Watch out!

reiman

Watch out!

Tous les coins de la maison sombraient dans le noir, seul le vestibule en était épargné par une lueur sobre qui marquait la présence de Nathalie dans cette pièce. Elle avait pour seule compagnie sa minichaîne qui prodiguait en écho la chanson de "Watch out" de Raunchy dans toutes les pièces de la maison sans manquer les moindres recoins.

"Watch out!" s'écriait Nathalie en accord avec la chanson tout en se mouvant selon le rythme intense de la musique.

Elle se préparait pour sortir. Un miroir à la main, elle fardait ses paupières d'un noir doux, mais elle ne pouvait s'empêcher de danser. Concentrée maintenant sur ses lèvres à travers son miroir, elle se mettait soigneusement un rouge vif, sans manquer pourtant de marmotter les paroles de la chanson.

Le téléphone sonna. Elle s'interrompit alors et décrocha l'appareil.

—Allô, dit Nathalie.

—Allô, dit une voix à l'appareil.

—Allô, Clément?

Nathalie fronça le visage;  elle comprit que ce n’était pas un ami et "watch out" s'écriait toujours aussi fort dans le vestibule.

—Excusez-moi monsieur, un instant.

Elle attrapa la télécommande et la dirigea vers la minichaîne pour diminuer le volume de la chanson.

—Allô oui, je vous écoute.

Un petit brouillage s'entendit depuis l'appareil.

—Allô! s'exclama Nathalie.

La ligne se coupa. La jeune fille remit indifféremment l'appareil à sa place. Elle allait augmenter le volume de sa minichaîne mais le téléphone sonna encore une fois. Elle reprit l'appareil à son oreille:

—Joyeux Halloween, dit une voix grave et caressante.

—Joyeux Halloween, répondit Nathalie. Qui est à l'appareil?

Un bref instant, puis:

—Aimes-tu Halloween?

—Oui...

—Alors... prépare-toi à t'amuser…

La ligne s'interrompit soudain. Nathalie resta confuse. Un léger sentiment de peur traversa son corps face à cet appel et cette voix qui n'avaient rien de réconfortants. Mais elle sourit enfin:

—Mais qui est cet imbécile qui me joue cette farce?

Dès qu'elle remit l'appareil à sa place, le téléphone sonna de nouveau. Nathalie émit un soupir:

—Oui?

—Allô Nathalie!

—Sarah?

—Je t'appelle depuis un moment, tu parlais avec quelqu'un?

—Oh, c'était une farce stupide…

—Ah, eh bien t'en as de la chance, moi je suis oubliée dans ce bas monde…

—T'es complètement dingue! répondit Nathalie avec un rire. Tu parles de chance, eh bien, la nuit est toujours longue, alors… "watch out"!

Le rire de Nathalie prit un volume plus important. Lorsque ses yeux se posèrent sur l'une des fenêtres longues du vestibule, brumeuses par le froid du dehors, elle aperçut une grande tête noire effrayante collée à sa fenêtre.

Le cœur de Nathalie se contracta brusquement. Figée d'épouvante, elle laissa tomber l'appareil et un cri tonitruant s'échappa de sa bouche. Devant ses yeux grands ouverts, elle vit l'étrange tête se détacher de sa fenêtre. Nathalie se ressaisit et ramassa le téléphone. Et d'une voix tremblante:

— Allô… Sarah?

—Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle, inquiète.

Nathalie osa jeter son regard une autre fois vers la fenêtre. A la place de la tête monstrueuse, elle aperçut la tête d'un jeune homme aux cheveux assez longs en train d'éclater de rire.

—Oh le con, mais c'est Clément, dit-elle à Sarah.

—Eh bien! Il m'avait parlé d'un certain tour qu'il envisageait de te faire, répondit-elle avec un rire discret. Bon alors, je vous attendrai, ne tardez pas.

Nathalie lançait des regards flamboyants à la tête qui était penchée à la fenêtre, riante et triomphante. Sans bouger des yeux, elle raccrocha le téléphone et le remit à sa place, d'une fureur qui s'apprêtait à déborder. Elle avança vers la porte, l'ouvrit avec force et donna tout de suite des coups de poing à la poitrine de Clément.

—T'es vraiment un connard, tu m'as foutu la trouille! lança Nathalie d'une fureur qui, à peine se montrait, se relâchait sous l'étreinte affective de Clément.

—Allons Nathalie, dit-il de sa voix onctueuse, c'est Halloween, cheer up!

—Ah il fait un sale froid, entrons!

Laissant la porte entrouverte, elle se détacha de Clément, avança vers son fauteuil et attrapa son long manteau noir. Elle l'enfila rapidement, suivi de ses bottes aux longs talons pointus.

—Il fallait pas plus de cinq minutes pour me trouver déjà sortie, dit Nathalie avec un regard malicieux…

Elle attrapa la télécommande et éteignit sa minichaîne.

—… mais avec la musique, continua-t-elle, il se fait que nos mouvements sont plus paresseux.

Clément la regardait avec réjouissance. Il la voyait ensuite enfiler son sac noir en cuir à son bras.

—Pas la peine de te dire ce que j'ai dans mon sac, dit Nathalie avec intérêt. J'ai des crocs à te manger cru.

—Tu me fais peur… répondit Clément, toujours avec sa mine réjouie et de sa voix onctueuse.

Cependant, ce qui faisait réellement peur — et Clément l'avait bien réalisé — c'était l'atmosphère fantastique et pétrifiante qui régnait sur la Place des Quinconces et devant laquelle Nathalie et Clément restèrent abasourdis. D'ailleurs, on avait l'impression que la place réunissait les créatures monstrueuses du monde entier tellement elle était gorgée de gens qui, ne manquant guère d'inspiration, vêtaient leurs corps de déguisements très divers. Si divers même que la colonne des Girondins avait la vue sur un spectacle totalement paradoxal. En effet, les vampires, les sorcières, les zombies, les fées, les démons, les anges, tous cohabitaient mystérieusement ensemble dans cette nuit redoutable. La place était illuminée par des projecteurs et animée par une bande musicale qui jouait principalement sur la batterie et la guitare électrique dans un thème de têtes de citrouilles lumineuses vampiriques.

—Waw! s'exclama Nathalie avec excitation. Ça c'est une soirée digne d'Halloween, vraiment! Ça va être une soirée inoubliable!

La foule se laissait caresser par une lumière orangée depuis les projecteurs installés. Pourtant, une grande partie restait plongée dans l'obscurité, insuffisante toutefois pour dissimuler les têtes chauves de troll, les mâchoires aux dents saillantes, les visages défigurées, les yeux globuleux, les têtes sardoniques de clown et les figures blanchâtres aux mâchoires de requin. Pourtant, c'était bien ce qui rendait ces figures plus effrayantes; le fait qu'elles n'étaient pas totalement dissimulées, ni trop visibles. Ce qui était encore plus effrayant, c'était qu'on ignorait complètement qui se cachait véritablement sous ces déguisements redoutables. Les corps se dandinaient bizarrement et leurs mouvements étaient imprévisibles.

—Brr… lança Nathalie.

—T'as peur? demanda Clément avec un sourire. Attends que je mette mon masque!

—Non, en fait j'ai un peu froid, répondit-elle. Ah ! Je pense que c'est Sarah qui avance vers nous…

Et avec un rire sympathique:

—Oh le joli déguisement de papillon!

Sarah montrait deux petites ailes de papillon accolées à son dos. A son visage, un grand dessin exquis contournait ses yeux.

—Hey, enfin vous êtes là! s'exclama-t-elle d'un air ravi.

Clément mit tout de suite sa tête de monstre en guise d'accueil.

—Sacrée tête! dit Sarah.

—Sacrée soirée aussi, répondit Nathalie avec un sourire.

—Eh oui, ma chère amie. Alors, tu ne t'es pas transformée pour cette soirée?

Elle allait répondre mais elle sentit son portable vibrer dans la peau de sa main.

—Allô? dit-elle en s'éloignant de quelques pas.

—Bonsoir Nathalie, dit une voix grave, impénétrable.

—Qui est-ce? répondit-elle d'une mine inquiète.

Clément et Sarah, remarquant une bribe d'angoisse dans le ton de Nathalie, la rejoignirent aussitôt. Dans l'oreille de celle-ci, la voix continuait:

—C'était un bon choix de venir fêter la nuit d'Halloween ici. Mais oseras-tu pénétrer la foule et t'amuser? Auras-tu l'audace, Nathalie?

L'appel s'interrompit. Et d'une voix encore plus angoissée:

—Clément, j'avais cru que c'était toi qui m'avais fait tout à l'heure la farce du coup de fil!

—Moi? Non pas du tout…

—C'est la même voix… c'est son second appel…

—Qu'est-ce qu'il te racontait? demanda Sarah.

—Il essayait de me foutre la trouille… Il me disait si j'oserais rejoindre la foule…

—Ah je vois, dit-elle avec un ton de détective. C'est bien quelqu'un présent à cette soirée, qui nous regarde à l'instant même et qu'il essaye de te jouer un tour!

—Mais qui?

—David, lança Clément. On lui avait parlé un jour de cette soirée d'Halloween qui aura lieu à Quinconces.

—David est en Espagne, tu l'as peut-être oublié?

—Oui, mais peut-être qu'il est revenu, répondit Clément. Et qu'il ne nous l'a pas dit, ajouta-t-il pour précision.

—T'as peut-être raison, dit finalement Nathalie avec un léger sourire inconfortable. Il est connu pour ce genre de farces...

Le portable de Nathalie sonna encore une fois. Cette dernière resta immobile, ne sachant quoi faire.

—Eh bien si c'est David, dit Sarah avec une pointe de colère, c'est le moment de lui faire entendre ce qu'il mérite.

Elle arracha alors le portable de la main de Nathalie et se précipita de répondre:

—Qu'est-ce que tu crois fabriquer avec ces farces à la con! brailla-t-elle. T'as toujours pas changé? Arrête tes conneries, on t'a bien deviné et on sait que tu es là, alors montre-toi. Hasta luego!

Et elle coupa l'appel.

—Maintenant qu'il saura qu'il n'est pas drôle, dit-elle, il va finir par se montrer.

Elle attrapa la main de Nathalie et l'entraîna vers la foule dansante sous les frappes de cymbale.

—Allons s'amuser! s'écria Sarah.

Nathalie se laissa entraîner et ses angoisses s'estompèrent sous l'effet de la musique.

—Eloignons-nous de Clément, lui dit-elle avec enthousiasme. Je veux le surprendre!

Elles se faufilèrent hasardeusement parmi les créatures fantastiques pour se soustraire à sa vue. Depuis son sac, Nathalie fit alors sortir un masque noir aux bouts pointus et le mit sur ses yeux, puis, devant l'ébahissement de Sarah, elle contracta ses lèvres rouges et révéla des canines saillantes.

—Je suis déguisée en "fille vampire rebelle" pour cette soirée!

Elle montra à Sarah deux dagues argentées attachées à ses cuisses qui se cachaient sous son manteau en cuir.

—Ce sont des vraies? demanda-t-elle, ébahie.

—Je ne te le dirais pas! répondit Nathalie avec un rire de prévalence.

Et elle ajouta d'un air important:

—"La fille vampire rebelle" enfonce ses canines dans la peau de ses proies puis utilise ses dagues pour arracher leur cœur.

La lumière des projecteurs s'estompa soudain. La foule se trouva dans un noir presque total. Des "ouuuuh!" résonnèrent dans l'air accompagnés d’une musique lente, angoissante.

Clément se retournait dans tous les sens au milieu de la foule, cherchant à rejoindre Nathalie et Sarah. Il se sentait perdu, et à travers les deux trous de son masque, il apercevait ces créatures effroyables dans le noir qui l'entouraient, et il avait cette forte impression qu'ils le guettaient, cherchant la moindre faille de masque pour bondir sur lui et le dévorer.

Soudain, une agitation anormale de la foule s'éveilla en un point. Puis, un cri tonitruant s'entendit, suivi de paroles et d'appels de confusion et de terreur. Clément tressaillit. Puis il se fit bousculer. On dirait que certains se précipitaient de s'enfuir, de s'éloigner le plus loin possible.

Nathalie pencha la tête devant; à ses pieds, un corps fin, immobile, inerte, jonché sur le sol, dans l'ombre; le cou maculé de sang, comme agrafé, la poitrine en fente, bavant le sang, et l'on dirait un papillon ayant heurté un rasoir tranchant. C'était le corps de Sarah.

—C'est elle! s'écria une voix.

Nathalie redressa sa tête masquée, la bouche ouverte, muette. Elle vit un doigt pointé en sa direction et des figures fantastiques fixées sur elle, frappées d'horreur, de méfiance, mais aussi, d'une indignation immense qui cherchait le courage suffisant pour dévaster.

—Oui, je l'ai vue, c'est elle qui a fait ça! cria une autre voix, haletante.

Nathalie secouait sa tête:

—Non… non, balbutiait-elle.

Elle recula de quelques pas, sentant comme des lances effilées pointées à son visage. Incapable d'y résister, elle bougea pour s'éloigner des lieux et le cercle déguisé qui l'entourait s'ouvrit instantanément sous l'effet de leur immense méfiance qui brava leur indignation. Elle se trouva dans une brise de soulagement en apercevant une physionomie masquée qu'elle reconnut; Clément. La mine secouée, la vision troublée, elle s'accapara de son bras et l'entraîna dans sa marche. Fuir, fuir; c'était ce qu'elle avait en tête.

Dans la Place des Quinconces, la foule se dissociait dans une atmosphère de désarroi. Devant la colonne des girondins, c'était la terreur qui venait de s'abattre, sans avis préalable, implacable.

Nathalie marchait avec Clément le long de la Garonne. S'étant débarrassée de son masque fin de son visage et de ses canines saillantes, elle démasquait une pâleur cadavérique et une figure humaine pitoyable. Clément ne disait aucun mot, ce qui accentuait l'établissement d'un silence funéraire. Seuls les talons de Nathalie perçaient. Celle-ci, à présent, éclatait en sanglots saccadés.

Clément et Nathalie s'éloignaient de plus en plus. La nuit n'avait rien perdu de sa noirceur. Même, elle paraissait plus noire, et le silence plus silencieux, plus funéraire… et l'atmosphère plus glaciale, plus sinistre. La Garonne couchait avec grande méfiance, redoutant le pire.

Nathalie s'arrêta soudain, prenant conscience de l'étrangeté de Clément. Celui-ci pivota vers elle, son masque toujours attaché à son visage. Nathalie le regardait, comme tentant de pénétrer son masque pour disséquer ses regards. Puis tout-à-coup, son portable sonna. Elle baissa son regard vers l'écran: "Clément appelle". Le cœur de Nathalie bondit. Avec un léger tremblement, elle leva son portable à son oreille, ses yeux fixés sur sa mystérieuse compagnie, et elle entendit la voix de Clément, enfin:

—Allô Nathalie où es-tu?

Le cri d'épouvante que Nathalie domptait en son intérieur s'échappa de toute sa force. Clément sursauta. Il lâcha son portable et son masque de ses mains et accourut vers la source éventuelle du cri qui, de son intensité, put lui parvenir. Il traversa la ligne du tramway, gagna le quai de la Garonne et lança son regard au loin. Oui, quelque chose se mouvait là-bas. Clément courut alors à toute vitesse le long du fleuve. Puis enfin, il s'affala sur le sol, frappé d'horreur. Nathalie était par terre, le cou transpercé de sa propre dague argentée, se trépidant de douleur, les yeux ouverts, dégurgitant le sang.

Avec des yeux troublés de larmes, d'un désespoir extrême, d'un visage pénétré d'horreur et de désarroi, Clément s'immobilisait près du corps de Nathalie.

Au moment où le bras de celle-ci se levait vers la dague et la retirait insensiblement de son cou, Clément apercevait au loin une petite silhouette qui se mouvait lentement en sa direction, mais ses larmes figeant dans ses yeux, il ne pouvait la discerner. Il put toutefois entendre crier fortement une voix désespérée: "Clément, sauve-toi! C'est pas moi qui ai à côté de toi!". Il crut un moment être sous l'effet d'une illusion car la silhouette s'éclaira et c'était Nathalie qu'il voyait, boitant vers lui, accablée. Celle-ci voulut crier encore une fois "sauve-toi" mais c'était "watch out" qui sortit de sa bouche cette fois, incessante, forte et résonnante. Or, Clément avait déjà le cou transpercé par la dague.

Se défaisant de l'apparence de Nathalie, l'assassin se révéla, à sa vérité monstrueuse, surplombant Clément qui paraissait comme un petit insecte prêt à être sucé de son sang.

Nathalie, la mine anéantie, tira depuis sa cuisse la seule dague qu'elle lui restait et la saisit avec force, prête à l'enfoncer une deuxième fois dans le corps de son maudit appelant.

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