Le Don Quichotte D'Amsterdam
triton
Roel m'attendait sur le pas de la porte. Engoncé dans une lourde armure en acier, les traits du visage tirés par la cotte de mailles, il se tenait fièrement devant son moulin.
J'avais besoin de prendre des vacances. J'avais proposé à tous mes amis de Paris de venir avec moi à Amsterdam passer quelques jours dans ce moulin pittoresque pour vivre une expérience originale. Ils m'avaient tous répondu sèchement par la négative. L'expérience devait les rebuter. Je me résolus tout de même à partir seul à l'aventure et la mise en scène que Roel avait préparée n'était pas pour me déplaire. J'avançai ma main droite pour le saluer quand soudainement :
- C'est toi le Français ? Alors, écoute bien ! Ici, à Amsterdam, on aime les hommes forts et robustes. Tu dois prouver ta valeur en terrassant le géant qui se trouve derrière moi, m'enjoignit-il avec son fort accent néerlandais.
Il me désigna le moulin aux larges ailes qui tournoyaient doucement.
- Vous voulez dire le moulin ?
- Quel moulin ? Tu ne vois pas le géant derrière moi ?
Une bourrasque se mit brusquement à souffler, faisant tourner les pales plus rapidement.
- Tu le méprises et ça l'énerve, reprit Roel. Cesse de te moquer de lui en l'ignorant et bats-toi comme un homme pour prouver que tu mérites ta place ici.
Mes yeux écarquillés, mes oreilles ouvertes comme des tournesols au soleil, tous mes sens affutés ; pourtant je ne parvins pas à comprendre ce charabia. J'avais pensé un instant que c'était un jeu, mais Roel paraissait extrêmement sérieux. Je me dis que la vie dans un moulin ne devait pas être simple tous les jours et que mon hôte avait pu totalement dérailler en se prenant pour le Don Quichotte d'Amsterdam. Je pris peur, ne sachant pas jusqu'où me mènerait ce dialogue insane. Je choisis de rentrer dans son jeu pour ne pas attiser sa colère, et de voir par la suite si dans le cours de l'échange, une échappatoire se présenterait pour rentrer à Paris par le premier avion.
- Tu as une monture ? interrogea Roel, les yeux inquisiteurs.
Je saisis mes lunettes et les lui tendis.
- Je suis myope, j'ai que celle-là.
Cette blague ne le détendit pas ; il se crispa même davantage. Puis il désigna du doigt une petite parcelle de terre entourée par des barbelés, à une quinzaine de mètres.
- Chevauche-le ! Et combats jusqu'à la mort !
Ce qu'il y avait dans la direction indiquée par Roel était un bouc colossal qui paissait tranquillement dans son petit lopin de verdure.
- Non, je ne peux pas faire ça...
- CHEVAUCHE-LE ! m'ordonna Roel d'un ton comminatoire.
Puisqu'il paraissait à présent plus effrayant que le bouc, je me dirigeais vers le caprin aux cornes si rondes qu'on aurait dit qu'il s'agissait d'un casque audio. L'angoisse m'empêchait de me demander quelle musique pouvait bien écouter un bouc et c'est en tremblant que je me frayais une entrée en abaissant les barbelés.
En approchant la bête, j'arrachai une touffe d'herbe pour l'amadouer. Je la lui présentai avec une solennité dictée par l'effroi, cependant la bête vint avec confiance mordre dans l'obole. Et j'étais là, au milieu du pré, à nourrir un bouc dans l'espoir qu'il me laissât grimper sur son dos...
La situation me semblait si ubuesque que je lançai un regard implorant à Roel dans la fin qu'il soulageât ce supplice et qu'il revînt à une idée plus raisonnable concernant mon rituel initiatique.
- Allez ! Grimpe, hidalgo ! cria-t-il pour m'encourager.
D'un coup, je sautai sur le râble de l'animal en m'accrochant vivement à ses cornes. Le bouc, furibard, détalait dans tous les sens et cherchait à m'envoyer valdinguer en se cabrant et en envoyant ses pattes arrière jusqu'au ciel. Je tins bon pendant quelques secondes, mais rapidement un geste bien senti du caprin me fit passer au-delà des barbelés et j'allais échouer aux pieds de Roel.
J'entendis un rire prolongé et sonore, alors que ma tête reposait sur un trou de taupe. Levant les yeux en direction du rire, je découvris Roel se tapant les cuisses dans son armure. Il m'aida à me relever, ne pouvant s'empêcher de rire, et me conduisit jusqu'à l'entrée du moulin.
Il continua ses gloussements tandis que je passais la porte du moulin. L'endroit était magnifique, tout en bois ; les murs blancs éclairaient le volume des poutres apparentes marron, et un chat noir nous toisait depuis le robinet de la cuisine, attendant avec impatience sa pâtée.
Après les malheurs de mon rodéo, j'étais aux anges devant ce superbe intérieur.
Nous marchions en direction d'une porte, lorsque Roel s'arrêta un instant, la main sur la clenche.
- On peut vraiment te faire faire n'importe quoi ! dit-il. Ils avaient raison ! rit-il de plus belle.
- De qui parlez-vous ? Qui "avait raison" ? questionnai-je, surpris.
Alors, Roel poussa la porte et j'aperçus dans la pièce tous mes amis parisiens assis autour d'une table ronde.
J'étais heureux de les voir ici avec Roel, notre amphitryon qui ne se débarrassa pas de son armure durant tout le séjour.
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