le "foutou"

« Je ne fais pas n'importe quoi avec mon vin de palme » est-il en train de dire quand le cri retentit.

Quand la femme a crié il avait déjà tourné le coin de la case, il a ouvert la porte et posé la calebasse à l'abri des regards et des tentations. D'un seul regard il a détaillé la pièce d'habitation et constaté que chaque chose se trouvait à sa place. C'est bien normal très peu d'objets quand on a peu de place. Il s'apprête à sourire de contentement quand la femme hurle. Maintenant, ce n'est plus un simple cri pour alerter le voisinage le plus proche. D'un tel hurlement le village entier est sur le qui-vive. Femmes et jeunes enfants s'éloignent comme si le moment était venu de se rendre au puits. Les enfants courent en tout sens car ce sont des enfants. Les mères adoptent une sombre nonchalance et jettent des regards vers la place où sous l'arbre un vieil homme semble endormi. 

L'air porte des poussières de latérite et des bruits d'insectes. Les chiens se taisent.

Celle qui a crié est une femme de la ville. On dit d'elle qu'elle est revenue avec de l'argent. On sait qu'elle est venue sans mari. Elle parle avec mesure sans presque agiter les mains et le pire du pire elle dit des phrases en anglais qui engendrent les moqueries des enfants et la jalousie des autres femmes.

Avant de devenir une femme de la ville elle était une fille de chez nous. Elle nous vendait des tomates et des herbes, des ignames, et quelquefois des morceaux de viande quand son père avait tué une chèvre. Maintenant elle donne volontiers sa recette de foutou et agouti aux aubergines.

La menace, si cela en est une, s'est peut-être momentanément éloignée ça la femme ne crie plus. elle vient de rentrer dans sa maison, oui oui j'ai bien dit « maison » , qu'elle a fait construire par deux maçons qui sont venus d'on ne sait où. Une habitation avec une dalle de ciment, des murs de briques, des piliers en béton, des tôles neuves qui claque quand le soleil les chauffe. Enfin, une maison de riche. La troisième du village après le dispensaire et l'église.

Il faut un agouti bien gras, bien nourri, bien vivant. L'abattre est toujours accompagné chez nous d'un rituel qui donne un peu de l'animal en partage à la terre. Elle le débite avec art et le met à rôtir avec des oignons et de l'ail dans sa marmite chauffée au gaz. A ce détail surtout, le réchaud à gaz, on sait qu'elle revient de la ville. 

Les légumes et les piments viennent, quand l'odeur délicieuse gagne les cases voisines et que les hommes sortent s'asseoir sous l'arbre pour en profiter, rejoindre la viande. Elle tourne tout ça à grand coup de cuillère et met sur son second feu l'igname à cuire. Elle vient de la ville, elle pourrait accompagner son plat avec du bon riz de Chine, mais elle aime la pâte d'igname élastique et odorante.

Maintenant l'homme solitaire l'entend qui sanglote. Il se moque de ce que les femmes pourront dire, elles sont au puits. Ce sera la meilleure décision qu'il aura jamais prise, il entre dans la maison.

La femme gémissante est accroupie devant la cuisinière. Il la saisie par les épaules et la relève. La marmite est sur le réchaud mais la bouteille de gaz a disparue.

— Si un homme était avec moi personne n'oserait me voler dit-elle dans un sanglot.

Son secret pour la préparation du foutou et agouti aux aubergines, c'est qu'elle déglace sa marmite d'une bonne rasade de vin de palme avant d'y jeter ses légumes et de baisser le feu.