Voyage avec Charles

mary-r

- Allez ma belle, il ne faut pas que tu restes dans cet état. Je vais essayer de me libérer pour venir te voir…

- Laisse tomber, c’est pas la peine… Tu as autre chose à faire que de m’écouter pleurnicher.

- Ne dis pas de bêtises ! Tu crois que je vais laisser ma meilleure amie déprimer toute seule dans son coin à cause d’un imbécile ?

- Non, franchement, c’est bon, ça va aller. Je ne veux pas que tu te déranges pour moi. Je me sentirai encore plus mal si tu te sacrifies à cause de moi… C’est dit : tu restes chez toi. Je vais me débrouiller. Je vais me prendre en main.

- Bon… Si tu penses que ça va aller… Mais fais-moi plaisir : ne reste pas chez toi à ruminer. Prend ta veste, et va faire un tour. Tiens, tu n’as qu’à aller au ciné !

- Toute seule ? Non merci. Je me sentirais encore plus pathétique…

- Ecoute, ma belle, ça n’a pas marché avec ton mec : c’est la vie. C’est un idiot. Il ne sait pas ce qu’il perd. Et toi, tu seras beaucoup mieux sans lui. Et je te promets que tu trouveras très vite quelqu’un autre. Quelqu’un de beaucoup mieux.

- …

- Si tu n’as pas envie d’aller au cinéma, va au moins faire un tour dehors, ça te changera les idées.

- Non, j’ai pas envie… Il fait froid, je vais me geler… Et puis j’ai pas envie de le croiser dans la rue…

- Alors regarde un bon vieux film comique.

- …

- Tu sais quoi ? Ce dont tu as besoin, c’est de t’échapper ! Et je sais exactement ce qu’il te faut pour ça ! Tu te souviens du bouquin que j’ai oublié chez toi l’autre jour ?

- Le truc de poésie ?

- Oui, Les fleurs du mal. C’est de Baudelaire. Tu verras : quand on lit ça, on oublie tout le reste !

- Honnêtement, je sais pas… Ca n’a jamais trop été mon truc, la poésie…

- Je te jure que ça va te plaire ! C’est mon recueil préféré ! Et puis de toute façon, tu n’as pas le choix : c’est ça, ou alors je débarque chez toi !

-  … Ok, si ça peut te faire plaisir…

- Oui, ça me fait plaisir  Allez, va le chercher ! Je dois y aller, là, mais je te rappellerai ce soir. Et attention : je vérifierai si tu l’as lu !

- Ok… A ce soir, alors.

- Bye, ma belle ! Courage !

- Bye.

Par beaucoup d’aspects, Violette est l’amie parfaite. Toujours souriante, drôle, dynamique, intelligente…  Excellente cuisinière… Une magicienne pour improviser des diners entre amis et recevoir tout le monde, même au dernier moment… Et tout cela en assumant ses responsabilités au travail et en assurant son rôle de super-maman. Oui, Violette est presque l’amie idéale. Si ce n’est pour remonter le moral des copines au cœur brisé. Pour ça, elle est vraiment lamentable… Un recueil de poésie… Avec un nom pareil, en plus… « Les fleurs du mal »… De quoi vous pousser à vous suicider pour de bon si vous aviez une encore une hésitation…  Et le pire, c’est qu’elle est capable de préparer un quiz pour vérifier si je l’ai lu. Et puis franchement, pourquoi lui ai-je dit que je le lirais, son fichu bouquin ? Je ne pouvais pas lui dire que j’irais au cinéma ? Je serais restée tranquillement chez moi, à descendre un pot de glace au chocolat, et j’aurais cherché le résumé d’un film sur internet… Mais comme toujours, je me suis laissée avoir. « Tourne ta langue sept fois dans ta bouche avant de parler », disait ma grand-mère. Mamie, tu avais raison… J’aurais dû t’écouter davantage. Et maintenant, je suis coincée…

Lecteur paisible et bucolique,

Sobre et naïf homme de bien,

Jette ce livre saturnien, Orgiaque et mélancolique.

Paisible et bucolique ? Rassure-toi, Charles, ce n’est certainement pas moi ! Jusque-là, tout va bien : on peut continuer ! Raconte-moi tes histoires orgiaques et mélancoliques !

Si tu n’as fait ta rhétorique

Chez Satan, le rusé doyen,

Jette ! tu n’y comprendrais rien,

Ou tu me croirais hystérique.

Non plus… Pas de rhétorique chez Satan. Bien que mon prof de français du lycée ait été parfois quelque peu diabolique… Ne t’inquiète pas, Charles, la seule hystérique, ici, c’est moi.

Mais si, sans se laisser charmer,

Ton œil sait plonger dans les gouffres,

Lis-moi, pour apprendre à m’aimer ;

Ame curieuse qui souffres

Et vas cherchant ton paradis,

Plains-moi !... Sinon je te maudis !

Je te plains, Charles… Oui, je te plains ! Tu as l’air encore plus ravagé que moi ! Finalement, je sens qu’on ne va pas s’ennuyer, tous les deux !

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,

Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !

L’un agace son bec avec un brûle-gueule,

L’autre mime, en boitent l’infirme qui volait.

Que les hommes sont cruels… Je ne m’étais jamais sentie aussi proche d’un oiseau. Mais ce n’est pas d’un oiseau que tu parles, n’est-ce pas, Charles ? C’est d’un homme. De toi peut-être ? Je te plains, mon pauvre Charles… Je te comprends, tu sais. Je sais ce que ça fait d’être prise au piège par les hommes. Je sais ce que c’est que d’être moquée, humiliée. Trahie. Mais nous ne sommes pas des oiseaux, Charles. Encore moins des albatros. Quand on tombe, on se relève. Et puis Violette m’a promis que tu allais me remonter le moral… Alors arrête de me déprimer, et fais-moi rêver, Charles ! Emmène-moi ailleurs, loin d’ici,

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

Des montagnes, des bois des nuages, des mers,

Par-delà le soleil, par-delà les éthers,

Par-delà les confins des sphères étoilées…

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