Le Fruit de ces entrailles

Olivier Caruso

Le Fruit de ces entrailles.

1.

Lily dort encore, son singe en peluche entre ses bras croisés. Une mèche de cheveux a glissé sur ses lèvres et frémit au rythme de la respiration. Sur son bras, un hématome : quatre bandes rouge-violette à l’endroit où les doigts se sont refermés. J’hésite à la réveiller. Je pourrais lui demander qui a malmené son petit corps, mais cela ne servirait à rien.

Papa, je suis tombée. Je suis désolée, mon papounet. Je me suis brûlée avec le fer à repasser. Je suis désolée, mon papounet.

Elle dort si paisiblement. Je voudrais continuer à regarder son sourire, mais je dois partir à l’hôpital, un cas exceptionnel aujourd’hui, une demande de la police.

Par la fenêtre ouverte, s’engouffre le bruit des vagues, l’odeur du sel, la chaleur humide de l’été. Je referme la porte.

Je jette un coup d’œil dans la chambre de ma femme. Elle est allongée sur le côté. Son visage se crispe, des vagues passent sous ses paupières.

Mouvement rapide des yeux, sommeil paradoxal, le temps des rêves et des cauchemars. Le miroir aux milles éclats.

Ses mains se referment sur son ventre. Elle gémit. Ses doigts serrent sa chair, à l’endroit où la césarienne se dessine sous la chemise de nuit.

Je murmure :

—Rebecca, Rebecca. Tu ne dois pas toucher la cicatrice.

La chambre sent le renfermé, la transpiration, les larmes. Le moisi. Tout sent le moisi dans cette ville.

—Rebecca, elle va encore s’infecter.

Elle ouvre les yeux, mais ne semble pas me voir. Un tremblement court sur sa peau. Un rictus de douleur contracte ses lèvres. Ses poings remontent devant son menton, puis entortillent les draps. Les draps dans lesquels nous avons conçu Lily et Gabin. Lily, ma jolie fille qui sourit en dormant. Gabin, mon fils qui n’a jamais vu le jour.

Je me revois crier dans les couloirs de l’hôpital, devant les patients, devant les confrères. Mon fils, rendez-moi mon fils ! Non !

Gabin, qui n’a jamais vu la mer.

Par la grande baie vitrée de la cuisine, j’observe la plage au pied de la grande terrasse de bois, les minuscules dunes dessinées dans le sable, les vagues qui se brisent sur le rivage, la brume qui recouvre la mer.

2.

La plage est déserte. Les familles n’ont pas encore étalé les serviettes et planté les parasols au bord de l’eau. Je marche d’un bon pas, je réfléchis au cas de la matinée. La police a sollicité l’aide du Centre du sommeil pour une enquête sur un homicide. Hier soir, un commissaire a amené un homme aux yeux enfoncés dans leurs orbites. Un homme qui se laissait faire comme un chien épuisé lorsque je collais les électrodes sur son crâne rasé.

— 34 ans, sans histoire, cadre supérieur, m’a expliqué le commissaire. Il a tué sa femme.

Mes pieds nus foulent le sable blanc et je tiens mes chaussures à la main. Au large, des mouettes dérivent comme des rondins de bois. Un tuyau de béton traverse la plage et s’enfonce dans l’eau. Les effluves d’égouts, acres, épaisses, me râpent la gorge. Ma balade habituelle avant d’aller prendre le métro.

Sans savoir pourquoi, je me retourne : au loin, une forme féminine titube sur le sable.

—Il prétend qu’il dormait, a continué le commissaire. Il dit ne se souvenir de rien, qu’il s’est réveillé à côté du cadavre de sa femme, du sang plein les mains. Si vous voulez mon avis, c’est des conneries. Il faut bien se sortir d’affaire quand on a éventré bobonne.

La forme continue à avancer lentement. Elle semble flotter dans l’air vibrant de chaleur. Une femme, nue.

—Éventré ?

—Oui. Étripée comme un cochon pendu. Franchement, vous vous imaginez choisir un tournevis, revenir dans la chambre, vous pencher sur votre femme, lui fourrer quinze centimètres d’acier extra-dur, spécial travaux difficiles, dans le bide. Le tout, sans vous réveiller. C’est des conneries, hein, doc ?

—Ça s’est déjà vu. Des somnambules qui conduisent une voiture. Des femmes qui frappent à la porte de leur voisin, font l’amour avec lui puis rentrent chez elles. Des gens qui se jettent des remparts. Cela arrive. Des antécédents médicaux chez notre patient ? Somnambulisme, terreurs nocturnes ?

—Non, rien du tout. Aucun de ses proches ne l’a jamais vu monter des étagères  pendant son sommeil.

La demoiselle nue marche droit devant elle. Son allure me rappelle certains des patients que j’ai vus flotter la nuit, leurs pas si légers sur le linoléum de l’hôpital.

Le commissaire était assis de l’autre côté du bureau sur une banquette basse. Je jouais avec un coupe-papier. Mon regard passait par-dessus son crâne rasé. La baie vitrée me renvoyait mon image, blouse, badge, stéthoscope, sur fond de nuit. Au-delà s’étendait la ville en dessous de l’hôpital, la colline dont les pentes se déversaient dans la mer, les éclairages, la coulée noire de la rivière, les remparts en demi-cercle autour de la cité, comme une barrière entre les rues illuminées et l’obscurité à l’extérieur.

Au bout du bras de la femme sur le sable, un éclat métallique voilé.

—Alors, c’est des conneries, hein, docteur ?

—Je dois le garder pour des examens. Electroencéphalogramme des phases de sommeil, tomographie, bilan sanguin.

—Je comprends. Je laisserai deux hommes en faction devant sa porte. Gardez-le aussi longtemps que vous voudrez, j’ai besoin de certitudes.

—Désolé, commissaire.

Je le fixai dans les yeux, retirai mes lunettes et les glissai dans la poche de ma blouse.

—Désolé commissaire, dans le domaine de la conscience et du rêve, il n’y a pas de certitude, seulement un miroir aux mille reflets.

À une quinzaine de mètres de moi, la femme à l’allure de somnambule, un manteau de brume autour des chevilles, s’arrête soudain. Ses mains sont rouges et, même à cette distance, il est impossible de se tromper sur la nature du liquide qui recouvre ses bras. Elle tombe à genoux, monte le couteau à ses yeux, le contemple. Du sang dégouline sur la lame.

Elle hurle.

Les mouettes s’envolent au raz de l’eau et se perdent dans le brouillard.

3.

—Je vois qu’il a fallu vous donner une double dose de somnifères pour vous endormir. Vous ne nous avez pas facilité la tâche.

Même après une nuit de sommeil biochimique, l’homme a des cernes couleur ciel d’orage. Il se gratte un poignet, puis l’autre. Difficile de croire que les mains tremblotantes, la carrure voutée, les traits tirés sont ceux d’un meurtrier.

—Docteur, je ne veux plus jamais dormir. Docteur, ils peuvent bien me mettre en prison, mais la vraie punition, ce sont les cauchemars, toutes les nuits. Le cachot, c’est mon crâne.

—Quels cauchemars ?

—Je veux qu’ils s’arrêtent. Docteur, faites quelque chose.

—Nous avons trouvé de grandes irrégularités dans votre électroencéphalogramme. Les cycles sont amputés, un peu comme si votre cerveau tentait de se réveiller pendant le sommeil paradoxal, sans passer par des phases de sommeil profond.

— Docteur, je crois que je suis possédé. Ils disent que j’ai tué ma femme, mais c’est des conneries. Je l’aimais, vous comprenez. Je l’aimais. Ce n’était pas moi, c’était quelque chose à l’intérieur de moi.

Ses orbites sont si sombres qu’on y distingue plus les yeux. On dirait deux trous noirs aux contours flous.

—Le phénomène peut induire des crises de somnambulisme. Les signes concordants apparaissent dans les résultats. Cependant, votre situation est inédite : le somnambulisme n’apparait pas comme cela à l’âge adulte, sans lésion du lobe frontal.

Ses mains se crispent. Un soubresaut parcourt son corps.

—Docteur. Je sens qu’il revient. Non, non ! Non ! Je ne vous laisserai pas me dévorer !

D’un geste, il saisit le coupe-papier de laiton sur mon bureau. La lame passe à un cheveu de ma gorge. Je bascule en arrière. Il grimpe sur le bureau. Les muscles de son visage sont noués.

—Vous ne m’aurez pas, bande de rats !

Il lève le coupe-papier. Je reste paralysé dans mon fauteuil renversé, la nuque contre la moquette. Je pense à Lily. Bizarrement, je pense à Gabin, mon fils qui n’a jamais vu le jour. Qui n’a jamais vu la mer. Je pense à la ville tout entière qui s’étale en dessous de l’hôpital.

La lame brille un instant dans la lumière qui entre par les baies vitrées.

—Vous me prendrez pas, bande de rats !

Il saute sur moi. Sa tête explose en plein vol.

4.

Je me réveille juste au moment où notre métro traverse une station abandonnée. Les quais sont envahis par la moisissure, une couche poudreuse blanche, verte et marron qui se soulève légèrement au passage du train. Des rats reniflent, le museau enfoui dans les cadavres de leurs congénères.

La ville enfermée dans les remparts se désagrège petit à petit. C’est l’humidité, la pourriture qui envahit tout.

J’essaie de ne pas penser au patient.

Tout autour de moi, les passagers dorment la tête contre la vitre ou fixent le vide, un casque sur les oreilles, coupés du monde.

Le métro s’engouffre dans un tunnel, suit un embranchement, passe dans une autre galerie. La ville est mitée de ces souterrains, égouts, tuyaux, lignes électriques, conduits de gaz, anciens boyaux de mine. Des milliers de percées sous les rues et les lampadaires, des trous qui n’attendent qu’à engloutir la population.

J’essaie de ne pas penser au patient. À la détonation, à sa tête qui explose au-dessus de moi. Au corps mou, sans vie, qui s’abat sur moi.

Je rentre à la maison. Je vais retrouver Lily. Je dois parler à sa mère des hématomes sur ses bras, ses jambes, son visage. Tirer au clair ce qui se trame dans cette maison pendant que je travaille à l’hôpital.

Techniquement, un accès de somnambulisme à l’âge adulte est possible. Pas naturellement, mais par l’ingestion d’une substance psychotrope. Quelqu’un aurait pu glisser du lithium ou du LSD dans la nourriture du patient. Un accès de folie meurtrière sous acide. Non, cela ne tient pas. Les examens sanguins n’ont révélé aucune trace de drogue. Impossible.

La détonation, le policier qui se précipite, l’arme encore fumante, saisit le cadavre par l’épaule et le tire vers lui.

Partout sur les murs des souterrains, la même humidité qui suinte, les mousses vertes à peine secouées par les vibrations du train, les cafards qui courent dans la lumière jaune-pisse des lampes.

Pas une parole dans ce train, pas un mot échangé, seulement le sifflement léger des écouteurs, la respiration des dormeurs.

Et cette femme somnambule qui titubait sur la plage un couteau à la main. La police a trouvé son mari éventré flottant dans la rivière, son sang mêlé aux algues, les boyaux déjà attaqués par la pourriture. Les rats grignotaient ses joues.

Par la vitre entre les compartiments, j’observe les autres voyageurs. Des rats, vifs et gris, passent entre les jambes des passagers. Tout au bout, par la verrière du conducteur, j’aperçois une vague verte qui envahit le tunnel, fonce sur nous, engloutit le train.

Je me réveille avec un cri. Les regards des passagers se posent sur moi. Une femme obèse, les fesses étalées sur les deux strapontins en face de moi, me fixe sévèrement. Elle fouille dans son sac.

Un hallucinogène. Agit sur le lobe frontal, juste derrière les yeux. Mescaline, harmaline, tryptamine. Perturbe le sommeil paradoxal.

La femme obèse sort une paire de ciseaux, la porte devant ses yeux.

Datura, belladone, mandragore, le marché de la bonne petite sorcière, sources d’atropine garantie 100% naturelle. Des hallucinogènes.

— Vous m’aurez pas, bande de rats !

Un jeune en costume-cravate enfonce de toutes ses forces son parapluie dans le ventre d’une vieille dame très digne dont le chapeau à voilette tombe et roule sur le sol plastique. La pointe traverse le corps frêle et soulève le pardessus, comme un piquet de tente pointe sous la toile. La dame a juste le temps de froncer des sourcils d’un air désapprobateur avant de s’effondrer.

Mescaline, amanite tue-mouche.

Des hurlements qui semblent venir de très loin.

Champignons hallucinogènes. Moisissure, pourriture, la ville se désagrège petit à petit.

Le jeune me désigne de son parapluie gluant de rouge-sang. Il mugit quelque chose et se dirige vers moi. Le métro ralentit.

La femme obèse détend son bras avec une agilité surprenante. Les ciseaux transpercent le ventre du jeune homme. Le sang jaillit, s’étale, écarlate sur le blanc de la chemise.

La rame s’arrête.

La moisissure est partout dans la ville. La porte coulisse.

Je me précipite.

Lily.

5.

Je cours sur le quai, je grimpe les escaliers, je débouche dans la rue. Des rats énormes se pressent autour de moi. Je les évite, je les écarte. Certains se jettent sur moi. Ils veulent ma peau, m’ouvrir le ventre. Dévorer mes boyaux. Je fonce. Je vole.

Je fais coulisser la porte-fenêtre. L’air marin s’engouffre dans la maison en même temps que moi.

Dans la cuisine, Rebecca poursuit Lily autour de la table. J’ai l’impression de revoir un de ces dessins animés de mon enfance dans lesquels le chat pourchassait la souris. Rebecca brandit une baguette chinoise en métal. Lily hurle :

—Maman, maman, non, s’il te plait !

—Vous croyez que vous pouvez me cuisiner et me passer au four, bande de rats ! hurle Rebecca. C’est moi qui vais vous attraper !

Quelque part dans la maison, un bébé pleure. Je suis paralysé, incapable de bouger. Ma fille trébuche sur le pied de table, s‘étale par terre, se retourne. Elle tremble de peur.

Rebecca attrape Lily par les cheveux, la soulève de terre, lève la baguette chinoise à l’horizontal du ventre de ma petite fille.

Lily m’aperçoit et hurle « Papounet ! »

Avec une force qui me surprend, je plante mon stylo dans le dos de Rebecca. Rebecca est un rat. Je lui ouvre le ventre, dans lequel la moisissure s’épanouira bientôt. Je ramasse la baguette en métal.

Quelque part, un bébé pleure.

Gabin, mon fils mort-né, trottine jusqu’à moi. Il est tout petit, ses doigts minuscules se plient et se déplient et pointent vers sa sœur encore allongée sur le parquet. Ses yeux sont bleus comme les miens. Il sanglote. Il dit : « Lily a été méchante avec moi. » Ses tripes pendouillent jusque sur ses petits pieds. Il enroule ses bras autour de mes jambes.

Lily. Elle franchit la porte-fenêtre, saute sur la plage, roule et se relève. Je me lance à sa poursuite. Sa forme sombre s’enfuit devant moi. Ses pieds soulèvent des nuages de sable. Je gagne du terrain. Tout est noir à l’exception de ses empreintes qui scintillent devant moi, trace après trace. Je sais que je suis piégé dans un rêve. Dans un cauchemar. Je sais que Lily doit mourir.

Les spores d’un immense champignon hallucinogène. La moisissure qui court sous la ville a trouvé le moyen d’envahir tout le territoire, de se débarrasser de l’espèce humaine concurrente. Le plus grand être vivant au monde : le mycélium qui s’étend sur des kilomètres.

Je plaque Lily sur le sable. Ses yeux sont tout ronds. Ses incisives ressortent, son museau frétille. Je lève la baguette de métal au-dessus d’elle.

Papounet, s’il te plait.

En un instant, je sais ce que je dois faire. J’ai assisté à l’opération lorsque j’étais interne. Pour soigner les schizophrènes et les névrotiques, pour balayer les hallucinations et les terreurs nocturnes, il était alors conseillé de ravager le lobe frontal. Un coup de pic dans le front, juste au-dessus du nez. Le nom de l’opération est devenu tellement tabou que je mets une seconde à m’en souvenir. Le mot me revient au moment où j’enfonce la baguette dans mon front. Lobotomie.

Je crois apercevoir mon reflet dans le métal enfoncé entre mes sourcils. La lobotomie détruit la capacité à rêver. Ou à plonger dans le cauchemar.

L’hallucination desserre son emprise sur mon cortex, elle semble s’échapper par le trou dans mon crâne. Je me réveille du plus lourd des sommeils.

Autour de moi sur la plage, des milliers de cadavres, des hommes, des femmes, des enfants qui baignent dans une mare de sang. Les pelles, seaux, bouées sont abandonnés à même le sable. Un massacre perpétré par une ville somnambule, transportée dans un autre monde par les spores hallucinogènes. Les ventres sont ouverts, les boyaux s’étalent sur le sable. La moisissure foisonne dans les entrailles des humains.

Un cinquantenaire bedonnant s’approche de nous, opinel à la main, visage crispé, épaules raides, muscles tendus. Je prends Lily dans mes bras.

Je repère un bateau pneumatique échoué sur le sable, au bord de l’eau. Je patauge dans le sang. Un garçon éventré occupe la petite embarcation. Je fais basculer son corps dans l’écume.

—Lily, écoute-moi.

L’homme à l’opinel se rapproche. D’autres somnambules sillonnent la plage.

—Ne me laisse pas, mon papounet !

—Écoute-moi, tu dois ramer le plus loin possible. Tu dois t’éloigner de la ville, tu as compris ?

—Ne me laisse pas, mon papounet !

Je pousse le bateau vers le large. Je sens une pierre sous mon pied.

Je la ramasse, me retourne juste à temps pour fracasser le crâne du somnambule qui s’affale de tout son long, je refrappe sur l’arrière de sa tête, à l’endroit où sa tonsure révèle le cuir chevelu. La peau s’ouvre en toile d’araignée. J’abats la pierre une nouvelle fois et le cerveau jaillit jusque sur mon visage.

Je me relève. La ville toute entière, ses pentes, ses rues, ses maisons sont envahies de moisissure, comme une poudre en dégradé blanc, bleu, vert-algue.

Je n’ai pas vraiment mal quand le pied de parasol me transperce l’estomac. Le sang et les sucs gastriques se déversent sur mes jambes. Je tombe.

Au-dessus de moi, piquet blanc tacheté de rouille à la main, Lily croasse d’une voix pâteuse :

—Ne me laisse pas, mon ratounet.

Signaler ce texte