Le Drap
alia
Le Drap
I
Elle court. Elle court de toutes ses forces mais le drap se rapproche, encore. Il est là, juste derrière elle. Un drap grisâtre, tâché de sang, qui bat l’air tel un oiseau de mort, menace de s’abattre sur elle. Elle court et du regard cherche un abri, mais ce pré est vide, plat, désert. A perte de vue, seulement de l’herbe, ridiculement verte, brillante sous la rosée matinale. Un pré en été. Une voix sortie de nulle part résonne dans sa tête : « préfères-tu faire l’amour avec un homme ou avec un drap ? »
« Un homme ! » crie-t-elle. « Un homme, pas un drap ! »
Elle court mais trébuche, et tombe, face à terre. Elle ferme les yeux et le temps s’allonge, les secondes comme des gouttes dans le néant. Elle ne voit pas le ciel qui s’obscurcit, mais sent le drap qui d’un coup est sur elle, humide, dur, mû par une force absurde que rien ne retient. Elle se débat et hurle. Le drap s’enroule autour d’elle, recouvre son visage, et serre. Une odeur de pourriture, de la terre dans sa bouche, l’air ne passe plus dans ses poumons. Elle suffoque et sa peau brûle, elle hurle encore mais il n’y a plus de son. Elle se sent mourir, et la mort n’est rien face au dégoût que lui inspire le contact du drap. Elle se réveille dans le noir de sa chambre. Il est quatre heures du matin.
Kyra se lève d’un bond et se précipite dans la salle de bain. Allume la lumière. Respire, respire. Elle regarde le miroir et d’abord ne se reconnaît pas. Il y a cette terreur sourde et nouvelle dans ses prunelles. La peur change son regard, modifie ses traits. Qui es-tu ?
Une jeune fille de quinze ans qui s’épie dans la glace. Une jeune fille de quinze ans, bonne élève et persuadée de ne pas être folle, malgré ce drap qui la hante depuis peu.
Le lendemain, elle se rend en classe comme d’habitude. A 11heures, le cours de biologie commence et soudain le drap est de retour. Cette fois, elle ne le voit pas mais sent sa présence. Un picotement dans la nuque et les avant-bras. Quelque chose d’indicible qui noue son ventre et accélère les battements de son cœur. Un mouvement d’air dans son dos. Ne te retourne pas, tu ne le verrais pas. Il a appris à se rendre invisible.
Avec des gestes mesurés elle rassemble ses affaires, les glisse discrètement dans son sac, ferme la main sur la lanière, sous son bureau. Elle attend que l’enseignant, un homme hirsute mais costaud, tourne le dos à la classe. Il parle et parle, elle voit bouger ses lèvres épaisses mais n’entend plus ses mots. Elle comprend que sa perception de la réalité s’enlise, la peur paralyse ses pensées, sème la confusion. Enfin l’enseignant prend un stylo et se retourne pour noter un terme sur le tableau. Kyra est debout dans l’instant et détale. Elle ouvre la porte de la classe en coup de vent et court le long du couloir, dévale les escaliers, traverse la cour et le parc. Elle est dans la rue. Un bus s’arrête, elle monte sans savoir où il va. Calme-toi. Le bus accélère, Kyra s’assied face à une jeune femme qui berce un bébé en pleurs. Elle fixe son attention sur l’enfant. Bientôt sa petite face ridée se détend, il gazouille. Kyra lui sourit. Cette fois, elle a semé le drap.
Les semaines passent et se ressemblent. Parfois, le drap la laisse tranquille durant quelques jours, puis elle le perçoit à nouveau, plus près, toujours trop près. Kyra est constamment aux aguets, elle court de plus en plus souvent, de plus en plus vite. Elle a appris à dormir avec une lumière, mais de jour, lorsqu’elle est éveillée, c’est l’obscurité qui maintient le mieux le drap à distance. Elle a appris à se réfugier dans des toilettes publiques en calfeutrant les ouvertures, à repérer les endroits où elle peut créer une nuit artificielle.
Suite à ses disparitions répétées, l’école a prévenu ses parents. Un jour, elle les trouve à la maison à son retour en fin d’après-midi, ils veulent lui parler de ses problèmes. Réunion à trois au salon, dans une atmosphère lourde de soupirs et de regards préoccupés. Son père, chirurgien et titulaire depuis peu d’une chaire de professeur, lui demande s’il doit lui prendre rendez-vous pour une expertise psychiatrique. Que lui arrive-t-il ? Peut-elle au moins lui expliquer les raisons de son comportement aberrant ?
Kyra se tait et fixe le mur couvert de cette tapisserie fleurie crème et kaki qui lui a toujours évoqué le vomi d’un hippopotame. Sa mère, secrétaire de son père et son ombre en tout point, lui demande si elle souhaiterait parler à un prêtre, peut-être retourner se confesser. Depuis combien de temps n’y est-elle pas allée ? Une éternité sans doute. Chacun a pourtant besoin d’un guide spirituel, surtout dans les moments difficiles. Elle fronce les sourcils et hoche la tête, d’accord avec elle-même.
Prise au piège, Kira leur explique qu’elle s’ennuie durant les cours, mais promet de discuter avec l’un des prêtres qui gèrent son école. Visiblement soulagé d’avoir ainsi recadré sa fille, le docteur Gillion lève la réunion. Il garde en réserve l’option du psychiatre au cas où Kyra refusait de suivre leurs conseils.
Cette nuit-là, couchée sur son lit sous la lumière de la lampe de chevet, Kyra réfléchit. Elle a perdu la foi depuis longtemps, pour autant qu’elle l’ait jamais eue, et les prêtres qu’elle côtoie tous les jours lui semblent bien plus perturbés qu’elle. De toute façon, des prières ne lui seraient d’aucun secours contre le drap. Mais la suggestion de son père l’inquiète nettement plus. S’il l’obligeait à rencontrer un psychiatre, elle éviterait soigneusement de lui parler de son problème. Mais que faire si le drap revient en présence du psychiatre ? A ce moment-là, sa peur se verra et ils l’enfermeront. Au mieux, ils l’obligeront a suivre un traitement et à prendre des antipsychotiques. Je dois me sortir de là avant que ça n’arrive.
Les jours suivants, Kyra consacre son temps libre à organiser son départ. Elle a remarqué que le drap la persécute le plus souvent dans des lieux familiers. Fuir sa maison, son école, son pays pourrait la sauver, peut-être. Dans tous les cas, elle compte bien essayer. Tout plutôt que de se retrouver enfermée dans un asile, droguée, à la merci des médecins. Elle planifie son départ pour le jour de ses seize ans, une semaine plus tard.
Le matin du jour J, à la place de se rendre à son école, Kyra se rend à la banque et vide son compte épargne. Elle dispose dès lors de quelques milliers de francs, de ses bijoux en or qu’elle a emportés avec elle, et du cash mis de côté pour les courses ou les urgences qu’elle a récupéré dans la cuisine de ses parents. Elle se rend ensuite à la gare de Genève et achète un billet pour le train de 8h50 à destination de Milan. Depuis Milan, elle prendra le train pour Rome. Les billets de train ne sont pas nominatifs, et Rome est une grande ville où il lui sera facile de disparaître.
A 8h45, en ce matin pâle et froid d’une fin de novembre, elle monte à bord de son train. Quoi que l’avenir lui réserve, elle se fait la promesse de ne jamais revenir sur ses pas.
Le Drap—Synopsis
Kyra est l’enfant unique d’une respectable famille bourgeoise de Genève: son père est médecin, prof de chirurgie, sa mère est sa secrétaire et assistante. Max est son meilleur ami, ils fréquentent le même gymnase, une école privée catholique gérée par des prêtres. A quinze ans, Kyra développe l’obsession d’un drap qui la poursuit. Elle n’en parle à personne, mais prend la décision de fuir : elle disparaît le jour de ses 16 ans sans laisser le moindre indice derrière elle. Elle prend le train pour Rome, de là elle part à Athènes, puis vit en Grèce quelques années. Elle travaille dans des exploitations agricoles, cueille des olives, plus tard trouve des boulots temporaires de serveuse. Elle loue des chambres qu’elle équipe toujours de stores hermétiques à la lumière. Elle ne s’attache à personne et parcourt les îles, change souvent d’endroit, s’offre des aventures. A 20 ans elle tombe amoureuse du fils du propriétaire d’une plantation d’oliviers, qui fait des études de droit à Athènes. C’est un jeune homme tendre et généreux, convaincu de l’intelligence et des capacités de Kyra. Mais le drap qui la hantait réapparaît dans sa vie à ce moment-là. Elle doit fuir à nouveau. Elle part en Alaska ou au nord en tout cas, travaille comme femme de ménage puis aide-soignante dans une clinique. A 30 ans, elle épouse un patient, un vieil homme de 75 ans qui veut une présence à ses côtés et lui léguer de l’argent. Avec cet argent elle partira ensuite en Afrique où elle fonde un orphelinat. Après quelques années elle ouvre des chambres d’hôtes pour accueillir des étrangers et faciliter le contact des enfants avec eux.
C’est là, au cours d’un voyage, que Max la retrouvera, par hasard bien qu’il l’ait cherchée durant des années, 28 ans plus tard. Kyra a 44 ans, et elle n’a jamais regardé en arrière. Max lui apprendra que son père a été arrêté, deux ans après le départ de Kyra, pour pédophilie, suite à la dénonciation de la fille d’une voisine et amie de sa femme. La mère de Kyra a défendu son mari envers et contre tout, durant des années, refusant d’admettre la réalité ou de faire un lien avec la disparition de Kyra. Elle a succombé à un cancer. Son père est toujours vivant, mais sa réputation a été anéantie suite au procès, il a cessé d’exercer et s’est perdu dans l’alcool.
Le drap revient à ce moment, s’abat sur elle et l’étouffe. Kyra comprend que ce qu’elle a fui toute sa vie a cessé d’exister il y a 26 ans, qu’elle n’a fui qu’un fantôme, qui a néanmoins définitivement changé le cours de sa vie. Elle s’ouvrira les veines mais n’en mourra pas, puis rentrera à Genève pour confronter son père et lui faire avouer ses crimes. A partir de là, elle sera enfin capable de se pardonner, d’aimer un homme et de supporter l’intimité. C’est vers Max qu’elle retournera, lui qu’elle a fui plus sûrement que le drap, à la mesure des sentiments qu’il lui inspirait.
Si le cœur de Max est encore libre et qu’il peut lui pardonner le temps perdu, ce sera la fin de sa fuite.