le goût du paradis

irenemoi

Le goût du paradis

L’adresse du paradis ? 48°-51’ 40’’ N 21’ 57 ‘’E plus une quinzaine de mètres au-dessus du niveau de la mer, soit 6 étages de raidillon d’un vieil escalier du Marais. Le mollet se crispe, le dos se creuse, le souffle se fait court… mais le petit enfer vaut bien la vue sur le paradis qui s’offre immédiatement au regard en ouvrant la porte d’entrée. On a beau être prévenu, l’avoir vue des centaines de fois, la magie opère comme au premier jour.

Pour décrire celle qui est devenue notre port d’attache, je pourrais énumérer ses qualités « patrimoniales » : 11 mètres carrés pris entre trois murs, exposition sud, vue sur les toits, ouverture de plain pied sur la cuisine et le salon, caillebotis de teck au sol et claustras blancs côté rue mais qu’est-ce que ça dirait d’elle ? Je préfère raconter qu’au premier regard, ce fut un grand tremblement entre elle et nous, comme un coup de foudre qui vous fait croire à l’éternité. Cette terrasse semblait avoir une âme qui s’accordait exactement à la nôtre. Tandis que l’agent immobilier débitait son argumentaire sur l’appartement, le prix au mètre carré, les travaux à prévoir… nous, nous ne voyions qu’elle. Fascinés. C’était un matin de printemps, ses coulées de chèvrefeuille exhalaient des odeurs délicates, elle semblait nous accueillir d’un sourire radieux. D’habitude imbattables sur les questions que tout acheteur potentiel et raisonnable doit poser, cette fois-là, nous étions muets. Non, non tout était parfait.  Ou plutôt, plus rien n’avait d’importance, ni l’’appartement trop petit, ni les travaux trop lourds… elle était là, c’était suffisant. En une fraction de seconde, nous avions senti qu’elle était tous les paradis que nous avions rêvés, tous les rêves que nous avions forgés, tous les paysages que nous avions aimés… qu’elle serait nos jardins de Babylone, notre merveille suspendue en plein ciel.

A peine était-elle passée sur les fronts baptismaux des actes notariés que l’appartement avait pris son nom : « Tu passes à la terrasse ? … Tu veux voir la terrasse ? … On se fait un plan bronzage sur la terrasse ?... »  Au fil des saisons, elle est devenue notre île, celle où l’on aurait voulu se réfugier en cas de malheur « si tu étais sur une île déserte, qu’emmènerais-tu ? » sauf que sur elle, on n’aurait rien emmené parce qu’elle nous offre tout. A hauteur du ciel, elle est notre terre. A hauteur des nuages qui défilent, elle est notre point d’ancrage, notre oasis. Là-haut, à part le bonheur pur, rien ne peut nous atteindre,  même pas les bruits de la rue qui montent jusqu’à nous, légèrement ouatés. Elle nous aspire, nous  dépose sur les rives de la félicité toute simple.  Nous voilà, nous parisiens, admirant le vol d’un papillon, d’une abeille, faisant rouler avec délice dans notre bouche pour mieux les savourer des expressions de jardiniers : « il faut tailler le rosier, regarde les bourgeons, le printemps est en avance, il va geler », retrouvant le temps ancestral de l’aube ou de la fin d’après-midi parfaites pour arroser., on ne céderait notre place pour rien au monde. Aucun jus de parfumeur ne vaut ces odeurs d’humus, de feuilles, de fleurs qui s’élèvent de ses jardinières où poussent des trésors d’herbes folles et sauvages sur des mottes ramenées de Bourgogne ou de Provence. Il suffit de fermer les yeux, de respirer la lavande qui explose en mauve, de froisser le thym, le romarin, le bouquet de basilic, les fleurs de laurier rose pour entendre chanter les cigales, s’imaginer traversant un  champ d’olivier… Parfois, un énorme pissenlit porté par le vent s’invite dans un pot. Nous attendons avec l’impatience d’une naissance que sa fleur jaune se transforme en plumeau à balayer d’un souffle. Le vœu qui l’accompagne est toujours le même : que cela dure toujours.

Le coup de foudre du premier jour a tenu ses promesses, s’est transformé en émerveillement permanent. Notre terrasse a même réinventé notre vocabulaire urbain. « Mets-toi de la crème solaire tu vas cuire, attention, le feu n’a pas pris dans le brasero » autrefois rangés avec les affaires d’été sont devenus notre quotidien. Elle nous a appris à cultiver l’art de l’indolence, à le pousser à son niveau d’excellence. Le seul gros, gros effort que nous nous accordons quand nous sommes à l’abri de ses claustras est de dérouler parfois l’auvent.  Arc-boutés comme des marins hissant la grand voile, nous tournons la manivelle rouillée comme si nous préparions le départ pour le plus beau des voyages : le voyage immobile.

Affalés dans un transat, sur une serviette, un bon bouquin à la main, des amis à portée de voix, on se livre corps et âmes aux ardeurs solaires, à la caresse de la brise. Parfois, c’est le tintement des glaçons qui nous tire soudain de notre torpeur, la faim « qui est-ce qui se lève pour aller chercher des olives ?… » ou les criaillements des moineaux sur la cheminée à côté. Si la société des humains nous apparaît en contrebas, la  leur est à notre hauteur. Les amours, les premiers vols, les coups de bec maternels pour pousser le petit empoté, calmer la tête brûlée, on a droit à tout. Même à leurs bains de soleil ou leurs plongées en rase-mottes sur la terrasse pour boire au robinet en fin de journée d’une belle journée d’été. L’âme et chaque pore de la peau en paix,  nous attendons le signal du parfum des roses. Voluptueusement gorgé de soleil lui aussi, il annonce la tombée de la nuit, l’heure d’allumer les photophores et la cordée de lampions… Immanquablement, quelqu’un murmure dans un étirement de bien-être « oh, qu’est-ce qu’on est bien sur cette terrasse !... »

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