Le droit des peuples à disposer d'eux mêmes contre un camembert

miena

Participation au concours les portraits de l'irrévérence

Dans le hall de l'aéroport on ne voyait qu'elle. Elle avait cette attitude flegmatique qui accompagne les grands de notre monde. L'air grave, le regard fixe, la démarche balancée et le macramé apparent, elle revenait de loin. La silhouette fine et le teint halé, elle avait rasé un côté de son crâne et lâché de l'autre ses cheveux rouges. Elle m'expliqua qu'il s'agissait d'un rite capillaire ancestrale de la tribu « Pataxo » qui pratiquait un syncrétisme spirituel visant a retrouver son «soi» intérieur. Elle me signala qu'elle ne se laisserait plus aveugler par la perversion de nos sociétés capitalistes, individualistes, consommatrices et dégénérées. J'acquiesçais sans comprendre. Après cinq jours de volontariat auprès d'une ONG travaillant dans une communauté indigène, elle avait pu saisir la puissance des rituels. Le premier jour ils n'avaient pas confiance en cette femme blanche à la démarche mal assurée mais elle avait montré sa différence et ils avaient pu voir la voyageuse qu'elle était. Elle avait trouvé sa place en mangeant des racines et en participant aux rituels chamaniques. La première nuit elle avait dormi nue, sous la pluie, pour s'emplir de l'énergie des éléments. Les suivantes elle était restée en tenue d'Eve, sous la tente des hommes, pour ressentir des sensations tout aussi puissantes.

Elle avait certes manqué mourir d'une intoxication aux herbes, mais vomir durant 24 heures était l'unique moyen pour se purger de sa crasse antérieure et intérieure. Le cinquième jour, enfin devenue une des leurs, elle avait tondu ses cheveux et tatoué une grenouille (animal représentant son énergie sexuelle) sur sa cuisse.


Elle n'était pas une vulgaire touriste elle était une voyageuse. Le livre du Lonely planet sous le bras elle rencontrait les populations locales pour connaître leur vrai nature. Le tourisme de masse l'écoeurait et elle arguait qu'il fallait mener les bons combats. Par exemple elle ne prenait plus Air France qui était une compagnie de «colabo» mais Iberia qui était vachement plus éthique. Puis la bouffe était meilleure.

Son sac Quechua de 50 litres été orné d'un drapeau pour garder en mémoire le souvenir de sa conquête: Brésil 10/03/2015-31/03/2015. Tel un soldat qui rentre du front, elle n'oublierait jamais ce qu'elle avait vu là bas. Elle avait ramené un petit bout de pays qu'elle avait cousu avec du fil rouge pour ne pas perdre la mémoire. C'était trop frais pour en parler et certaines expériences nécessitent du recul...Faire de la planche à voile à Rio en faisait partie.

Elle m'a serrée dans les bras et m'a soufflée «il ne faut jamais sous-estimer la force des amitiés» puis «je ne sais pas si je me réadapterai un jour» et enfin « t'as grossi faut arrêter les Snikers» . C'est vrai qu'elle était parti trois semaines. Elle avait tout à réapprendre de cette époque où elle passait son temps entre apéros, cours de yoga et travail à mi-temps à la mairie. Poser deux semaines de congés complétés par le dépôt de son excédent de RTT avaient bouleversé les choses.

Elle était devenu une femme, une vraie. Indépendante et fière mais marquée à tout jamais par de violentes découvertes. Le fait que le bus ne s'arrête pas aux arrêts, que les haricots rouges soient la base de l'alimentation, qu'on ne jette pas le papier toilette dans la cuvette, que les bandes dépilatoires n'existent pas ou que les implants mammaires soient remboursés en faisaient partie. Pour percevoir cette diversité et accepter l'altérité, il lui avait fallu avoir l'esprit ouvert et vierge de préjugés. Dans la lignée de notre héritage philosophique elle était sortie de sa caverne et avait perçu la grandeur d'un monde que je ne pouvais saisir.

Son regard avait un éclat qui ne m'était pas inconnu. Elle avait la même dilatation des pupilles que les gosses de mon immeuble qui tiennent les murs ou font des tours en scooters. Je pensais que si les chamans dont elle me parlaient ne possédaient ni motos ni immeubles, ils avaient probablement la même manière de fabriquer des nuages de fumée pour communiquer. Je lui fis part de mes réflexions mais elle me dit en soupirant qu'elle souffrait de mon incompréhension. Puis elle ajouta qu'il n'était pas faux que trois jours à gober de l'Ayawaska lui avaient éclairci le regard en lui ouvrant bien grand l'esprit. J'hochais la tête d'un air entendu.

Elle ne pouvait plus se réhabituer à la rigueur de notre société. Là bas elle appréciait les maisons sans toits, les bus sans roues, les gamins sans chaussures et les voyageurs sans esprits...Il y avait quelque chose d'authentique là dedans. Elle voulait se confronter à la vraie misère : aux enfants des rues, aux drogués, aux indiens expropriés, aux victimes de la traite...

Elle ne parlait toujours pas la langue mais elle connaissait le body language. Il y a des choses qui se passent de mots, qui se véhiculent par le regard et la puissance énergétique. Certes, du fait d'une incompréhension sémantique malheureuse, tu peux te retrouver à poil, dans la boue pour un combat de femmes et être supportée par des hommes exhibant leur parties génitales, mais c'est un risque à prendre.


Elle veut démissionner et lâcher ses biens (sauf son miroir en céramique qui a de la valeur). Elle n'a plus sa place dans nôtre système. Elle ne supporte plus d'être enfermée dans des notions de temps et d'espace. Elle a pour mission d'apporter son savoir à ces peuples qui ont besoin d'elle pour grandir.

On rentre car il faut qu'elle mange du fromage. Cela lui a démesurément manqué et elle présente tous les signes de l'anémie au roquefort. La première bouchée semble susciter chez elle un violent orgasme mais elle retrouve ses esprits. Après un profond moment de recueillement elle me fixe les yeux dans les yeux et lâche dans un souffle «rien que pour ça je ne pourrai pas quitter la France».

La droit des peuples à disposer d'eux mêmes contre un camembert...

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