Le joueur de mandoline

Caroline Bragi

Ce soir-là, dans la grande salle du conseil, il y avait comme un parfum d’ébullition : les marqueteries  avaient été cirées, les tapisseries dépoussiérées  et les lustres crachaient, dans leurs cascades de diamants, une tension excessive. Toute la belle population, toutes les têtes pensantes, tous les artistes cabotins, les acrobates de la rhétorique, toutes les grandes statures de l’est de la mégapole étaient là, dans la laine vierge et la soie, dans les coutumes trois pièces de leurs plumages sur mesure.

L’heure était grave, la soirée importante. Nous ne pouvions pas en douter : une douzaine de pantins aux gants blancs et à la plume d’autruche avaient tiré les lourds rideaux de velours sur les larges baies vitrées pour en  interdire l’accès à d’éventuelles curiosités extérieures. La nuit tombait très tôt désormais, nous savions à quel point nous devions nous protéger des rôdeurs, des regards inquisiteurs de nos contemporains et de cette sècheresse ambiante, ce sirocco brûlant qui accablait notre si belle cité séculaire. Ici nous étions bien : de petits ventilateurs diffusaient une légère bruine et les premiers cocktails –avec du sucre colorés sur le bord des verres- étaient au comble de la fraîcheur et du raffinement.

C’était ma première fois, ma première entrée dans le luxueux salon baroque de la salle de conseil, autant dire que j’étais aux anges, littéralement émerveillé par la grandeur, par l’importance et le visage solennel du lieu : tapis rouges, hautes cheminées chapotées de blasons, l’alignement luisant des volumes en cuir de la bibliothèque et la découverte émue des bustes de granit de nos illustres prédécesseurs. J’étais comme eux, comme tous ceux qui ce soir avaient été conviés : j’étais un musicien. Moi, mon truc, c’était la mandoline. Il y avait fort longtemps que mes doigts grattaient, pinçaient la corde et le bois gagnant de mois en mois, de lunes en rotation de soleils toujours plus d’agilité, de vitesse de déplacements et grappillant sans cesse de nouveaux accords pour percuter mon auditoire. Ils étaient de plus en plus nombreux à chavirer à l’écoute de mes constructions sonores, à se laisser séduire par la douceur de mes arpèges où l’énergie de mes pizzicatos. A tel point qu’il y a quelques semaines, par le biais d’une mélodie évoquant le bonheur, la sécurité et un brin de fraîcheur hivernale, j’ai pu –enfin- conquérir l’écrasante majorité d’un public  dans mon petit quartier natal du sud de la ville.

C’est cette première victoire, ce premier coup d’éclat musico-séductif qui me valait, ce soir, l’honneur d’être accueilli par l’élite des Don Juan musicologues, la crème de la symphonie, la sélection pointue des plus grandes notoriétés musicales de la partie est de la ville. Et moi, jeune louveteau de la mandoline, j’étais là, avec eux !

Brouhaha dans la salle du conseil, les portes à battant de l’entrée principale venaient de s’ouvrir et les convives laissant boissons et portes cigarettes, firent monter une salve d’applaudissements satinés en ouvrant un passage au chef d’orchestre. C’était un petit homme, vif, à la démarche nerveuse, presque électrique, il progressait au milieu des musiciens serrant au passage quelques mains à ses plus fidèles solistes. Je l’avais souvent vu sur les affiches, dans les reportages ou les multiples interventions télévisuelles.  En chair et en os c’était plus fort. Malgré sa petite stature il se dégageait de lui une immense aura et une extrême assurance. Les cheveux bien peignés, costume sombre magnifiquement coupé, boutons de manchettes brillants et un soupçon de fond de teint laissaient un goût frissonnant d’invincibilité. Nous avions besoin de lui, besoin de cette puissance, de ce charisme extrême.

Dans moins de deux ans, désormais, la mégapole devait élire le nouveau chef d’orchestre et il était inconcevable que ce poste princier, le trône glorieux de cet art suprême alliant la divine musique et la douce comédie fusse trusté –que dis-je- usurpé par un de ces pseudo saltimbanques du côté ouest. Ils étaient musiciens eux aussi, toute la ville était gérée par des musiciens, mais ceux-là, ceux de l’ouest, avaient choisi la mauvaise route, ils minaudaient, sur jouaient, enchaînant les partitions mielleuses teintées d’humanisme et de partage : ils étaient pathétiques ! Tellement loin de nos belles envolées lyriques, de nos harpes envoutantes, nos clavecins délicats. Peut-être ne savaient ils même pas ce qu’est un clavecin… Les pitres !

Il fallait donc que nous luttions et aujourd’hui, dans cette vaste salle du conseil, notre bien aimé chef d’orchestre venait annoncer l’équipe qu’il avait choisi et qui lui permettrait –moyennant une séduisante composition- de conserver le trône de notre chère cité pour cinq années supplémentaires. Notre guide a égrainé les noms, un à un : une grosse caisse, des violons, du mélancolique, une harpe, une ballade au piano pour faire pleurer dans les chaumières, les solos rassurants d’une flute traversière et d’une clarinette évoquant cet hiver qui reviendra et cette pluie divine qui soufflera le renouveau pour étancher la soif de nos champs écartelés par la canicule. Quelques bassons, hautbois et puis des cors, des cors de chasse, des clairons mobilisateurs dopés de quelques gouttes d’un accordéon identitaire : subtils dosages. Avec ça, avec une telle symphonie lyrique, avec une telle puissance créatrice entre nos mains nul doute que nos chers concitoyens –dans toute leur clairvoyance- nous mandaterons une nouvelle fois pour diriger les rouages de la cité depuis la salle de conseil, nous laisserons l’honneur de ces murs, de cette odeur de cire, de ces ventilateurs, ces enivrants cocktails. Nous resterons l’élite et moi, habile mandoline, j’en ferai partie intégrante.

Ce matin, pour aller acheter les journaux relatant l’évènement de la veille, je suis passé par la grande place. Ils étaient toujours là, mon grand, mon beau public, desséchés, la peau creusée par la soif, ils marchaient lentement vers leurs occupations quotidiennes les cheveux hirsutes sous la chaleur inamovible. Ils aimaient ma musique. Les journaux sous le bras, j’ai ouvert mon ombrelle et je suis rentré chez moi en prenant une rue parallèle.

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