich
Excellent, j'aime beaucoup l'ambiance blues mais noire que tu as installé. On est pris dans l'histoire. Et la fin est superbe.
· Il y a plus de 11 ans ·drims-carter
C'est bien écrit.
· Il y a plus de 11 ans ·aile68
Bonjour, à propos de Muddy Waters je l'ai dans mon album "The Great Blues Men" Le titre c'est Nineteen years old. Comme je te l'ai dit il n'y a que des anciens blues men.
· Il y a plus de 11 ans ·Pas réussi a envoyé en message.Ta chanson est de Super Super Blues Band, Howlin' Wolf, Muddy Waters, Bo Diddley, "Long Distance Call" (1968) Du moins....
Yvette Dujardin
A voté. J'ai écouté le blues, de qui est ce? Nous avons The Great Blues Men, les origines du blues et Best of The Blues aussi, de gros album dont mon mari est raide dingue.
· Il y a plus de 11 ans ·Jeune sa mère voulait qu'il apprenne le piano, mais lui voulait être noir et jouer du jazz. Il a vite abandonné le piano, (noir il a mis du cirage, lol) à cause du solfège.
Yvette Dujardin
Oui bonne fin.
· Il y a plus de 11 ans ·maya-ben-oui
Oui c'est un grand cru. CDC
· Il y a plus de 11 ans ·Patrice Merelle
Fluide, réel, efficace, à lire sans conteste, bravo !
· Il y a plus de 11 ans ·maya-ben-oui
J'adore j'étais dans l'histoire du début à la fin, c'est trés bien écrit bravo
· Il y a plus de 11 ans ·Amal Aghzaf
un texte bien écrit, le sujet la façon dont le lecteur le prend et s'accapare l'histoire, j'aime ....Merci
· Il y a plus de 11 ans ·insane
excellent texte Tom. je me suis permis de renvoyer mes amis de Facebook ici pour lire et voter pour toi. Eh oui on peut voter pour plusieurs textes :)
· Il y a plus de 11 ans ·Giovanni Portelli
Beau texte, bien mené, on sent ce qui se passe dans la tête de Tyler et on suit son cheminement. Vrai, réel, très bien... j'ai beaucoup aimé -
· Il y a plus de 11 ans ·Si j'ose, page 12 je pense que les pas résonnent et non raisonnent, on fait tous des petites erreurs d'inattention pris par l'histoire que l'on raconte...
yoda
J'ai adoré vraiment.. Faites attention à la page 3, vous vous êtes emmêlé les pinceaux sur le nombre de dollars. Trois devient deux. En tout cas, c'est vraiment bien écrit.
· Il y a plus de 11 ans ·vengenz
J'ai reçu l'invitation alors j'ai relu... Et j'ai encore aimé! Un huit clos avec une tension soutenue, des pers vrais. A lire!(j'ai voté)
· Il y a plus de 11 ans ·Alain Le Clerc
Mes excuses, je ne lirai pas ce texte, même s'il est bien écrit. Je souhaitais participer a çe concours mais je ne peux concevoir une histoire de meurtre avec de la musique. Beaucoup, beaucoup trop de respect pour Elle !
· Il y a plus de 11 ans ·Philippe Larue
j'ai apprécié!
· Il y a plus de 11 ans ·bien ficelé ca glisse,sombre et sordide à la fois!
touag
beau récit et merci Yvette pour le partage,
· Il y a plus de 11 ans ·franek
Superbe, j'aime ce style glauque et bien maîtrisé. Le ressenti du mec est vraiment bien décrit tout au long de son aventure au point que le final m'a fait penser au phoenix renaissant de ces cendres. Merci du partage Yvette
· Il y a plus de 11 ans ·Bryan V
Magnifique, j'y étais, suivi avec intérêt, sans lâcher. Un bon texte, bien écrit. J'aime ce genre de nouvelle, car j'en lis pas mal dans ce genre.Mais pourquoi pas de partage? Malheureusement, je ne peut lire tous les amis, il y en a trop, s'ils ne me recommande pas leurs textes. J'ai partagé.
· Il y a plus de 11 ans ·Yvette Dujardin
Un traitement classique avec un thème contemporain, ça me rappel Chandler... Ton texte est fluide et assuré. Bravo!
· Il y a plus de 11 ans ·Alain Le Clerc