Le gazon des fous

Cathy Galliègue

Extrait du roman du même titre, à paraitre chez...?

Ce matin, je me suis réveillé tout habillé dans mon canapé miteux défoncé, tellement plus moelleux que mon matelas flanqué au sol. Ce canapé, j'y passe presque chaque instant de mes jours, de mes nuits, il ne manquerait plus qu'un peu de d'herbe sèche pour qu'il soit un nid. Comme un oisillon qui ne sait pas voler, je m'accroche au bord pour ne pas m'écraser au sol. Là, sur mon promontoire qui bouloche, enfoncé dans les salissures incrustées, au creux de ma paillasse, le sol ne m'atteint pas, mais l'horreur plane.

La poussière dorée dans un rai de lumière, c'est comme un couloir entre la nuit et le jour. Je n'ai jamais accroché de rideaux aux fenêtres, je n'ai jamais nettoyé les vitres, je n'ai jamais rien nettoyé.

À la télé, restée allumée sans doute toute la nuit, une blonde qui en fait trop et un vieux beau grisonnant impeccable présentent un liquide miracle dans une petite fiole. Photos à l'appui avant/après, les promesses de fonte graisseuse  sont extravagantes, sans aucun régime ni effort. Et ils sont euphoriques les deux américains doublés grossièrement, grassement, et ils ont les dents très blanches, ils ont le teint trop bronzé aussi. 

J'ai touché mes côtes. Pas de gras, rien à faire fondre, rien à attraper ni à dissoudre, à part peut-être moi tout entier. Les autres doivent avoir raison. Beau corps, belle gueule, mystérieux sur les bords, un peu écorché vif, un vrai piège à filles. Mais des filles, et puis des femmes, je n'en ai pas eues. Ou alors juste une nuit, une semaine, pour faire comme tout le monde. 

Une seule s'est accrochée malgré mon indifférence absolue. Elle était ma distraction, j'étais son premier amour. 

Mathilde. La pauvre.


J'ai éteint la télé. J'ai regardé longtemps le plafond. Il est jaune, de ce jaune de nicotine, un jaune qui a une odeur sale, la couleur de poumons malades. Et puis les murs. Un vieux papier peint qui fut blanc sans doute, un jour. Un papier à relief que j'aime bien toucher, le bras en arrière, quand je suis effondré. Je passe doucement le doigt sur chaque motif et j'imagine d'autres dessins, d'autres formes, c'est presque doux à force d'avoir été touché, toujours au même endroit. Bordel dans cet appart. Non, bordel, ça fait presque vivant. Ici, c'est le néant. La vaisselle s'empile dans l'évier gras, la cuisinière est maculée de projections jaunâtres. Ça pue. Ça pue la solitude et la crasse. Sur le tapis dégueulasse, des chaussettes, une bouteille vide, ma ceinture, le petit ours oublié par mon neveu, un vieil album photos, des miettes, des taches, du croustillant sous les pieds nus. Et j'ai honte de ne même pas avoir honte.

Vestiges de ma triste existence, comme autant de preuves de mon inutilité. Je suis navré, mais impuissant. Je me dégoûte, mais j'ai l'habitude. Dans une lassitude immense, je me lève, je ramasse ma ceinture, une belle ceinture en cuir tanné par les années. En me relevant, je croise mes yeux dans le miroir. Plus bas, il y a ma mâchoire carrée, ma barbe de plusieurs jours, ma maudite gueule de ravageur de bistrots, de joueur de tarot, de ramasseur de belles filles. Cette gueule là ne mérite pas d'être vue, et surement pas d'être aimée. Elle déchire les yeux de celles qui s'y attardent, elle leur font imaginer une âme damnée, un trésor enfoui, un secret magnifique. Elles croient qu'en ouvrant ma bouche du bout de l'ongle, en enfouissant leur langue contre mes joues, en léchant mes dents, absorbant ma salive, m'insinuant la leur, elles croient pouvoir révéler ma substance, m'étourdir, me faire naitre à leurs soupirs. Elles se trompent. Il n'y a rien derrière. Cette gueule là, on peut juste l'écrire. Et puis la déchirer.


Demain, je ne verrai pas la blondasse à la télé, je ne verrai plus s'étaler devant mes yeux vides le désastre de ma déchéance, je ne subirai plus le défilé quotidien de mes potes de toujours qui croient encore que leur présence me rassure. Je n'aime personne. Je ne les aime pas et je ne m'aime pas. 

Je laisse la porte entrouverte en permanence pour ne pas être obligé de me lever. Ils n'ont qu'à la pousser, entrer, poser une bouteille sur la table encombrée, s'asseoir, parler dans le vide, ouvrir les fenêtres pour faire entrer un peu d'air frais dans la puanteur, et repartir en laissant ouvert derrière eux. Et que je ne sois pas obligé de me lever.

Finalement, c'est plus joyeux que douloureux et même si mes yeux dégueulent jusque dans ma bouche, si je tourne en parlant seul dans ce cloaque en m'abreuvant de gin, si je cherche l'ultime courage de me détruire encore une fois dans l'espoir vain de te dégouter, et que tu foutes le camp de ton plein gré, je te le dis, non, je te le beugle, ce soir je serai le plus fort !

Tu n'es qu'un mirage, je le sais ! C'est fini, je ne te nourris plus, je ne suis plus ta marionnette, je ne t'héberge plus. 

J'ai passé la journée à picoler. Je ne crains pas l'anéantissent massif, je n'ai pas peur de la destruction déjà en marche de mon foie, les effets secondaires de l'alcool sont bien moins douloureux que l'effet originel de la vie. Me côtoyer m'effraie, les degrés engloutis apaisent la bête, la font chanceler, elle s'écrase gentiment, elle se tait et desserre l'étreinte autour de ma poitrine. Parfois même, je souris.

Le soir est venu, je n'ai pas vu passer le jour. Tant mieux. Quelqu'un a poussé la porte. Ce n'était vraiment pas le moment. J'avais dépassé largement la limite, j'ai bien cru à un mirage, à une farce de mon esprit clapotant dans le trop plein.

Combien d'années que je ne l'avais pas vue ? J'ai eu envie de la prendre dans mes bras et cette fois, c'était une envie vraie, une envie désespérée. Elle avait les doigts tout blancs, tout froids, et sur le bord de ses cils, il y avaient des petites gouttelettes qu'elle essuyait avec un coin de son foulard en souriant. Je lui ai posé beaucoup de questions, je l'ai serrée trop fort, trop mal, j'ai parlé dans le désordre, les mots emmêlés dans mon haleine de poivrot. Elle a lavé un verre dans l'évier, elle s'est servi et on a trinqué. Je l'ai trouvé belle, Mathilde, c'est normal, elle a un mec formidable qui s'appelle Gaspard. Alors elle est belle.

Tchin !  Mathilde, à ton bonheur, tu le mérites ! Elle m'a donné son numéro de téléphone, m'a dit qu'elle repasserait un de ces jours, m'a embrassé la joue et s'est levée.

« Laisse la porte ouverte », je lui ai dit.

Assis en tailleur sur le canapé, ma ceinture entre les doigts j'enfile l'extrémité dans la boucle, je fais coulisser, je vais et je viens, j'observe le cercle, j'évalue, je me prépare. Encore un peu de gin. Au goulot.

C'est maintenant. C'est enfin. 

Je me lève, je passe le bout de ceinture au-dessus de la porte, je la claque, je glisse ma tête dans le noeud coulant, la boucle appuie sur ma trachée, quelques centimètres seulement me séparent du haut de la porte. Plus le moment de penser. Je fléchis les genoux, ça serre plus fort, j'ai peur, je m'écroule sur moi-même, me laisse glisser de tout mon poids. 

Mon cerveau dit non, mes mains essaient de trouver un espace entre ma gorge et le cuir. Ça y est, je sens mon corps gagner sur mon esprit, le lourd et le néant, la lutte est déloyale, c'est perdu d'avance. Face à moi, je ne vois plus que ce dessin que j'ai scotché au mur un matin de désespoir, un matin comme les autres.  Sur une feuille Canson A3, j'avais encore dessiné un cercueil, vraiment très bien réussi, je commençais à maitriser le sujet. J'ai ajouté une plaque sur le couvercle avec mon prénom, mon nom, ma date de naissance et dessous, un point d'interrogation. Et une citation comme je les aime, inscrite au marqueur avec ma plus belle écriture. 

Ma mère a été horrifiée la première fois qu'elle est venue dans mon trou à rat et qu'elle est tombée nez à nez avec mon oeuvre. 

L'affiche me regarde de travers, elle me donne raison, elle hoche la tête en approuvant: T'as raison mon gars, « L'espérance est une insulte à l'instant* ». Je ne l'avais jamais aussi bien comprise qu'à cet instant… justement.


* Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie.

  • jolie plume désespérée et alerte,,, j'aime

    · Il y a environ 8 ans ·
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    Patrick Gonzalez

  • Une écriture tendue, nerveuse, comme à bout, haletante, comme celle d'un homme qui est au bout de la corde...il y a du vécu ça se sent...

    · Il y a environ 8 ans ·
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    arthur-roubignolle

    • Je te jure que je ne me suis jamais pendue ;-) Merci pour ton appréciation.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Cathy tshirt

      Cathy Galliègue

    • Je m'en doute, mais je me doute aussi que tu as du connaitre des désespérés dans ta vie. Je me trompe?

      · Il y a environ 8 ans ·
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      arthur-roubignolle

    • Un homme s'est pendu, oui. Je l'aimais beaucoup.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Cathy tshirt

      Cathy Galliègue

    • Je suis triste de l'apprendre, c'était probablement,t quelqu'un de bien, c'est très dommage. Il vit désormais par l'amour que tu lui a porté. Paix à son âme.

      · Il y a environ 8 ans ·
      P1000170 195

      arthur-roubignolle

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