le funambule endormi

amelie

Je travaillais tôt, à cette époque, j’avais trouvé un petit boulot dans une maison de la presse en plein quartier latin. C’était à une bonne demi-heure à pied de chez moi, mais je préférais perdre du temps à marcher que de me couler dans les souterrains de la ville, surtout que depuis quelques jours, ma petite promenade matinale avait des allures de cartes postales, avec ce soleil rasant qui montait dans le froid. C’était le matin d’une nuit trop courte, quand le réveil ne réveille rien, je m’étais sans doute couchée tard et je n’avais pas dormi, ou très peu. J’aime bien faire ça, rétrécir mes nuits, le matin, je me sens comme une autre personne qui ne se reconnaît pas dans la glace, qui boit son café les paupières lourdes, et j’aime me sentir flotter toute la journée dans un brouillard, au milieu duquel je sens confusément mes yeux mouillés qui s’accrochent aux choses qui se dérobent tout autour, et j’ai l’air de traîner mon propre corps comme une vieille couverture.

Ce matin-là je savoure le spectacle de Paris qui se remet à vivre. Au fil du chemin, je croise des êtres de la nuit, poussiéreux et maussades, solitaires, rentrer je ne sais où, ou continuer dans le jour leur errance infinie. Je croise aussi des gens plus réveillés, imbibés de café, maquillés et pressés, qui comme moi ont des choses importantes à faire et qui si tôt ont déjà commencé leur course effrénée. Là-bas, un marchand de quatre saisons pousse un grand chariot dont le grincement des roues résonne jusqu’au ciel. Deux ouvriers sur des échafaudages se disputent, en mélangeant des mots arabes à leurs phrases en français. Plus loin, une couturière souriante ouvre la porte de sa petite boutique. Je quitte les méandres des petites rues qui se serrent en accordéon entre la rue de Rivoli et les Halles, et j’arrive au carrefour entre Rivoli et la rue du même nom que le musée où elle conduit : le Louvre. J’admire alors cette nef dressée vers le ciel, entourée du flot des voitures qui glissent tout autour d’elle. Le soleil bute en plein sur ce bout de façade brune. Le vent soulève mes cheveux, je suis entre le soleil de vie et l’Histoire des arts, entre le sommeil et la conscience. Et à bien y repenser ce que j’ai vu et vécu alors n’était peut-être qu’un songe. Mais non, bien sûr. Le trajet que mes pieds connaissent par cœur me conduit du Louvre vers la Seine. Là, je longe les hauts remparts de l’ancienne citadelle qui donnent sur les anciennes douves.

C’est là que je l’ai vu. Une masse, que j’ai prise d’abord pour une couverture abandonnée, se tenait là, sur le rempart, à deux millimètres du précipice. Plus je m’approchais, plus je réalisais que cette masse informe était en réalité un être humain, et lorsque j’ai été à deux pas de lui j’ai même vu sa face rougeaude, aux cheveux broussailleux et à l’hygiène douteuse, qui dépassait d’un sac de couchage. Un homme dormait là, la croupe courbée dans le vide. J’ai jeté un œil étonné, et j’ai continué ma route, mes pieds savaient qu’il fallait continuer sinon j’allais être obligée de me dépêcher. Mais tout en continuant de marcher j’ai pensé à ce pauvre bougre qui risquait beaucoup à continuer à dormir dans cette position hasardeuse. Qu’avait-il eu besoin de s’installer là? J’ai peu l’habitude de prendre des initiatives dans ce genre de circonstances. Mais là, je ne sais pas pourquoi, le matin, si propice aux bonnes résolutions, l’église de Saint-Germain, qui sonne sept heures, juste de l’autre côté de la rue, tout cela condensé en un seul moment m’a poussé à rebrousser chemin. Je me suis arrêtée devant la masse qui gesticulait en dormant. Autour de moi, personne. Alors du bout des doigts, je touche l’épaule de l’homme et commence à murmurer d’une voix hésitante : « Monsieur, monsieur, il faut vous réveiller ! » Un grognement me répond, suivi d’un soubresaut qui agite tout son corps, et là, je dois m’accrocher à lui de toutes mes mains pour qu’il ne fasse pas une culbute ! Dans cette étreinte, l’homme ouvre un œil de sa face avinée et je me prends son haleine atroce en pleine figure. Il se redresse sur un coude, les yeux tout collés, et là je lui dis en bredouillant qu’il ne doit pas dormir là, qu’il risque de tomber en arrière, dans les douves, et qu’on le retrouverait un peu plus tard tout au fond du trou, les os rompus. L’homme, grognant toujours, jette un œil torve sur sa bouteille vide, qui a déjà dévalé la pente et s’est brisée en bas en mille morceaux. Puis il me regarde, apparemment mécontent, et commence à me parler d’une façon brutale, dans une langue étrangère, vraisemblablement du russe. Il répète plusieurs fois la même suite de sons avec colère et dépit, et moi, je continue en tremblant à lui dire de changer de lieu, lui indiquant du doigt la direction des petits labyrinthes de buissons juste à côté de l’école du Louvre, qu’à sa place, j’aurais sans doute choisis.

Le voyant se lever péniblement tout en rempaquetant ses affaires, je me dis que le danger est écarté et je recule lentement en lui faisant un signe de la main qui à mon sens veut dire « salut », ou « pas de quoi me remercier », même si je vois bien que je n’existe déjà plus à ses yeux.

Mes pieds reprennent tant bien que mal leur fonctionnement machinal, mais je dois attendre un peu, devant la Seine qui me tend les bras, que se calment les battements de mon cœur. Tout à fait réveillée maintenant, je réalise que je vais être en retard au boulot, alors je me dépêche, je file, je fuis, je ne pense plus à rien qu’à cette face chiffonnée qui ouvre sur moi des yeux jaunes alors que je lui sauve la vie. Oui. Parce que même s’il n’y a aucun risque un jour que cet homme me remercie, je lui ai sauvé la vie. Mon cœur bondit dans ma poitrine, mais après coup je me dis que si je ne l’avais pas dérangé, il n’aurait peut-être pas eu ce geste brusque qui avait risqué de le plonger dans le vide. On ne sait pas. Mes pieds rue Dauphine sautillent gaiement sur le pavé. J’ai peut-être sauvé un homme.

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