Le fantôme de la ligne 6
moss468
Le métro parisien, un matin d'hiver. Des mines grises, un ciel gris. Les gens heureux sont restés dormir chez eux, et tous les autres se sont donnés rendez-vous dans ma rame. Il y a le jeune beau en costard et en retard, l'artiste aux cheveux longs avec ses planches, la jeune active qui lit de la soupe, le type désoeuvré dans le coin au fond à gauche qui joue avec ses mains, et le jeune con qui revient seulement de sa soirée et qui se demande pourquoi les gens se font chier à aller travailler. Tout ce petit monde est encadré par une foule d'hurluberlus. Sur chaque porte, un sticker d'un lapin en costume jaune qui se pince les doigts depuis plus de 20 ans. Devant chaque porte, un amoncellement de clowns tristes qui se regardent en chiens de faïence ou fixent du regard leurs pieds, leur smartphone ou leur quotidien gratuit. Bref, le début banal d'une journée banale, quelque part entre Montparnasse-Bienvenüe et Edgar Quinet sur la ligne 6.
Arrive Raspail. Des poignées sont soulevées, des portes coulissent. Des ombres sortent, d'autres rentrent. Ce manège recommence à chaque arrêt. Comme mes compagnons de voyage, je reste concentré sur mes lectures ô combien intéressantes. Ainsi, j'évite d'avoir à esquisser un sourire forcé au premier imbécile-heureux venu, sous prétexte que nos regards se sont croisés. On a bien le droit d'avoir la paix de bon matin, non ? Je suis parisien, oui ou merde, je fais mon trajet comme les autres tarés, le nez vers le bas et le regard sombre. Aux chiottes les provinciaux inadaptés qui sourient. La province, c'est quand même un monde de fous.
La ligne 6, je la connais bien. Mais je la connais sûrement moins bien que cet homme d'une cinquantaine d'années qui vient de rentrer. Ce n'est pas la première fois que je le vois. Il hante la ligne 6, et peut-être d'autres, depuis bien longtemps. Certains passagers le reconnaissent aussi. Il est courbé, il a l'air fatigué et le teint blême. Ses cheveux se font rares, il porte parfois une casquette. Avec lui, un micro et un ampli. Ceux qui ne le connaissent pas encore ne font pas spécialement attention à lui. Il faut dire que des chanteurs itinérants dans le métro, on en croise plusieurs par jour. Avec le temps, on finit par ne plus faire attention. Mais voilà, lui est différent : c'est le chanteur de la ligne 6. Peut-être chante-t-il aussi pour d'autres voyageurs, sur d'autres lignes. Peu importe à vrai dire, pour moi et pour tous les voyageurs réguliers de la six, il est notre chanteur. Il y a quelque chose de romantique dans l'idée qu'il couvre chaque jour la partie sud de Paris, sous terre et dans les airs, de la place de l'Etoile à la place de la Nation.
Son truc à lui, c'est Brassens. Et aujourd'hui, la brave Margot va donner la gougoutte à son chat. Notre chanteur entame a capella le morceau et nous fait entrevoir un petit chat abandonné ainsi qu'un tableau peu commun. Mais un malaise s'installe. Il y a un souci quelque part, impossible de s'en défaire. Le problème, c'est la façon dont Margot dégrafe son corsage : elle manque terriblement d'enthousiasme. Au point que les gars du village, à ce moment perdus entre Glacière et Corvisart, se posent des questions sur ce qu'ils doivent faire : doivent-ils assister au spectacle, comme ils le font d'habitude, ou bien doivent-ils se prendre de pitié pour la pauvresse, du reste simple et très sage ?
Le chanteur de la ligne 6 n'est chanteur qu'à mi-temps. Le reste du temps, il parle. Son imitation de Brassens est loin d'être mauvaise, et tout le wagon sent qu'elle repose sur des bases solides et éprouvées. Mais il n'y a pas d'envie, seulement de la lassitude. Chanter est éprouvant, le public est là par hasard et le regard est fuyant. La tête baissée, le texte est récité. Il est bien restitué, mais le sens qu'il prend est singulier : c'est celui de la désespérance. Chaque jour, manquer d'argent. Chaque jour, passer à Nationale et affronter le regard d'une société dure et violente, la compassion des uns, le dédain des autres. Chaque jour, passer à Bercy et recevoir de l'argent non pas pour le fruit de son travail, mais en aumône à cause du spectacle désolant qu'on offre. Chaque jour, glisser un peu plus de l'exercice de son métier vers la mendicité. Chaque jour, chanter les mêmes couplets, lancer le même signal de détresse et s'adresser aux mêmes écoutants, bénévoles par la force des choses. Mais point de réconfort à l'issue de l'échange - car échange il y a, même s'il ne se dit pas -, seulement quelques pièces, des regards gênés, et un homme qui sort du wagon.
Peut-être que je me trompe. Peut-être que le chanteur de la ligne 6 chante ainsi par passion, et qu'il dit ses couplets plus qu'il ne les chante parce qu'il aime cette forme de diction. Peut-être est-il si pénétré de son chant qu'il garde la tête baissée. Peut-être que ses yeux fuyants et sa posture courbée ne reflètent pas sa lassitude et son rejet du monde qui l'entoure. J'espère que je me trompe, que je fabule. J'espère que je suis comme le jeune con de mon métro, et que ce sont ma condescendance et mon ignorance qui me portent à le prendre en pitié. J'espère que tout n'est pas si triste. Mais si je ne me trompe pas, alors ce sont mes voyageurs et moi-mêmes qui devrions être triste. Nous hantons tous la ligne 6.
Sublime . CDC
· Il y a environ 11 ans ·Marion B
Mince la provinciale que je suis reconnais bien l'ambiance métro parisien et ces autochtones piquant du nez, effrayés de croiser mon regard ou de m'entendre leur dire bonjour. J'accroche beaucoup sur ton style "réaliste" car il s'approche du mien. Des descriptions simple "comme si on y était" et cette micro-analyse très juste du chanteur, qui prouve que le narrateur n'est pas un parisien comme les autres. Très joli texte merci
· Il y a plus de 11 ans ·blonde-thinking-on-sundays